Je dis non

Chapitre 1ÉMILY SOUFFRE

Mistress Ellmother, à qui avait été confiée lagarde de la résidence d’Émily, était en train de prendre sa tassede thé, lorsqu’à sa vive surprise elle entendit le bruit d’un cabqui s’arrêtait devant la porte.

Puis un violent coup de sonnette retentit.

Elle ouvrit et se trouva en face d’Émily.

Un seul regard jeté sur ce jeune et chervisage suffit à la brave domestique.

« Bonté divine ! s’écria-t-elle,qu’y a-t-il encore ? »

Émily ne lui répondit pas un mot. Elle laconduisit en silence dans la chambre où était morte missLétitia.

Sur le seuil, mistress Ellmother eut unecertaine hésitation.

« Pourquoi m’amenez-vous ici ?demanda-t-elle.

– Pourquoi, mistress Ellmother,vouliez-vous m’interdire l’entrée de cette chambre ? ditÉmily.

– Moi, miss, j’ai voulu vous interdirel’entrée d’une chambre ?

– Oui, quand je suis revenue de pensionici pour soigner ma tante. Ah ! vous vous souvenez àprésent. »

Elle prit la main de mistress Ellmother, et laregardant en face :

« Est-il vrai, je vous le demande icimême où votre maîtresse a rendu le dernier soupir, est-il vrai quevous m’ayez trompée au sujet de la mort de monpère ? »

Il y eut un mortel silence.

Mistress Ellmother tremblaitaffreusement ; sa bouche s’ouvrait, laissant pendre la lèvreinférieure. Ses yeux, dilatés par la terreur, firent le tour del’appartement.

« Est-ce son fantôme qui vous a ditça ? murmura-t-elle. Où est-il, son fantôme ? Miss, lachambre tourne, tourne ! l’air me siffle dans lesoreilles ! »

Émily s’élança pour la soutenir. Mais lavieille femme, toute chancelante et se cramponnant à sa chaise,criait, en levant ses grandes mains osseuses avec un gested’égarement :

« N’approchez pas ! n’approchezpas ! Vous me faites peur ! »

Émily recula de quelques pas. MistressEllmother essuya la sueur froide qui lui inondait le visage.

« Vous parliez de la mort de votre père,dit-elle. Eh bien, quoi ? Votre père… on sait cela… votre pèreest mort subitement.

– Subitement, oui ; mais de quellemort ?

– De quelle mort ?… répétamachinalement la pauvre femme.

– Mon père est mort assassiné dansl’auberge de Zeeland ! »

Elle s’était tournée, en parlant, vers le lit,comme si elle s’adressait à celle dont elle avait entendu là lesdemi-révélations arrachées par le délire.

Ce lui fut une sensation odieuse ; ellene put la supporter et se précipita hors de la chambre.

En rentrant au salon, Émily aperçut leportrait de son père suspendu par miss Létitia au-dessus de lacheminée. Elle tomba épuisée sur le canapé et enfouit sa tête dansles coussins, sans lutter plus longtemps contre les larmes.

« Oh ! mon père ! mon cher,bon, tendre père ! mon premier, mon meilleur ami !Assassiné ! Oh ! Dieu, où était votre justice quand vousavez laissé commettre un tel crime ? »

Une main se posa sur son épaule, une voixdit : « Taisez-vous, enfant, Dieu sait ce qu’ilfait. »

Émily leva la tête, mistress Ellmother l’avaitsuivie, et se tenait debout devant elle.

« Ah ! ma pauvre bonne, dit la jeunefille dont le cœur se fondait, pardonnez-moi, je vous ai effrayéetout à l’heure.

– C’est passé, ma chère miss. Je suisvieille et ma vie a été rude. Une vie rude vous en apprend long.Aussi je ne me plains pas de la mienne. – Tout à coup le frisson lareprit. – Me croirez-vous ? J’ai prévenu ma défunte maîtressede ce qui arrive aujourd’hui. Oui, devant le cercueil de votrepère, je l’ai prévenue. « Cachez la vérité si ça vous estpossible, que je lui ai dit ; mais un jour notre enfant sauraque nous l’avons trompée. L’une de nous vivra assez pour voir cejour-là. » Et c’est moi qui ai vécu ! je n’ai pas pu mesauver dans la tombe ! »

Des larmes lentes coulaient sur ses joues.

Émily lui prit affectueusement lesmains : « Remettez-vous, » lui disait-elle avecdouceur.

Mistress Ellmother s’apaisa, en effet, peu àpeu.

« Si j’osais vous demander ?…reprit-elle timidement. Comment donc avez-vous fait la terribledécouverte ? Est-ce le hasard ? ou si quelqu’un vous adit ?… »

Mais déjà la pensée d’Émily était loin demistress Ellmother. Elle quitta le canapé, pressant de la main soncœur, qui battait à coups violents et douloureux.

« Le premier devoir de ma vie !dit-elle ; je pense au premier devoir de ma vie ! Je suiscalmée à présent, je suis résignée. Mais, hélas ! jamais,jamais plus, la mémoire de mon bien-aimé père ne pourra être cequ’elle a été jusqu’ici ! Désormais, ce qui dominera tout,c’est l’atroce souvenir du crime… Ce crime n’a pas été puni,l’homme a échappé aux juges. Ah ! si j’avais su ! il nem’aurait pas échappé, à moi, il ne m’échapperapas ! »

Elle s’interrompit ; ses yeuxs’arrêtèrent sur la vieille servante :

« Que me disiez-vous donc ?Ah ! vous vouliez savoir comment j’ai tout appris. Ceci meramène à Netherwoods. M. Alban Morris… »

Mistress Ellmother se recula effarée.

« Oh ! vous n’allez pas dire du malde lui ! de lui qui a été si bon pour moi ! le meilleurdes hommes !…

– Je le croyais tel, je ne le croisplus.

– C’est vous qui dites une pareillechose ! vous !

– Oui, moi. Il avait toute mon affection,et il s’est associé au mensonge, et de quelle façon ? dansquel moment ?… Il m’a entendu parler avec insouciance d’unjournal qui racontait le meurtre de mon père, et il n’a pas ouvertla bouche pour arrêter cette profanation ! Tenez, ne parlonsplus de cela. Revenons, revenons par la pensée à Netherwoods. Unsoir, Francine de Sor vous a effrayée par je ne sais quel récit, etvous vous êtes enfuie au jardin… Tenez-vous donc tranquille !À votre âge, faut-il que je vous donne l’exemple dusang-froid ?

– C’est que… pardon, miss ! jevoudrais vous demander… où se trouve-t-elle, en ce moment, Francinede Sor ?

– Elle est encore à la villa que je viensde quitter.

– Et où ira-t-elle ensuite ? Est-cequ’elle retournera chez miss Ladd ?

– Je le suppose. Mais quel intérêt peutavoir pour vous ce que fait ou ne fait pas miss de Sor ?

– Je ne vous interromprai plus, miss.C’est vrai, ce soir-là, je m’étais sauvée dans le jardin. Et, sansdoute, elle nous y aura découverts, M. Morris et moi. Dansl’obscurité, comment a-t-elle pu faire ?

– Elle a été guidée par l’odeur de lafumée de tabac ; elle connaissait le fumeur ; ellel’avait vu ce matin même causer avec vous. Et tout ce que vous vousêtes dit, elle me l’a répété ! Ah ! n’est-il pas biencruel de devoir à la méchanceté d’une fille haineuse cesrévélations sur la mort de mon père, alors que vous, ma vieilleamie, et l’homme qui prétendait m’aimer, vous étiez d’accord pourme laisser dans l’ignorance ?

– Ce sont là des paroles bien amères,miss !

– Ce sont des paroles justes.

– Non. Elles ne doivent pas être justespour M. Morris. Elles ne sont pas justes pour moi. Dieu saitque si votre tante m’avait écoutée, vous auriez tout su. Je l’aipriée, suppliée, je me sais mise à genoux, je l’ai avertie, commeje vous disais tout à l’heure, que ça finirait mal. Rien n’y afait. Est-il besoin de vous rappeler à quel point miss Létitiaétait volontaire et opiniâtre ? Elle m’a donné le choix entremon congé immédiat et définitif et le silence. J’ai cédé. Pas uneautre femme qu’elle n’aurait pu me faire plier. Je suis obstinéeaussi, miss, vous me l’avez dit souvent ; mais l’obstinationde votre tante l’a emportée sur la mienne. Je l’aimais trop, je nepouvais pas lui dire non. D’ailleurs, si vous me demandez à quirevient la première idée d’un mensonge, je vous dirai que ce n’estpas à votre tante ; on l’y a poussée en l’effrayant à votresujet.

– Qui cela ?

– Votre parrain, le grand chirurgien deLondres qui venait si souvent chez votre père.

– Sir Richard ?

– Sir Richard, c’est bien ça. Il adéclaré qu’avec votre santé chancelante, il ne répondait pas dessuites d’une telle secousse pour vous. Dès lors il a fait tout cequ’il a voulu. Après avoir gagné miss Létitia qu’il accompagnait àl’enquête, il a gagné le coroner et les journalistes ; il aveillé à ce que le nom de votre tante ne parût point dans lesjournaux ; il s’est chargé du cercueil, de l’enterrement, il aécrit le certificat. Il n’y avait que lui, lui ! Tout le mondeobéissait au doigt et à l’œil. Pensez donc ! le fameuxmédecin ! »

Émily reprit :

« Mais les domestiques et les voisins ontsûrement hasardé quelques questions sur cette mort, sur cemeurtre ?

– Des centaines ! mais qu’est-ce queça faisait à sir Richard ? Personne ne bronchait devant lui.Sans compter que la chance le favorisait. D’abord, pour commencer,un nom qu’on voit partout : qui est-ce qui pourrait démêlervotre pauvre père des milliers d’autres James Brown ? Ensuite,la maison et les terres revenaient à l’héritier mâle, comme ilsappelaient le cousin avec qui votre père s’était brouillé. Cethéritier avait amené ses gens avec lui, des étrangers, et, bienavant que vous eussiez quitté vos amis, la maison était vide detous les vieux domestiques, forcés de se placer où ils avaient pu,très loin souvent. Sous ce rapport nous étions bien tranquilles.Pourtant ma conscience me tracassait. Sitôt que je vous ai vuerétablie, je suis revenue à la charge près de miss Létitia.« Il n’y a plus de rechute à craindre maintenant, dites-lui lavérité bien doucement, mais dites-la-lui ! » voilà ce queje disais. Mais votre tante vous aimait trop, elle n’avait pas lecourage de vous causer une telle douleur. Cette fois, c’est par leslarmes qu’elle m’a vaincue, et aussi en me rappelant quel hommeimpressionnable était votre père, si impressionnable que le chagrinde la mort de sa femme avait déterminé une fièvre cérébrale. –« Émily lui ressemble, disait-elle, vous-même en êtesfrappée ; elle a la constitution nerveuse, la sensibilitémaladive de son père. Avec tous les ménagements imaginables, nouspouvons lui porter un coup dont elle ne se relèverait pas. »C’est comme ça que ma maîtresse me parlait, miss, et peu à peu jeme suis prise des mêmes terreurs. Ah ! ma chère miss,blâmez-moi, c’est justice sans doute, mais n’oubliez pas tout ceque j’ai souffert. J’ai fui le lit d’agonie de ma pauvre maîtresse,parce que ça m’effrayait de penser que son délire vous feraitpeut-être tout deviner. J’ai vécu avec l’appréhension des questionset des reproches que vous pourriez m’adresser. Regardez ce que jesuis devenue. »

La pauvre femme cherchait son mouchoir, maissa main tremblante s’embarrassait dans les plis de la robe.

« Je n’ai seulement pas la force dem’essuyer la figure, dit-elle faiblement. Oh ! tâchez de mepardonner, miss. »

Émily avait passé ses bras autour du cou de lavieille.

« C’est à vous de me pardonner, »lui dit-elle les yeux pleins de larmes.

Pendant quelques minutes, elles demeurèrentainsi immobiles et silencieuses. À travers les fenêtres ouvertesdonnant sur le petit jardin leur venait un son à peine perceptible,celui du frémissement des feuilles qu’agitait la brise.

Soudain ce silence fut troublé par le bruitaigre de la sonnette. Toutes deux tressaillirent.

Le cœur d’Émily battait avec violence.

« Qui cela peut-il être ?

– Dirai-je que vous ne recevezpersonne ? demanda mistress Ellmother en se levant.

– Oui ! oui ! »

Émily entendit la porte s’ouvrir, un bruit devoix dans le corridor. Mistress Ellmother reparut. Comme elle nedisait pas un mot, ce fut Émily qui lui adressa la parole.

« C’est une visite ?

– Oui, miss.

– Avez-vous dit que je ne veux voirpersonne ?

– Je ne pouvais pas lui dire ça.

– Et pourquoi ?

– Ne soyez pas dure pour lui, ma chèremaîtresse. C’est M. Alban Morris. »

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