Je dis non

Chapitre 5CHANGEMENT D’AIR

Les habitants de Netherwoods se levaient et secouchaient de bonne heure. Lorsque Alban et mistress Ellmotherarrivèrent à la porte, ils la trouvèrent fermée.

La seule lumière visible sur toute la façadefiltrait à travers les lames de la jalousie d’une desportes-fenêtres de Francine. Alban proposa de frapper à cettefenêtre pour se faire ouvrir ; mais mistress Ellmother s’yrefusa énergiquement.

« Ils ne peuvent pas être déjà touscouchés ! » dit-elle.

Et elle sonna.

Une seule personne était encore debout, lamaîtresse de la maison elle-même. Les deux retardatairesreconnurent sa voix lorsqu’elle leur cria de l’intérieur laquestion habituelle : « Qui est là ? » La porteouverte, miss Ladd regarda alternativement mistress Ellmother etAlban, de l’air de quelqu’un qui n’en croit pas ses yeux. Sasurprise, d’ailleurs, fit rapidement place à un accès de gaieté, etelle partit d’un grand éclat de rire.

« Fermez la porte, monsieur Morris,dit-elle ; après quoi vous serez peut-être assez bon pourm’expliquer ce que cela signifie. Avez-vous donné une leçon à laclarté des étoiles ? »

Mistress Ellmother avait fait un mouvement enavant, si bien que la lumière de la lampe que miss Ladd tenait à lamain tombait en plein sur son visage.

« Je me sens faible et étourdie,dit-elle ; laissez-moi gagner mon lit.

– Excusez-moi, dit doucement miss Ladd,j’ai parlé sans m’apercevoir que vous étiez souffrante. Que puis-jefaire pour vous ?

– Je vous remercie bien, madame ; ilne me faut qu’un peu de repos. Je vous souhaite lebonsoir. »

Alban suivit miss Ladd dans son cabinet. Ilavait eu à peine le temps de lui raconter les incidents de sarencontre avec mistress Ellmother, lorsqu’un coup frappé à la portevint les interrompre.

Francine était rentrée chez elle par laporte-fenêtre de la terrasse, et elle venait présenter des excusessoigneusement préparées. Sa figure aussi était composée et avaitune expression de confusion et de peine.

« Je vous demande pardon, miss Ladd, devenir vous déranger à pareille heure ; mais le fait est que jesuis inquiète au sujet de mistress Ellmother. Je vous ai entenduelui parler à l’instant dans le vestibule. Si elle est réellementmalade, c’est moi qui en suis cause.

– Comment cela, miss de Sor ?

– Je regrette de dire que je l’aieffrayée involontairement tout à l’heure en causant avec elle.Subitement, elle s’est précipitée vers la porte et est sortie encourant. Je croyais qu’elle s’était réfugiée dans sa chambre etn’avais nullement l’idée qu’elle pouvait être au jardin. »

Cette assertion audacieusement mensongèrecontenait un grain de vérité ; il était vrai que Francineavait cru mistress Ellmother retirée dans sa chambre, puisqu’ellel’y avait cherchée. Prise d’une certaine anxiété en voyant la piècevide, elle s’était avisée de descendre au jardin, avec quel succès,on le sait déjà. Dissimulant habilement cette circonstance, ellementit d’un air si innocent, qu’Alban y fut pris aussi bien quemiss Ladd.

Quand on en vint aux explications précises,Francine, qui se sentait en présence d’un témoin, eut soin de nepas outrager la vérité d’une façon flagrante. Tout en convenantqu’elle avait effrayé sa domestique par des histoires de sorcièrescomme on en racontait parmi les esclaves du domaine paternel, elleosa prétendre que, somme toute, elle n’avait à se reprocher qu’unemauvaise plaisanterie.

Le mensonge, cette fois, devenait évident pourAlban ; mais il garda le silence. Quant à miss Ladd, elleadressa à sa pensionnaire une sévère réprimande, que Francineécouta humblement et dans une attitude remplie de repentir fortconvenable. Après quoi, elle sortit, tenant son mouchoir sur desyeux parfaitement secs.

Alban put alors revenir, non sans certainesréserves, sur ce qui s’était passé entre lui et mistressEllmother.

« La terreur éprouvée par cette pauvrefemme, dit-il, aura eu du moins un bon résultat. Elle reconnaîtmaintenant qu’elle est malade et que l’air de Netherwoods contribueà sa maladie. Je lui ai conseillé de quitter cette maison. Nepourrait-on supprimer les délais habituels et la dispenser derevoir miss de Sor ?

– Qu’elle ne se tourmente pas à ce sujet,la pauvre créature, repartit miss Ladd. À tout hasard j’avaisstipulé que de part et d’autre on pourrait se séparer ens’avertissant huit jours à l’avance. À présent, le moins que puissefaire Francine, c’est de ne mettre aucune opposition au désir demistress Ellmother. »

Le lendemain était un dimanche.

Manquant à la règle, qu’elle s’imposaitd’ordinaire, de ne s’occuper de choses mondaines que pendant lesjours ouvrables, miss Ladd arrangea avec Francine que sa femme dechambre pourrait quitter Netherwoods dès le lundi, si toutefois sonétat de santé le lui permettait.

Mais ici se présentait une difficulté.Mistress Ellmother ne pouvait supporter la fatigue du voyagejusqu’au Cumberland, et son logement de Londres était occupé. Quefaire pour lui assurer provisoirement un asile avec un peu deconfort ? Miss Ladd en écrivit à Émily et la pria de luirépondre sans retard.

Dans le courant de la journée, Alban futappelé auprès de mistress Ellmother. Elle était anxieused’apprendre ce qui s’était passé entre lui et miss Ladd.

« Monsieur, avez-vous eu soin de ne pasparler de miss Émily ?

– Je n’y ai pas même fait allusion.

– Est-ce que vous avez causé avec miss deSor ?

– Non certes.

– Prenez garde ! elle tâchera devous agripper dans un coin pour savoir quelque chose.

– Qu’elle essaye ! je lui feraiconnaître, et en termes fort clairs, mon opinion sur soncompte. »

Mistress Ellmother questionna ensuite Albansur les circonstances qui lui avaient révélé le secret dont elle secroyait seule dépositaire depuis la mort de miss Létitia.

Sans l’alarmer inutilement sur le fait del’intervention du docteur Allday et de miss Jethro, il lui réponditsincèrement pour tout ce qui ne concernait que lui-même. Sacuriosité une fois satisfaite, elle parut fort disposée às’appesantir sur ce sujet, et indiquant du doigt le chat de missLadd profondément endormi à côté de sa soucoupe vide :

« Est-ce un péché, monsieur, de désirerêtre à la place de Tom ? Il ne se tracasse pas plus de la vieprésente que de la vie à venir. Si je pouvais seulement faire unbon somme comme lui, après avoir mangé mon dîner, sans plus penseraux gens qui seraient mieux au cimetière qu’en ce monde !…Miss Ladd dit que je suis libre, mais je ne sais seulement pas oùaller.

– Eh bien, en attendant, qu’est-ce quivous empêche de suivre, au moins pour aujourd’hui, l’excellentexemple de Tom et de savourer la minute présente dans ce bonfauteuil, sans vous inquiéter du lendemain ? »

Le lendemain arriva justifiant la philosophiede Tom et d’Alban. Émily avait répondu télégraphiquement à lalettre de miss Ladd :

« Je quitte Londres demain avec Cécilia,disait la dépêche ; nous allons à Monksmoor Park, Hants.Mistress Ellmother veut-elle prendre soin du cottage en monabsence ? Je serai absente un mois. Tout est prêt si elleconsent. »

Mistress Ellmother accepta la propositiond’Émily avec joie. En attendant le retour de la jeune fille, ellepourrait facilement s’arranger de façon à recouvrer son propredomicile. Ses adieux à miss Ladd furent empreints d’une profondegratitude, mais rien ne put la décider à prendre congé deFrancine.

« Soyez bonne pour moi jusqu’au bout,madame, dit-elle, ne prévenez pas miss de Sor que je m’envais. »

Miss Ladd, ne sachant rien des menaces quiavaient causé cette rancune, essaya doucement de faire revenir labrave femme à de meilleurs sentiments.

« Miss de Sor a reçu mes reproches avecun véritable regret ; elle se repent de vous avoir effrayée.Hier et aujourd’hui, à plusieurs reprises, elle s’est informée devous. Allons ! allons ! il faut savoir pardonner ;venez lui dire adieu. »

La réponse de mistress Ellmother futcaractéristique :

« Une fois à Londres, je lui ferai mesadieux… par le télégraphe. »

Ses dernières paroles furent pour Alban.

« Si vous en trouvez le moyen, monsieur,tenez-les séparées.

– Qui cela ? Miss de Sor etÉmily ?

– Oui.

– Que craignez-vous donc ?

– Je ne sais pas.

– Alors, il n’y a pas de raison à ce quevous me dites là, mistress Ellmother ?

– Peut-être bien que non. Mais ce qu’il ya de sûr, c’est que j’ai peur. »

L’heure de la classe d’Alban n’avait pasencore sonné, il resta sur la terrasse.

Tous deux parfaitement ignorants de ladécouverte de Francine, Alban et mistress Ellmother éprouvaientégalement la même impression de malaise à l’idée d’une intimitépossible entre les deux jeunes filles.

Indolente, vaniteuse, maligne, fausse, tousces défauts bien connus de Francine suffisaient assurément pourjustifier leur inquiétude, au cas où elle parviendrait jamais àgagner l’amitié de miss Brown. Alban se faisait ces raisonnements,et bien d’autres, sans parvenir à se satisfaire, et surtout sanspouvoir chasser le souvenir du dernier regard de mistressEllmother.

« Un homme doué d’un peu de sens commundirait que nous sommes dans un état morbide, pensait-il, et leshommes qui ont du sens commun ont quelquefois raison. »

Très absorbé par ses réflexions, il nes’apercevait pas qu’il était dans le voisinage périlleux de lafenêtre de Francine.

La jeune fille surgit tout à coup devantlui.

« Monsieur Morris, dit-elle, savez-vouspourquoi mistress Ellmother est partie sans me direadieu ?

– Elle craignait probablement, miss deSor, quelque nouvelle mystification de votre part. »

Francine le regarda fixement.

« Avez-vous une raison quelconque de meparler de la sorte ?

– Il ne me semble pas avoir parléimpoliment, si c’est cela que vous voulez dire.

– Non, ce n’est pas cela. Vous paraissezm’avoir prise en haine. Je serais bien aise de savoir pourquoi.

– Je déteste la cruauté, et vous avez agicruellement envers mistress Ellmother.

– Et en quoi ai-je été cruelle ?

– Vous savez aussi bien que moi, miss deSor, que je ne puis répondre à cette question. »

Francine le regarda de nouveau, les yeux dansles yeux.

« Dois-je comprendre que nous sommesennemis ? demanda-t-elle.

– Vous devez comprendre qu’un professeuremployé par miss Ladd ne peut pas toujours exprimer ses sentimentsavec une absolue franchise, quand il s’adresse à une despensionnaires de la maison.

– Si cette phrase a un sens, monsieurMorris, elle signifie que nous sommes ennemis.

– Elle signifie, miss de Sor, que je suismaître de dessin et que je vais faire mon cours. »

Francine rentra chez elle soulagée du dernierdoute qui l’inquiétait encore : évidemment Morris n’avaitaucun soupçon qu’elle eût entendu sa conversation avec mistressEllmother.

Quant à l’usage qu’elle aurait à faire de sadécouverte, elle résolut d’attendre et de se laisser guider par lesévénements. Présentement sa curiosité et son amour-propre setrouvaient satisfaits : elle avait joué mistress Ellmother etce triomphe lui suffisait jusqu’à nouvel ordre. Tant qu’Émilyresterait son amie, ce serait une méchanceté inutile que de luirévéler la terrible vérité. Il est vrai qu’à Brighton il y avait euentre elles un léger froid ; mais Francine, encore sousl’influence du charme magnétique qu’Émily exerçait sur tout ce quil’entourait, s’avouait volontiers qu’elle avait été laprovocatrice. « J’arrangerai tout cela, pensait-elle, quandnous nous reverrons à Monksmoor Park. »

Elle ouvrit son bureau et écrivit à Cécilia lalettre la plus brève mais aussi la plus tendre :

« Je suis entièrement à la disposition dema charmante amie. Son jour sera le mien. Oserais-je ajouter queplus il sera rapproché plus je serai contente. »

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