Je dis non

Chapitre 7RIVALITÉ

On était au samedi soir, et à la demi-heurequi précède le dîner.

Cécilia et Francine, M. Wyvil et Mirabelflânaient dans la serre. Au salon, Émily causait avec Alban.

Il avait manqué le premier train, mais ilétait arrivé à temps pour s’habiller et saluer ses hôtes avantqu’on se mît à table.

S’il avait pu parler de la lettre anonyme,Alban aurait dit que son premier mouvement aurait été de ladéchirer et d’affirmer son absolue confiance en Émily par sapersistance à décliner l’invitation de M. Wyvil. Mais, quoiqu’il en eût, chaque mot du misérable billet lui était revenu sanscesse et obstinément à la mémoire. Cette obsession l’avait irritéd’abord, et puis sa jalousie avait enfin éclaté.

Il s’était dit alors qu’il avait agi à lalégère en relisant l’invitation qui le rapprochait d’Émily et qu’ilétait de son devoir d’aller chez M. Wyvil et de juger, par sesyeux de ce qui s’y passait.

Comme ces arguments ne satisfaisaient pas saconscience, Alban avait calmé ce censeur grognon par uncompromis : il avait consulté miss Ladd. L’avis de cetteexcellente personne avait été absolument ce qu’il attendait :elle avait pris aussitôt les arrangements nécessaires pour luilaisser toute liberté du samedi au mardi.

Il dut répéter à Émily l’explication que sadépêche avait donnée à M. Wyvil :

« J’ai trouvé, dit-il, un remplaçant debonne volonté, et j’ai été heureux de profiter de cette occasion devous revoir. »

Émily l’observait attentivement tandis qu’ilparlait ; elle crut remarquer quelque contrainte dans sesmanières et, avec sa franchise habituelle, elle lui avoua que safroideur la mettait, elle aussi, un peu mal à l’aise.

« Je me demande, ajouta-t-elle, si lesoupçon qui m’a tourmentée repose sur une cause réelle.

– Quel soupçon ? demanda Alban.

– Je crains que ma lettre, répondant àcelle où vous m’entreteniez de miss Jethro, ne vous aitoffensé. »

Dès lors Alban pouvait se permettre de parlersans réticences. Il convint que la lettre d’Émily avait été pourlui une déception.

« J’espérais que moi-même j’aurais mieuxfait de me tenir tranquille. Cependant je voudrais àl’occasion… »

Il s’interrompit. Son attention était attiréedu côté de la serre. Émily suivit la direction de son regard ets’aperçut qu’il était fixé sur Mirabel. La lettre anonyme hantaittoujours l’esprit d’Alban.

Laissant sa phrase inachevée, il demandabrusquement à Émily :

« Qu’est-ce que vous pensez de ceclergyman ?

– Il me plait beaucoup, répondit-elle,sans l’ombre d’embarras, M. Mirabel est un fort agréablecauseur, et ses succès mondains ne l’ont pas trop gâté. Je suissûre qu’il vous plaira aussi, » ajouta-t-elle.

La physionomie d’Alban répondait peu à cetteassurance-là ; mais l’attention d’Émily fut détournée parFrancine qui venait les rejoindre, curieuse d’observer de ses yeuxle résultat de ses manœuvres.

Morris la soupçonnait déjà fortement d’êtrel’auteur de la lettre, et lorsqu’elle fut tout près d’eux et qu’ilse leva pour la saluer, au premier regard qu’ils échangèrent, unesorte d’indéfinissable instinct l’avertit que ses soupçons étaientallés droit au but.

Au fond de la serre, Mirabel, toujoursprévenant, cueillait des fleurs pour Cécilia.

La jeune fille profita de son éloignement pourdemander à son père lequel des deux messieurs devait lui donner lebras quand on passerait du salon à la salle à manger,M. Morris ou M. Mirabel ?

« M. Morris, naturellement,répondit-il. D’abord, c’est le dernier venu de nos hôtes ;puis, socialement parlant, son rang est au moins égal à celui denotre ami. En lui montrant sa chambre, je me suis informé s’ilétait parent d’un homme qui portait le même nom et qui a été jadismon camarade à l’Université. C’est le fils cadet de ce vieuxcamarade. Sa famille est ruinée, mais je l’ai connue dans la plushaute situation et fort recherchée. »

M. Mirabel revint avec les fleurs aumoment où l’on annonçait le dîner.

« Vous conduirez Émily, » lui ditCécilia qui sortait de la serre.

Au salon, on trouva Alban qui offrait déjà lebras à Émily.

« Papa vous donne à moi, monsieurMorris, » dit Cécilia en riant.

Alban hésitait, ne comprenant qu’à demi.Mirabel intervint avec la bonne grâce qui lecaractérisait :

« M. Wyvil vous réserve l’honneurd’accompagner sa fille. »

Alban n’avait pas sans doute le naturelreconnaissant, car sa figure devint sombre, presque menaçante,lorsqu’il vit l’élégant clergyman se pencher vers Émily, quisuivait M. Wyvil et Francine. Quant à Cécilia, qui avait jetéun regard furtif sur la physionomie morose de son cavalier, elleenviait mentalement le sort paisible de sa sœur qui dînaitcopieusement dans sa chambre, sous le couvert protecteur d’unemigraine pleine d’à-propos.

À table, sentant d’instinct qu’Alban Morrisdevait être manié avec beaucoup de délicates précautions, Mirabels’abstint d’abord de prendre la parole. Mais, entre le potage et lepoisson, il fit à Émily, sur le ton de la plus intime confidence,un aveu plein d’intérêt : « Je me suis pris de goût pourvotre ami M. Morris, dit-il. J’ai la faiblesse d’aimer ou dedétester les gens à première vue, et il avait éveillé chez moi laplus vive sympathie. Cause-t-il volontiers ?

– Je dirais même qu’il cause très bien,si vous n’étiez pas là, » repartit gracieusement Émily.

Mirabel n’était pas de ceux qui se laissentbattre par une femme en matière de compliments. Désignant d’ungeste plein de déférence Alban qui lui faisait vis-à-vis, ildit :

« Écoutons-le. »

La proposition, naturellement, était du goûtd’Émily, et elle servait le dessein de Mirabel, en lui permettantd’être tout entier à ce qui se passait autour de lui.

Alban, comme un homme bien élevé qu’il était,avait déjà maîtrisé sa mauvaise humeur, et, désireux d’effacer unepremière impression peut-être défavorable, il se mit en fraisd’esprit et d’amabilité. La douce Cécilia pardonna et oublia bienvite l’attitude maussade qui l’avait froissée. M. Wyvil étaitravi de trouver ces manières séduisantes dans le fils de son vieilami, Émily jouissait secrètement du succès de son fidèle et ferventadorateur. Enfin, Francine constatait avec satisfaction que Morrislaissait voir ses sentiments de façon assez claire pour découragerun rival.

Ces appréciations variées, mais toutesbienveillantes, tant que l’adversaire d’Alban resta silencieux,commencèrent à se modifier lorsque Mirabel, habile stratégiste,jugea bon d’entrer en lice.

Une remarque d’Alban lui offrit l’occasionqu’il cherchait. Il commença par approuver la remarque ; puisil la reprit, et la commenta, la broda à sa façon, brillant etfamilier à la fois, éloquent et amusant. Bref il prit, comme ondit, le dé de la conversation, sans que personne songeât à s’enplaindre, si ce n’est Alban, réduit à lui donner seulement laréplique. Mais, dès qu’Alban interrompait Mirabel, le charmantcauseur s’arrêtait aussitôt ; s’il le contredisait, le modesteclergyman disait de sa voix suave : « Je dois metromper. » Et il continuait à discuter en se plaçant toujoursau point de vue de son rival. Jamais homme du monde plus parfait nes’était assis à la table de M. Wyvil, pas un mot vif, pas ungeste impatient ne lui échappait.

Plus cette singulière lutte se prolongeait,plus Alban perdait de terrain. Cécilia ne l’écoutait plus qu’avecindifférence, Émily s’attristait, Francine s’exaspérait, etM. Wyvil, captivé, passait visiblement à l’ennemi.

Lorsque, le dîner achevé, on attela la voiturequi devait reconduire, au clair de la lune, le pasteur à sontroupeau, le triomphe de Mirabel était complet. Il avait su seservir d’Alban comme d’un repoussoir pour mettre en relief lecharme de sa parole et son irréprochable courtoisie, qualités qu’onlui connaissait bien, mais qu’on n’avait pas encore vu briller d’unaussi vif éclat.

Du moins, Mirabel parti, le dimanchepromettait de se passer en paix, grâce à son absence. La matinéecependant eut aussi son nuage.

Francine avait passé une mauvaise nuit. Riende bon pour ses desseins n’était résulté de la présence d’Alban àMonksmoor, au contraire ; il n’avait réussi qu’à rehausser parle contraste les séductions de Mirabel aux yeux d’Émily. Est-ce quecette lutte inégale allait aboutir à la victoire de celui qu’ellene voulait supérieur que pour elle ?

Francine, inquiète, était levée bien avant quele couvert du déjeuner fût mis. Si elle pouvait conseiller etguider Alban !

Sa chambre donnait sur la façade de la maison,et Morris passait justement sous sa fenêtre.

Elle n’hésita pas une minute, elle sortitvivement et le rejoignit.

« Bonjour, monsieur Morris. »

Il leva son chapeau sans parler, sans même laregarder.

« Nous avons les mêmes goûts, au moinssur un point, poursuivit-elle gracieusement ; nous aimons tousdeux à respirer l’air frais d’une belle matinée avant de nousmettre à table.

– Oui, » répondit Alban avec ce quela politesse a de plus laconique.

Toute autre jeune fille se fûtdécouragée ; Francine continua imperturbablement :

« Ce n’est pas ma faute, monsieur Morris,si nous ne sommes pas meilleurs amis. Pour une raison quelconque,vous semblez vous méfier de moi. Réellement, je ne sais commentj’ai pu mériter cette injure.

– Êtes-vous bien sûre del’ignorer ? » demanda-t-il en fixant sur elle ses yeuxpénétrants.

Le visage déjà dur de Francine devintabsolument rigide ; ses yeux, loin de se baisser, se levèrentsur ceux de Morris avec un éclair de défi.

Ainsi, pensait-elle, Alban ne s’y était pasmépris, il la tenait pour celle qui avait écrit le venimeux billetanonyme !

Une vieille femme momifiée par la pratiqued’un demi-siècle de fourberies n’aurait pas soutenu le choc decette découverte avec un calme plus diabolique que cette jeunefille de vingt ans.

« Peut-être aurez-vous la bonté de vousexpliquer plus clairement, dit-elle.

– Mon explication est d’une clarté plusque suffisante, répondit-il avec flegme.

– Alors il faudra que je me résigne àrester dans les ténèbres. Je voulais cependant vous servir etservir Émily. J’avais à vous mettre en garde contre quelqu’un quipeut vous nuire à tous deux. Daignerez-vous maintenant me prêterquelque attention ?

– Désirez-vous une réponse sincère, missde Sor ?

– J’insiste même pour l’obtenir.

– Eh bien, non, je ne suis pas disposé àvous écouter.

– Puis-je savoir au moins pourquoi ?Ou bien devrais-je, cette fois encore, rester dansl’ignorance ?

– Vous resterez, s’il vous plaît, livréeà votre propre ingéniosité. »

Francine le regarda fixement, la bouchecontractée par un sourire vipérin.

« Un de ces jours, monsieur Morris, jevous prouverai que mon ingéniosité justifiera cette flatteuseconfiance. »

Cela dit, elle lui tourna le dos et rentradans la maison.

Par bonheur, dans le cours de cette journée,quelques mots de la douce Émily accomplirent ce que les odieusesinsinuations de la méchante Francine n’auraient pu faire.

Émily et Alban marchaient, l’après-midi, dansles allées solitaires et ombreuses du parc. Émily dit tout àcoup :

« Ah ça ! mon cher monsieur Alban,vous n’allez pas être jaloux de notre spirituel ami, jesuppose ? Il me plaît fort, j’admire comme il sied sonverbiage ; mais…

– Mais vous ne l’aimez pas, dites ?vous ne l’aimez pas ? »

La vivacité de l’interruption fit sourireÉmily.

« Il n’y a pas de danger ! dit-elleen riant.

– Même si vous vous aperceviez qu’il estamoureux de vous ?

– Même en ce cas. Êtes-vous content,homme ombrageux ?

– Oh ! oui.

– Et vous me promettez de ne plus êtreimpoli avec M. Mirabel ?

– C’est pour lui que vous me demandezcela ?

– C’est pour moi. Je souffre quand vousn’êtes pas vous-même et que des étrangers peuvent vousméconnaître. »

La joie de l’entendre parler ainsi transfigurale jeune homme : toute sa jeunesse refleurissait sur son mâlevisage. Il avait pris la main d’Émily, mais son émotion lui coupaitla parole.

« Eh bien, reprit-elle, M. Mirabelpeut-il compter sur vos égards ?

– Oui, oui ! et même sur monadmiration, si cela vous fait plaisir. Oh ! Émily, vouscommencez donc à m’aimer un peu ?

– Je n’en sais trop rien.

– Comment faire pour le savoir ?

– Ah ! oui,comment ?… »

Elle ne dit pas autre chose, mais son frais etdoux sourire et l’incarnat velouté de ses joues parlaient avecassez d’éloquence.

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