Georges

Chapitre 18Laïza

Georges, retiré dans l’appartement qu’il avaitfait meubler pour lui dans l’habitation de son père à Moka,réfléchissait à la position dans laquelle il venait de se placer,lorsqu’on lui annonça qu’un nègre le demandait. Il crut toutnaturellement que c’était quelque message de M. Henri deMalmédie, et ordonna que l’on fît entrer le messager.

À la première vue de celui qui le demandait,Georges reconnut qu’il s’était trompé ; il avait un vaguesouvenir d’avoir rencontré cet homme quelque part ; cependant,il ne pouvait dire où.

– Vous ne me reconnaissez pas ? dit lenègre.

– Non, répondit Georges, et, cependant, nousnous sommes déjà vus, n’est ce pas ?

– Deux fois, reprit le nègre.

– Où cela ?

– La première à la rivière Noire, quand voussauvâtes la jeune fille ; la seconde…

– C’est juste, interrompit Georges, je merappelle ; et la seconde ?…

– La seconde, interrompit à son tour lenègre ; la seconde, quand vous nous avez rendu la liberté. Jeme nomme Laïza, et mon frère se nommait Nazim.

– Et qu’est devenu ton frère ?

– Nazim, esclave, avait voulu fuir pourretourner à Anjouan. Nazim libre, grâce à vous, est parti et doitêtre, à cette heure, près de notre père. Merci pour lui.

– Et, quoique libre, tu es resté, toi ?demanda Georges. C’est étrange.

– Vous allez comprendre cela, dit le nègre ensouriant.

– Voyons, répondit Georges, qui, malgré lui,commençait à prendre intérêt à cette conversation.

– Je suis fils de chef, reprit le nègre. Jesuis de sang mêlé arabe et zanguebar ; je n’étais donc pas népour être esclave.

Georges sourit de l’orgueil du nègre, sanssonger que cet orgueil était le frère cadet du sien.

Le nègre continua sans voir ou sans remarquerce sourire :

– Le chef de Quérimbo m’a pris dans une guerreet m’a vendu à un négrier, qui m’a vendu àM. de Malmédie. J’ai offert, si l’on voulait envoyer unesclave à Anjouan, de me racheter pour vingt livres de poudre d’or.On n’a pas cru à la parole d’un nègre, on m’a refusé. J’ai insistéquelque temps ; puis… il s’est fait un changement dans ma vieet je n’ai plus pensé à partir.

– M. de Malmédie t’a traité comme tuméritais de l’être ? demanda Georges.

– Non, ce n’est pas cela, répondit le nègre.Trois ans après, mon frère Nazim fut pris à son tour et vendu commemoi, et, par bonheur, au même maître que moi ; mais, n’ayantpas les mêmes raisons que moi pour rester ici, il a voulu fuir. Tusais le reste, puisque tu l’as sauvé. J’aimais mon frère comme monenfant, et toi, continua le nègre en croisant ses mains sur sapoitrine et en s’inclinant, je t’aime maintenant comme mon père.Or, voilà ce qui se passe ; écoute, cela t’intéresse commenous. Nous sommes ici quatre vingt mille hommes de couleur et vingtmille blancs.

– Je les ai comptés déjà, dit Georges ensouriant.

– Je m’en doutais, répondit Laïza. Sur cesquatre-vingt mille, vingt mille au moins sont en état de porter lesarmes ; tandis que les blancs, y compris les huit centssoldats anglais en garnison, peuvent à peine réunir quatre millehommes.

– Je le sais encore, dit Georges.

– Eh bien, devinez-vous ? demandaLaïza.

– J’attends que tu t’expliques.

– Nous sommes décidés à nous débarrasser desblancs. Nous avons, Dieu merci ! assez souffert pour avoir ledroit de nous venger.

– Eh bien ? demanda Georges.

– Eh bien, nous sommes prêts, réponditLaïza.

– Qui vous arrête, alors, et pourquoi ne vousvengez-vous pas ?

– Il nous manque un chef, ou plutôt on nous enproposa deux : mais ni l’un ni l’autre de ces hommes neconviennent à une pareille entreprise.

– Et quels sont-ils ?

– L’un est Antonio le Malais.

Georges laissa errer sur ses lèvres un sourirede mépris.

– Et l’autre ? demanda-t-il.

– L’autre, c’est moi, répondit Laïza.

Georges regarda en face cet homme, qui donnaitaux blancs cet exemple étrange de modestie, de reconnaître qu’iln’était pas digne du rang auquel il était appelé.

– L’autre, c’est toi ?… reprit le jeunehomme.

– Oui, répondit le nègre, mais il ne faut pasdeux chefs pour une pareille entreprise ; il en faut unseul.

– Ah ! ah ! fit Georges qui crutcomprendre que Laïza ambitionnait le suprême commandement.

– Il en faut un seul, suprême, absolu, et dontla supériorité ne puisse être discutée.

– Mais où trouver cet homme ? demandaGeorges.

– Il est trouvé, répondit Laïza en regardantfixement le jeune mulâtre ; seulement,acceptera-t-il ?

– Il risque sa tête, dit Georges.

– Et nous, ne risquons-nous rien ?demanda Laïza.

– Mais quelle garantie luidonnerez-vous ?

– La même qu’il nous offrira, un passé depersécution et d’esclavage, un avenir de vengeance et deliberté.

– Et quel plan avez-vous conçu ?

– Demain, après la fête du Yamsé, quand lesblancs, fatigués des plaisirs de la journée, se seront retirésaprès avoir vu brûler le gouhn, les Lascars resteront seuls sur lesbords de la rivière des Lataniers ; alors, de tous côtésarriveront Africains, Malais, Madécasses, Malabars, Indiens tousceux qui sont entrés dans la conspiration ; enfin là, ilséliront un chef, et ce chef les dirigera. Eh bien, dites un mot, etce chef ce sera vous.

– Et qui t’a chargé de me faire cetteproposition ? demanda Georges.

Laïza sourit dédaigneusement.

– Personne, dit-il.

– Alors, l’idée vient de toi ?

– Oui.

– Et qui te l’a inspirée ?

– Vous-même.

– Comment, moi-même ?

– Vous ne pouvez arriver à ce que vous désirezque par nous.

– Et qui t’a dit que je désirais quelquechose ?

– Vous désirez épouser la rose de la rivièreNoire et vous haïssez M. Henri de Malmédie ! Vous désirezposséder l’une, vous voulez vous venger de l’autre ! Nousseuls pouvons vous en offrir les moyens ; car on ne consentirapas à vous donner l’une pour femme, et l’on ne permettra pas àl’autre de devenir votre adversaire.

– Et qui t’a dit que j’aimais Sara ?

– Je l’ai vu.

– Tu te trompes.

Laïza secoua tristement la tête.

– Les yeux de la tête se trompent quelquefois,dit-il ; ceux du cœur, jamais.

– Serais-tu mon rival ? demanda Georgesavec un sourire dédaigneux.

– Il n’y a de rival que celui qui a l’espoird’être aimé, répondit le nègre en soupirant, et la rose de larivière Noire n’aimera jamais le lion d’Anjouan.

– Alors tu n’es pas jaloux ?

– Vous lui avez sauvé la vie, et sa vie vousappartient, c’est trop juste ; moi, je n’ai pas même eu lebonheur de mourir pour elle, et cependant, ajouta le nègre enregardant Georges fixement, croyez-vous que j’aie fait ce qu’ilfallait pour cela ?

– Oui, oui, murmura Georges oui, tu esbrave ; mais les autres, puis-je compter sur eux ?

– Je ne puis répondre que de moi, dit Laïza,et j’en réponds ; donc, tout ce que l’on peut faire avec unhomme courageux, fidèle et dévoué, tu le feras avec moi.

– Tu m’obéiras le premier ?

– En toutes choses.

– Même en ce qui regardera ?…

Georges s’interrompit en regardant Laïza.

– Même en ce qui regardera la rose de larivière Noire, dit le nègre continuant la pensée du jeunehomme.

– Mais d’où te vient ce dévouement pourmoi ?

– Le cerf d’Anjouan allait mourir sous lescoups de ses bourreaux, et tu as racheté sa vie. Le lion d’Anjouanétait dans les chaînes, et tu lui as rendu la liberté. Le lion estnon seulement le plus fort, mais encore le plus généreux de tousles animaux ; et c’est parce qu’il est fort et généreux,continua le nègre en croisant les bras et en relevantorgueilleusement la tête, qu’on a appelé Laïza le liond’Anjouan.

– C’est bien, dit Georges en tendant la mainau nègre. Je demande un jour pour me décider.

– Et quelle chose amènera votre acceptation ouvotre refus ?

– J’ai insulté aujourd’hui grièvement,publiquement, mortellement, M. de Malmédie.

– Je le sais, j’étais là, dit le nègre.

– Si M. de Malmédie se bat avec moi,je n’ai rien à dire.

– Et s’il refuse de se battre ?… demandaen souriant Laïza.

– Alors je suis à vous ; car, comme on lesait brave, comme il a déjà eu avec les blancs deux duels, dansl’un desquels il a tué son adversaire, il aura ajouté une troisièmeinsulte aux deux insultes qu’il m’a déjà faites, et alors la mesuresera comblée.

– Alors, tu es notre chef, dit Laïza ; leblanc ne se battra pas avec le mulâtre.

Georges fronça le sourcil, car il avait déjàeu cette idée. Mais aussi, comment le blanc garderait-il lestigmate de honte que le mulâtre lui avait imprimé sur levisage ?

En ce moment, Télémaque entra, les mains surson oreille dont Bijou, comme nous l’avons dit, avait enlevé unepartie.

– Maître, dit-il, le capitaine hollandaisvoudrait parler à li.

– Le capitaine Van den Broek ?demanda Georges.

– Oui.

– C’est bien, dit Georges.

Puis, se tournant vers Laïza :

– Attends-moi ici, dit-il, je reviens ;ma réponse sera probablement plus prompte que je ne l’espérais.

Georges sortit de la chambre où était Laïza etentra, les bras ouverts, dans celle où était le capitaine.

– Eh bien, frère, dit le capitaine, tu m’avaisdonc reconnu ?

– Oui, Jacques, et je suis heureux det’embrasser, surtout en ce moment.

– Il ne s’en est pas fallu de beaucoup que tun’eusses pas eu ce plaisir à ce voyage-ci.

– Comment ?…

– Je devrais être parti.

– Pourquoi ?

– Le gouverneur m’a l’air d’un vieux renard demer.

– Dis un loup, dis un tigre de mer,Jacques ; le gouverneur est le fameux commodore WilliamsMurrey, l’ancien capitaine du Leycester.

– Du Leycester ! j’aurais dûm’en douter ; alors nous avions un vieux compte à réglerensemble, et je comprends tout.

– Qu’est-il donc arrivé ?

– Il est arrivé que le gouverneur, après lescourses, est venu gracieusement à moi et m’a dit :« Capitaine Van den Broek, vous avez une bien bellegoélette ! » Jusque-là, il n’y avait rien à dire ;mais il ajouta : « Est-ce que demain je pourrais avoirl’honneur de la visiter ? »

– Il se doute de quelque chose.

– Oui, et moi, qui, comme un niais, ne medoutais de rien, j’ai fait la roue et je l’ai invité à venirdéjeuner à bord, ce qu’il a accepté.

– Eh bien ?

– Eh bien, en revenant tout ordonner pour lesusdit déjeuner, je me suis aperçu que, de la montagne de laDécouverte, on faisait des signaux en mer. Alors j’ai commencé àcomprendre que les signaux pourraient bien être faits en monhonneur. Je suis donc monté sur la montagne, et, ma lunette à lamain, j’ai inspecté l’horizon ; en cinq minutes, j’ai étéfixé ; il y avait à une vingtaine de milles un bâtiment quirépondait à ces signaux.

– C’était le Leycester ?

– Justement ; on veut me bloquer ;mais, tu comprends Jacques n’est pas venu au monde hier : levent est au sud-est, de sorte que le bâtiment ne peut rentrer àPort-Louis qu’en courant des bordées. Or, à ce métier-là, il luifaut une douzaine d’heures au moins pour être à l’île desTonneliers ; moi, pendant ce temps, je file et je viens techercher pour filer avec moi.

– Moi ? et quelle raison ai-je departir ?

– Ah ! c’est juste, je ne t’ai rien ditencore. Ah çà ! quelle diable d’idée as-tu donc eue de couperla figure de ce joli garçon d’un coup de cravache ? Ce n’estpas poli, cela.

– Cet homme, ne sais-tu donc pas qui ilest ?

– Si fait, puisque je pariais mille louiscontre lui. À propos, Antrim est un fier cheval, et tu luiferas bien des compliments de ma part.

– Eh bien, tu ne te rappelles pas que ce mêmeHenri de Malmédie, il y a quatorze ans, le jour ducombat ?…

– Après ?

Georges releva ses cheveux et montra à sonfrère la cicatrice de son front.

– Ah ! oui, c’est vrai, s’écriaJacques ; mille tonnerres ! tu as de la rancune ;j’avais oublié toute cette histoire. Mais d’ailleurs, autant que jepuis me rappeler, cette petite gentillesse de sa part lui a valu dela mienne un coup de poing qui compensait bien son coup desabre.

– Oui, et j’avais oublié cette premièreinsulte, ou plutôt j’étais prêt à la lui pardonner, lorsqu’il m’ena fait une seconde.

– Laquelle ?

– Il m’a refusé la main de sa cousine.

– Oh ! tu es adorable, toi, ma paroled’honneur ! Voilà un père et un fils qui élèvent une héritièrecomme une caille en mue, pour la plumer à leur aise par un bonmariage, et, quand la caille est grasse à point, arrive unbraconnier qui veut la prendre pour lui. Allons donc ! est-cequ’ils pourraient faire autrement que de te la refuser ? Sanscompter mon cher, que nous sommes des mulâtres, pas autrechose.

– Aussi, n’est-ce point ce refus que j’airegardé comme une injure ; mais, dans la discussion, il a levéune baguette sur moi.

– Ah ! dans ce cas, il a eu tort. Alorstu l’as assommé ?

– Non, dit Georges en riant des moyens deconciliation qui se présentaient toujours, en pareillecirconstance, à l’esprit de son frère ; non, je lui ai demandésatisfaction.

– Et il a refusé ? C’est juste, noussommes des mulâtres. Nous battons quelquefois les blancs, c’estvrai ; mais les blancs ne se battent pas avec nous, fidonc !

– Et lors je lui ai promis, moi, que je leforcerais bien à se battre.

– Et c’est pour cela que tu lui as envoyé enpleine course, coram populo, comme nous disions au collègeNapoléon, un coup de cravache à travers la figure. Ce n’était pasmal imaginé ; et le moyen a, ma foi, manqué de réussir.

– A manqué ?… Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que, effectivement, la premièreidée de M. de Malmédie avait été de se battre ; maispersonne n’a voulu lui servir de témoin, et ses amis lui ontdéclaré qu’un pareil duel était impossible.

– Alors il gardera le coup de cravache que jelui ai donné ; il est libre.

– Oui ; mais on te garde autre chose, àtoi.

– Et que me garde-t-on ? demanda Georgesen fronçant le sourcil.

– Comme, malgré tout ce qu’on pouvait luidire, l’entêté voulait absolument se battre, il a fallu, pour lefaire renoncer à ce duel, qu’on lui promît une chose.

– Et quelle chose lui a-t-onpromise ?

– Qu’un de ces soirs, pendant que tu serais àla ville, on s’embusquerait à huit ou dix sur la route deMoka ; qu’on te surprendrait au moment où tu t’y attendrais lemoins, qu’on te coucherait sur une échelle, et qu’on te donneraitvingt-cinq coups de fouet.

– Les misérables ! Mais c’est le supplicedes nègres !

– Eh bien, que sommes-nous donc, nous autresmulâtres ? Des nègres blancs, pas autre chose.

– Ils lui ont promis cela ? répétaGeorges.

– Formellement.

– Tu en es sûr ?

– J’y étais. On me prenait pour un braveHollandais, pour un pur sang ; on ne se défiait pas demoi.

– C’est bien ! dit Georges ; monparti est pris.

– Tu pars avec moi ?

– Je reste.

– Écoute, dit Jacques en posant la main surl’épaule de Georges ; crois-moi, frère, suis le conseil d’unvieux philosophe : ne reste pas, suis-moi.

– Impossible ! j’aurais l’air defuir ; d’ailleurs, j’aime Sara.

– Tu aimes Sara ?… Qu’est-ce que celaveut dire : « J’aime Sara ? »

– Cela veut dire qu’il faut que je possèdecette femme, ou que je meure.

– Écoute, Georges, moi, je ne comprends pastoutes ces subtilités. Il est vrai que je n’ai jamais été amoureuxque de mes passagères, qui en valent bien d’autres,crois-moi ; et, quand tu en auras tâté, tu troqueras, vois-tu,quatre femmes blanches pour une femme des îles Comores, parexemple. J’en ai six dans ce moment-ci entre lesquelles je te donnele choix.

– Merci, Jacques. Je te le dis encore, je nepuis pas quitter l’île de France.

– Et moi, je te répète que tu as tort.L’occasion est belle, tu ne la retrouveras pas. Je pars cette nuit,à une heure, sans tambour ni trompette ; viens avec moi, et,demain, nous serons à vingt-cinq lieues d’ici, et nous nousmoquerons de tous les blancs de Maurice ; sans compter que, sinous en attrapons quelques-uns, nous pourrons leur faireadministrer, par quatre de mes matelots, la gratification qu’ils teréservaient.

– Merci, frère, répéta Georges ; c’estimpossible !

– Alors, c’est bien ; tu es un homme, et,quand un homme dit : « C’est impossible », c’estqu’effectivement c’est impossible. Je partirai donc sans toi.

– Oui, pars ; mais ne t’éloigne pas trop,et tu verras quelque chose à quoi tu ne t’attends pas.

– Et que verrai-je ? Une éclipse delune ?…

– Tu verras s’allumer, de la passe Descorne aumorne Brabant, et de Port Louis à Mahebourg, un volcan qui vaudrabien celui de l’île Bourbon.

– Ah ! ah ! ceci est autrechose ; tu as des idées pyrotechniques, à ce qu’ilparaît ? Voyons, explique-moi un peu cela.

– J’ai que, dans huit jours, ces blancs qui memenacent et me méprisent, ces blancs qui veulent me fouetter commeun nègre marron, ces blancs seront à mes pieds. Voilà tout.

– Une petite révolte… Je comprends, ditJacques. Ce serait possible, s’il y avait dans l’île seulement deuxmille hommes comme mes cent cinquante Lascars. Je dis Lascars parhabitude ; car, Dieu merci ! il n’y en a pas un quiappartienne à cette misérable race : ce sont tous de bonsBretons, de braves Américains, de vrais Hollandais, de pursEspagnols, ce qu’il y a de mieux dans les quatre nations. Mais,toi, qu’auras-tu pour soutenir ta révolte ?

– Dix mille esclaves qui sont las d’obéir etqui veulent commander à leur tour.

– Des nègres ? Peuh !… fit Jacquesavançant dédaigneusement la lèvre inférieure. Écoute,Georges ; moi, je les connais bien, j’en vends : çasupporte bien la chaleur, ça vit avec une banane, c’est dur autravail, ça a des qualités, enfin, je ne veux pas déprécier mamarchandise ; mais cela fait de pauvres soldats, vois-tu.Tiens, pas plus tard qu’aujourd’hui, aux courses, le gouverneur medemandait mon avis sur les nègres.

– Comment cela ?

– Oui, il me disait : « CapitaineVan den Broek, vous qui avez beaucoup voyagé et qui meparaissez un excellent observateur, si vous étiez gouverneur dequelque île, et qu’il y eût une révolte de nègres, que feriezvous ? »

– Et qu’as-tu répondu ?

– Moi, j’ai répondu : « Milord, jedéfoncerais dans les rues par lesquelles ils doivent passer unecentaine de barriques d’arack, et j’irais me coucher, ma clef à maporte. »

Georges se mordit les lèvres jusqu’ausang.

– Ainsi donc, pour la troisième fois, je te lerépète, frère : viens avec moi ; c’est ce que tu as demieux à faire.

– Et moi, pour la troisième fois, frère, je teréponds : impossible.

– Alors tout est dit ; embrasse-moi,Georges.

– Adieu Jacques !

– Adieu frère ! Mais, crois-moi, ne tefie pas aux nègres.

– Ainsi, tu pars ?

– Pardieu ! oui. Oh ! je ne suis pasfier, moi, et je sais fuir, dans l’occasion, en pleine mer, tantque le Leycester voudra ; qu’il vienne m’offrir unepartie de quilles, et il verra si je boude ; mais, dans leport, sous le feu du fort Blanc et de la redouteLa Bourdonnaie, merci ! Ainsi, une dernière fois, turefuses ?

– Je refuse.

– Adieu !

– Adieu !

Les jeunes gens s’embrassèrent une dernièrefois ; Jacques entra chez son père, qui, ignorant tout ce quiétait arrivé, dormait tranquillement.

Quant à Georges, il passa dans la chambre oùl’attendait Laïza.

– Eh bien ? demanda le nègre.

– Eh bien, dit Georges, dis aux révoltésqu’ils ont un chef.

Le nègre croisa ses mains sur sa poitrine, et,sans demander autre chose, s’inclina profondément et sortit.

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