Georges

Chapitre 28L’église du Saint-Sauveur

La porte de la rue, comme on le comprend bien,était encombrée de curieux. Les spectacles sont rares à Port-Louis,et tout le monde avait voulu voir, sinon mourir, du moins passer lecondamné.

Le directeur de la prison s’était informéauprès de Georges de quelle façon il désirait être conduit àl’échafaud ; Georges lui avait répondu qu’il désirait marcherà pied, et il avait obtenu cette grâce : c’était une dernièreamabilité du gouverneur.

Huit artilleurs à cheval l’attendaient à laporte. Dans toutes les rues par lesquelles il devait passer, dessoldats anglais faisaient la haie de chaque côté de la rue, gardantle prisonnier et contenant les curieux.

Lorsqu’il parut, il se fit une granderumeur : cependant, contre l’attente de Georges, ce n’étaitpas l’accent de la haine qui dominait dans le bruit qui accueillitsa présence : il y avait de tout, mais surtout de l’intérêt etde la pitié.

C’est qu’il y a toujours une puissantefascination dans l’homme beau et fier en face de la mort.

Georges marchait d’un pas ferme, la tête hauteet le visage calme : disons-le, il se passait pourtant à cetteheure quelque chose de terrible dans son cœur.

Il pensait à Sara.

À Sara qui n’avait pas cherché à le voir, quine lui avait pas écrit un mot, qui ne lui avait pas donné unsouvenir.

À Sara, dans laquelle il avait cru, et àlaquelle il devait sa dernière déception.

Il est vrai qu’avec l’amour de Sara il eûtregretté la vie ; l’oubli de Sara, c’était la lie de soncalice.

Et puis, à côté de son amour trahi, murmuraitson orgueil déçu.

Il avait échoué en toutes choses : sasupériorité ne l’avait mené à aucun but.

Le résultat de cette longue lutte, c’étaitl’échafaud, où il marchait abandonné de tous.

Quand on parlerait de lui, on dirait :« C’était un insensé. »

De temps en temps, tout en marchant, tout enregardant, un sourire passait sur ses lèvres, répondant à sespensées. Ce sourire, pareil, en dehors, à tous les sourires, étaitbien amer en dedans.

Et cependant il l’espérait à tous les anglesde rues, il la cherchait à toutes les fenêtres.

Elle qui avait laissé tomber son bouquetdevant lui, lorsque, emporté par Antrim, lorsque,vainqueur, il courait au triomphe, ne laisserait-elle donc pastomber une larme sur son chemin, lorsque, vaincu, il marchait àl’échafaud ?

Mais nulle part il n’apercevait rien.

Il suivit ainsi la rue de Paris dans toute salongueur ; puis il prit à droite et s’avança vers l’église duSaint-Sauveur.

Elle était tendue de noir comme pour un convoifunéraire : c’était bien, en effet, quelque chose comme cela.Un condamné qui marche à l’échafaud, qu’est-ce autre chose qu’uncadavre vivant ?

En arrivant devant la porte, Georgestressaillit. Près du bon vieux prêtre, qui l’attendait sous leporche, était une femme vêtue de noir.

Cette femme, en costume de veuve, quefaisait-elle là ? qu’attendait-elle là ?

Malgré lui, Georges doubla le pas ; sesyeux étaient fixés sur cette femme et ne pouvaient s’endétacher.

Puis, à mesure qu’il approchait, son cœurbattait plus fort ; son pouls, si calme devant la mort,devenait fiévreux devant cette femme.

Au moment où il mettait le pied sur lapremière marche de la petite église, cette femme elle-même fit unpas au-devant de lui ; Georges franchit les quatre marchesd’un bond, leva le voile, jeta un cri et tomba à genoux.

C’était Sara.

Sara étendit la main d’un mouvement lent etsolennel : il se fit un grand silence dans toute cettefoule.

– Écoutez, dit-elle, sur le seuil de l’égliseoù il entre, sur le seuil du tombeau où il est prêt d’entrer, à laface de Dieu et des hommes, je vous prends à témoin que moi, Sarade Malmédie, je viens demander à M. Georges Munier s’il veutbien me prendre pour épouse.

– Sara ! s’écria Georges en éclatant ensanglots, Sara, tu es la plus digne, la plus noble, la plusgénéreuse de toutes les femmes !

Puis, se relevant de toute sa hauteur, etl’enveloppant de son bras comme s’il eût craint de laperdre :

– Viens, ma veuve, dit-il.

Et il l’entraîna dans l’église.

Si jamais triomphateur fut fier de sontriomphe, ce fut Georges. En un instant, en une seconde, tout étaitchangé pour lui ; d’un mot, Sara venait de le mettre au-dessusde tous ces hommes qui le regardaient passer en souriant. Cen’était plus un pauvre insensé, impuissant à atteindre un butimpossible, et mourant avant de l’avoir atteint ; c’était unvainqueur frappé au moment de sa victoire ; c’étaitÉpaminondas arrachant le javelot mortel de sa poitrine, mais de sondernier regard, voyant fuir l’ennemi. Ainsi, par la seule puissancede sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle,lui, mulâtre, s’était fait aimer d’une femme blanche, et, sansqu’il eût fait un pas vers elle, sans qu’il eût essayé d’influencersa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cettefemme était venue l’attendre sur le chemin de l’échafaud, et, à laface de tous, ce qui ne s’était jamais vu peut-être dans lacolonie, elle l’avait choisi pour époux.

Maintenant, Georges pouvait mourir ;Georges était récompensé de son long combat ; il avait luttécorps à corps avec le préjugé, et, tout en frappant Georgesmortellement, le préjugé avait été tué dans la lutte.

Aussi, toutes ces pensées rayonnaient-elles aufront de Georges tandis qu’il entraînait Sara. Ce n’était plus lecondamné prêt à monter sur l’échafaud, c’était le martyr s’élançantau ciel.

Une vingtaine de soldats formaient la haiedans l’église ; quatre soldats gardaient le chœur ;Georges passa au milieu d’eux sans les voir, et vint s’agenouilleravec Sara devant l’autel.

Le prêtre commença la messe nuptiale ;mais Georges n’écoutait point les paroles du prêtre ; Georgestenait la main de Sara, et, de temps en temps, il se retournaitvers la foule et jetait sur elle un regard de souverain mépris.

Puis il revenait à Sara, pâle et mourante, àSara dont il sentait frissonner la main dans la sienne, et ill’enveloppait tout entière d’un regard plein de reconnaissance etd’amour, tout en étouffant un soupir ; car il songeait, luiqui allait mourir, à ce que serait une vie tout entière passée avecune pareille femme.

C’eût été le ciel ! mais le ciel n’estpas fait pour les vivants.

Cependant la messe s’avançait, lorsqueGeorges, en se retournant, aperçut Miko-Miko, qui faisait tout cequ’il pouvait, non point par ses paroles, mais par ses gestes pourfléchir les soldats qui gardaient l’entrée du chœur et pour arriverjusqu’à Georges. C’était un dernier dévouement qui venait demanderun coup d’œil, un serrement de main pour récompense. Georgess’adressa en anglais à l’officier, et lui demanda pour le bonChinois la permission d’arriver jusqu’à lui.

Il n’y avait aucun inconvénient à accordercette demande au condamné ; aussi, sur un signe de l’officier,les soldats s’écartèrent, et Miko-Miko s’élança dans le chœur.

On a vu quelle reconnaissance le pauvremarchand avait vouée à Georges dès le premier jour où il l’avaitvu. Cette reconnaissance l’avait été chercher prisonnier à laPolice ; elle venait une dernière fois se manifester à lui aupied de l’échafaud.

Miko-Miko se jeta aux genoux de Georges, etGeorges lui tendit la main.

Miko-Miko prit cette main entre les siennes ety appuya ses lèvres ; mais, en même temps, Georges sentit quele Chinois lui glissait entre les mains un petit billet. Georgestressaillit.

Aussitôt, comme si le Chinois n’eût demandéque cette dernière faveur, et que, satisfait de l’avoir obtenue, ilse désirât point autre chose, il s’éloigna sans avoir prononcé uneseule parole.

Georges tenait le billet dans sa main, et sonsourcil se fronçait. Ce billet, que voulait-il dire ? Cebillet avait une grande importance sans doute ; mais Georgesn’osait le regarder.

De temps en temps en voyant Sara si belle, sidévouée, si détachée de tout amour terrestre, une douleur inouïe etinéprouvée jusqu’alors prenait Georges au cœur et l’étreignaitcomme avec une griffe de fer ; c’est que, malgré lui, ensongeant au bonheur qu’il perdait, il se rattachait à la vie, et,tout en sentant son âme prête à monter au ciel, il sentait son cœurenchaîné sur la terre.

Alors, il lui prenait des terreurs de mourirdans le désespoir.

Puis ce billet qui lui brûlait la main, cebillet qu’il n’osait lire de peur d’être vu par les soldats qui legardaient ; ce billet lui semblait devoir contenir uneespérance, quoique, dans sa situation, toute espérance fûtinsensée.

Cependant, il était impatient de lire cebillet ; mais grâce à cette force qu’il conservait toujourssur lui-même, cette impatience ne se traduisait par aucun signeextérieur ; seulement, sa main crispée froissait le billetavec tant de force, que ses ongles lui entraient dans la chair.

Sara priait.

On en était à la consécration. Le prêtre leval’hostie consacrée, l’enfant de chœur fit entendre sa sonnette,tout le monde s’agenouilla.

Georges profita de ce moment, et, ens’agenouillant aussi, il ouvrit la main.

Le billet contenait cette seuleligne :

« Nous sommes là. – Tiens-toiprêt. »

La première phrase était écrite de la main deJacques ; la seconde, de la main de Pierre Munier.

Au même instant, et comme Georges, étonné,seul au milieu de toute la foule, relevait la tête et regardaitautour de lui, la porte de la sacristie s’ouvrit toutegrande ; huit marins s’élancèrent, saisissant les quatresoldats du chœur et leur appuyant à chacun deux poignards sur lapoitrine. Jacques et Pierre Munier bondirent : Jacquesenlevant Sara dans ses bras, Pierre entraînant Georges par la main.Les deux époux se trouvèrent dans la sacristie ; les huitmarins y rentrèrent à leur tour, en se faisant un rempart desquatre soldats anglais qu’ils tenaient devant eux et qu’ilsprésentaient aux coups de leurs camarades. Jacques et Pierrerefermèrent la porte ; une autre porte donnait sur lacampagne : à cette porte, deux chevaux tout sellésattendaient : c’étaient Antrim et Yambo.

– À cheval ! cria Jacques, à cheval tousdeux, et ventre à terre jusqu’à la baie du Tombeau !

– Mais toi ? mais mon père ? s’écriaGeorges.

– Qu’ils viennent nous prendre au milieu demes braves marins, dit Jacques en posant Sara sur sa selle, tandisque Pierre Munier forçait son fils de monter à cheval.

Puis, élevant la voix :

– À moi, mes lascars, cria-t-il, àmoi !

À l’instant même, on vit accourir, des bois dela montagne Longue, cent vingt hommes armés jusqu’aux dents.

– Partez, dit Jacques à Sara, emmenez-le,sauvez-le…

– Mais vous ? dit Sara.

– Nous, nous vous suivons, soyeztranquille.

– Georges, dit Sara, au nom du ciel,viens !

Et la jeune fille lança son cheval augalop.

– Mon père ! s’écria Georges, monpère !

– Sur ma vie, je réponds de tout, dit Jacquesen fouettant Antrim du plat de son sabre.

Et Antrim partit comme le vent,emportant son cavalier qui, en moins de dix minutes, disparut avecSara derrière le camp malabar, tandis que Pierre Munier, Jacques etses marins le suivaient avec une telle rapidité, qu’avant que lesAnglais fussent revenus de leur étonnement, la petite troupe étaitdéjà de l’autre côté du ruisseau des Pucelles, c’est-à-dire hors deportée de fusil.

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