Je dis non

Chapitre 15FRANCINE

« Vous êtes naturellement surprise de mevoir ? »

Tout en parlant, Francine faisait le tour, dupetit salon d’Émily avec une expression de curiosité moqueuse.

« Bonté divine ! quelle petitechambre ! et vous vivez là-dedans ?

– Qu’est-ce qui vous amène àLondres ? demanda Émily ?

– Vous ne le devinez pas, ma chère ?À la pension, qu’est-ce qui me poussait à vous faire desavances ? Pourquoi ai-je continué depuis ? Parce que vousm’irritez… je veux dire parce que vous me dominez… non, ce n’estpas ça, parce que je me déteste moi-même de ne pouvoir m’empêcherde vous aimer. D’ailleurs, peu importent mes raisons. J’ai insistépour accompagner miss Ladd. Quand cette affreuse femme m’a ditqu’elle avait un rendez-vous chez son homme d’affaires, je me suisécriée : « Moi, je voudrais voir Émily. – Émily ne sesoucie point de vous. « – Ça m’est égal, je veux lavoir. » Voilà un échantillon de nos entretiens. L’essentiel,pour moi, était d’en arriver à mes fins. Me voilà donc installéeici jusqu’à ce que ma duègne, ayant terminé ses affaires, vienne mereprendre. Voilà, je l’espère, une délicieuse perspective pourvous !

– Ne parlez donc pas ainsi,Francine !

– Voulez-vous dire que vous êtes contentede me voir ?

– Si vous étiez moins sèche et moinsamère, je serais toujours très contente de vous voir.

– Oh ! chère amie, pardon de mesfaçons sauvages. Que regardez-vous ? ma robe neuve ?

– Elle est d’une bien jolienuance ! »

Francine s’était levée pour étaler sa robe,tournant sur elle-même afin qu’Émily n’en perdit pas unebroderie.

« Hein ! quelle coupe, machère ! Elle vient en droite de Paris, naturellement. On atout ce qu’on veut avec de l’argent. L’argent est tout, l’argentpeut tout,… si ce n’est vous faire apprendre vos leçons.

– Est-ce que vous n’avez pas fait deprogrès, Francine ?

– Mes progrès ! ils vont à reculons,ma bonne amie. Un des maîtres, je suis heureuse de rendre hommage àson intégrité, s’est péremptoirement refusé à s’occuper pluslongtemps de moi. « Les élèves » sans cervelle, ça m’estégal, a-t-il dit, j’en ai l’habitude ; mais les élèves sanscœur, non, je ne peux pas les supporter. » Ah ! ah !ce vieux réfugié moisi est bon observateur, après tout. Pas decœur ! me voilà peinte en trois mots.

– Cela vous rend fière ? ditÉmily.

– Oui, très fière. Attendez pourtant. Leslarmes prouvent, n’est-ce pas, qu’on a quelque chose qui ressembleà un cœur. Eh bien, dimanche dernier, j’ai eu presque les yeuxhumides. C’est un prédicateur qui a opéré ce miracle. Un monsieurMirabel… On dirait que ce nom ne vous est pas inconnu ?

– En effet, Cécilia m’a parlé de lui.

– Est-ce qu’elle serait à Brighton ?En ce cas, la ville fashionable compterait parmi ses habitantes unesotte de plus. Mais non, qu’est-ce que je dis ? elle est enSuisse. Et, d’ailleurs, qu’est-ce que ça me fait ? SeulM. Mirabel m’intéresse et me charme. Il était venu à Brightonpour sa santé, mais il en a profité pour prêcher. Ma chère, direqu’on se poussait dans l’église serait trop peu, on s’y empilait.C’est le seul homme petit que j’aie jamais pu admirer. Il a descheveux aussi longs que les miens et une barbe… oh ! une deces barbes comme on en voit dans les tableaux. Je me souhaitesincèrement son teint et ses mains blanches. Il avait commencé àpeine de réciter les commandements que toutes nous étionsamoureuses de lui. De lui ou de sa voix, je ne sais au juste. Jevoudrais pouvoir vous rendre son accent quand il est arrivé à soncinquième commandement. Il a commencé d’une voix de basse grave etprofonde : « Honore ton père… » Après une pause, ila levé les yeux au ciel comme s’il y cherchait le reste du texte.Puis il a repris, en soulignant chaque lettre du premier mot, tantil y mettait d’expression : « Et ta mère ! » Savoix tremblait, comme si elle eût été pleine de larmes. De ce coup,nous nous sommes toutes senties mères, avec ou sans mioches. Maisl’effet le plus saisissant a été lorsqu’il est monté en chaire. Lafaçon dont il est tombé à genoux en cachant sa figure dans sesmains avait, disait derrière moi une jeune miss, quelque chose depurement séraphique. Il ne nous en a pas fallu davantage pour nousexpliquer sa célébrité. Je voudrais pouvoir me rappeler le texte deson sermon…

– Ne prenez pas cette peine pour moi,interrompit Émily.

– Ma chère, vous en parlez à votre aise,vous ne l’avez ni vu ni entendu.

– Et je ne m’en rendrai pas malade, jevous assure.

– Il vous conquerra aussi, ma chère. Vousêtes juste à point et je suis convaincue que vous ne tarderez pas àdevenir une de ses plus ferventes admiratrices. On le dit siaimable dans l’intimité ! Je meurs d’envie de le connaître…N’a-t-on pas sonné ? Ce doit être une visite. »

La servante apportait une carte.

« La personne a dit qu’elle reviendrait,miss. »

Émily lut le nom écrit sur la carte.

« Mistress Ellmother !s’écria-t-elle.

– Quel nom bizarre ! dit Francine.Qui est-ce ?

– L’ancienne domestique de ma tante.

– Cherche-t-elle uneplace ? »

Émily parcourait les quelques lignesgriffonnées au dos de la carte. Les prévisions de M. Allday seréalisaient. Repoussée par le médecin, mistress Ellmother n’avaiteu d’autre ressource que de solliciter l’appui d’Émily.

« C’est que, si elle est libre,poursuivait Francine, je serai à même de la pourvoir.

– Vous ? dit Émily surprise. Commentcela ?

– Dites-moi d’abord, vous, si mistressEllmother cherche à se placer ?

– Oui, elle me demande de vouloir bienlui servir de référence, au cas où il se présenterait une place àson gré.

– Est-elle honnête, laborieuse, sobre,propre, d’habitudes régulières, d’âge mûr et d’humeur douce ?reprit Francine avec volubilité. Possède-t-elle toutes les vertuset pas un seul défaut ? Ses charmes lui font-ils courir lerisque d’attirer trop d’amoureux sur ses talons ? En un mot,est-elle en état de répondre aux exigences de miss Ladd ?

– Qu’est-ce que miss Ladd vient fairelà-dedans ?

– Que vous êtes peu intelligente,Émily ! Mettez la carte de cette femme sur la table etécoutez-moi. »

Francine reprit avec une sorte defierté :

« Ne vous ai-je pas dit que l’un de mesprofesseurs avait refusé de me continuer ses leçons ? Cela nevous aide-t-il pas à comprendre comment je me suis délivrée dureste de la bande ? Je ne suis plus chez miss Ladd une élève,ma chère. Grâce à ma paresse et à mon détestable caractère, jeviens d’être élevée au rang de pensionnaire libre. En d’autrestermes, j’honore de ma protection un établissement où je vais jouird’une chambre à moi et des services d’une domestique spécialementattachée à ma personne. L’arrangement avait été conclu entre monpère et miss Ladd avant même que j’eusse quitté les Indesoccidentales. Et cela, je le suppose, à l’instigation de ma mère.Vous avez l’air de ne pas me comprendre ?

– En effet, je ne vous comprendspas. »

Francine réfléchit un instant.

« Peut-être qu’on vous aimait, vous, dansvotre famille ? dit-elle.

– Oh ! oui, et je les aimais ausside tout mon cœur.

– Vraiment ? Eh bien, pour moi c’estabsolument le contraire. Aussi, maintenant qu’ils ont réussi à sedébarrasser de moi, il y a peu de probabilités qu’on me rouvrejamais la porte du bercail. Je sais ce que ma mère a dit à mon pèreaussi sûrement que si je l’avais entendu de mes oreilles :« À son âge, Francine ne fera en pension rien qui vaille.Risquons-en pourtant l’épreuve, je le veux bien ; mais prenezvos précautions avec miss Ladd en cas d’insuccès. Autrement, votrefille nous reviendra comme une pièce fausse. » Voilà lelangage de ma tendre mère, reproduit avec une exactitude desténographe.

– C’est votre mère, Francine, nel’oubliez pas.

– Je ne l’oublie pas, soyez tranquille,j’ai pour cela des souvenirs trop cuisants. Là, là, ne vous fâchezpas ! je n’ai pas voulu froisser votre sensibilité. Revenons àce que nous étions en train de dire. Miss Ladd ne me laisse adoptermon nouveau genre de vie qu’à une condition : ma suivante nedoit pas être une jeune évaporée, mais bien une femme d’âge mûr etde caractère sérieux. Il faut donc que je me soumette au caractèresérieux et à l’âge mûr, sous peine d’être renvoyée aux Indesoccidentales par la voie la plus directe… Combien de temps mistressEllmother a-t-elle vécu auprès de votre tante ?

– Vingt-cinq ans et plus.

– Bonté divine ! presque toute unevie ! Et pourquoi cette étonnante créature n’est-elle pasrestée avec vous ? L’avez-vous renvoyée ?

– Certainement non.

– Alors pourquoi est-ellepartie ?

– Je n’en sais rien.

– Est-ce qu’elle s’en est allée sans vousdonner, d’explications ?

– Précisément.

– Quand est-elle partie ? Aussitôtque votre tante a été morte, peut-être ?

– Cela n’a pas d’importance,Francine.

– En d’autres termes, vous ne voulez rienme dire. Je grille de curiosité, et voilà comment je suisreçue ! Ma chère, si vous avez le moindre égard pour moi,faites entrer la femme dès qu’elle viendra chercher votre réponse.J’obtiendrai, je pense, quelque éclaircissement de mistressEllmother elle-même.

– Je ne crois pas qu’elle consente à vousprocurer cette satisfaction, Francine.

– Attendez et vous verrez. À propos, ilest convenu que ma nouvelle indépendance me donne le droitd’accepter des invitations. Connaissez-vous quelques gens aimablesauxquels vous pourriez me présenter ?

– Je suis bien au monde la dernièrepersonne qui soit en passe de vous servir sous ce rapport. Exceptéle bon docteur Allday et… (elle allait ajouter le nom d’AlbanMorris, elle s’arrêta court, et y substitua celui de son amie)… etCécilia, dit-elle, je ne connais absolument personne.

– Cécilia… est une sotte ! répétagravement Francine. Mais, en y réfléchissant, il ne sera peut-êtrepas inutile que je renoue mes relations avec elle. Son père estmembre du Parlement ; il possède en outre un fort beau domaineà la campagne. Voyez-vous, Émily, je me marierai très bien, – grâceà mon argent, – mais à une condition : c’est que je réussiraià m’introduire dans la bonne société. Ne croyez pas que je dépendede mon père ; ma dot est assurée par le testament d’un oncle…Oui, oui, certainement Cécilia pourrait me servir. Pourquoi ne memettrais-je pas dans ses bonnes grâces, de façon à me faire inviterchez son père, en automne, quand la maison sera pleine d’unejoyeuse compagnie ? Connaissez-vous la date de sonretour ?

– Non.

– Comptez-vous lui écrirebientôt ?

– Naturellement.

– Faites-lui mes tendres compliments, etajoutez que je lui souhaite de toute mon âme la continuation duplus heureux et du plus charmant voyage.

– Francine, vous êtes vraimentrévoltante ! Après avoir traité ma meilleure amie de sotte,vous lui faites, dans un but égoïste, d’hypocrites amitiés, et vousvous imaginez que je vais me faire l’instrument bénévole de cettetromperie.

– Ne vous faites pas de bile, mon enfant,à quoi bon ? Nous sommes tous égoïstes, chère petite ingénue.La seule différence, c’est que les uns en conviennent franchement,tandis que les autres, plus adroits, savent dissimuler. Il ne mesera pas difficile de trouver le chemin du cœur de Cécilia. Lagourmande ! c’est par sa bouche qu’il passe. Maintenant, vousparliez d’un docteur Allday ? A-t-il des réceptions ?Donne-t-il des soirées ? Vient-il chez lui de charmants jeunesgens ?… Chut ! j’ai entendu tinter la sonnette. Allezdonc voir qui c’est. »

Émily ne jugea pas à propos d’obéir à cettecavalière injonction, mais la servante y suppléa en venant dire quela femme de tout à l’heure était là qui demandait s’il y avait pourelle une réponse.

« Faites-la entrer, » dit Émily.

La servante disparut pour revenir au boutd’une minute.

« Cette personne ne veut pas vousdéranger, miss ; elle vous prie de lui faire savoir par moivos intentions. »

Émily traversa la pièce pour aller jusqu’à laporte.

« Entrez, mistress Ellmother, dit-elle.Nous avons été si longtemps séparées. Entrez, je vousprie. »

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