Je dis non

Chapitre 3CLAIRVOYANCE DU DOCTEUR

Ce soir-là, mistress Ellmother fit le thé plustôt qu’à l’ordinaire. Se voyant seule avec Émily, l’idée lui vintque l’occasion était bonne de plaider la cause d’Alban. Elle setrompait ; le moment était on ne peut plus mal choisi. À peinele nom de l’artiste lui eut-il échappé qu’un regard de sa jeunemaîtresse lui coupa la parole.

Émily avait à lui parler d’autre chose, ouplutôt d’une autre personne, – de miss Jethro.

Mistress Ellmother se récria à son tour.

« Ne revenez pas à cette vieillehistoire ! dit-elle. En quoi ça vous regarde-t-il, missJethro ?

– Cela m’intéresse plus que vous ne lepensez. Je sais maintenant pourquoi elle a été contrainte dequitter la pension.

– Pardon, miss ! c’estimpossible.

– Elle a quitté la pension, continuaÉmily, pour un motif très grave : miss Ladd a découvert queses références étaient fausses.

– Bonté divine ! qui est-ce qui a puvous dire ça ?

– Vous voyez que je suis au courant. J’aidemandé à miss Ladd comment elle avait eu cette information, ellen’a pu me répondre : elle avait promis le secret audénonciateur… Eh bien, je ne le lui ai pas dit à elle, mais je vousle dis à vous : je crois connaître le nom de cettepersonne.

– Non, ça ne se peut pas, repartitmistress Ellmother avec une obstination exaspérée. Commentpourriez-vous le connaître ?

– Désirez-vous que je vous répète ce quej’ai entendu dans la pièce voisine le jour où ma tante semourait ?

– Laissez cela, miss Émily, pour l’amourde Dieu, laissez cela !

– Croyez-vous que cela me soitpossible ? Il m’est odieux de soupçonner ma tante, et cela surdes indices fournis par son délire. Si vous m’aimez, dites-moi lavérité.

– Aussi vrai que j’espère aller au ciel,miss Émily, je n’en sais pas plus long que vous, je ne peux quesupposer et deviner. Ma maîtresse ne se fiait à moi que tout juste.Vous savez, j’ai souvent la langue un peu rude, ça l’avaitoffusquée, elle ne m’a plus rien dit.

– Sur quoi l’aviez-vousoffensée ?

– Si je vous raconte ça, il faudra parlerde votre père.

– Oh ! oui, oui ! parlez-moi delui !

– Il n’y a rien, dans ce que j’ai à vousdire, absolument rien qui soit à blâmer dans votre père. Si je n’enavais pas la certitude, vous n’obtiendriez pas un mot de moi. Maisquoi ! il pouvait être le roi des hommes… ça n’empêche qu’ilétait amoureux de miss Jethro… Qu’est-ce que vousavez ? »

Émily pensait à sa conversation nocturne avecla sous-maîtresse renvoyée.

« Rien ! fit-elle, continuez.

– S’il n’avait pas voulu tenir la chosesecrète, reprit mistress Ellmother, votre tante ne se serait jamaismis dans la tête qu’il y avait du mal dans cette liaison, puisqu’ilne voulait pas l’avouer. Je conviens qu’au commencement, je l’aiaidée dans sa surveillance ; mais c’est parce que j’avais laconviction qu’elle ne trouverait rien contre le maître. Il avaitcoutume de s’absenter assez souvent pendant quelques jours ;c’était pour aller voir miss Jethro. Mais nous n’avions pas pudénicher son adresse. Plus tard, votre tante a fini parl’apprendre, je ne sais par quel moyen. Elle dépensait beaucoupd’argent à payer des canailles qui épluchaient par le menu toute lavie de miss Jethro. Je suis obligée de le dire, miss Létitiaportait une haine de vieille fille à la belle jeune femme qui avaitsu captiver son frère. Je n’oserais compter combien de fois nousavons farfouillé dans les lettres que le maître, trop confiant,oubliait de mettre sous clef. Mais, un jour, j’ai lu un passage deson journal qui m’a fait rougir de moi-même. Je l’ai montré à missLétitia, en lui déclarant qu’il ne fallait plus compter que je memêlerais encore de ses vilaines manigances. Je n’ai pas gardé copiede ce passage, mais je me le rappelle, comme par cœur :« Il n’y a rien que de pur dans le profond sentiment que j’aivoué à la femme que j’aime ; rien qui puisse diminuer monamour pour mon enfant ; rien dont j’aie à rougir devant mafille. » – Allons, voilà que je vous ai fait pleurer !…Tenez, miss, je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire.Laissez-moi m’en aller à ma besogne, à présent ; ça vaudramieux. »

Et elle sortit précipitamment.

Cependant le soir était venu, et le docteur neparaissait pas. N’avait-il donc pu disposer de quelquesminutes ? ou bien le monsieur si obligeant avait-il, malgréson empressement, oublié sa commission ?

Ce soupçon faisait injure à Mirabel qui, selonsa promesse, était retourné chez le médecin. Il l’avait trouvécette fois.

Introduit à son tour dans le cabinet deconsultation, Mirabel avait reçu du docteur le meilleur accueil.Seulement, dès qu’il avait énoncé l’objet de sa visite, lesmanières de M. Allday avaient subi une altération bizarre.

Il regardait Mirabel d’un air de curiositéinquiète. Même, au bout d’un instant, il s’arrangea de façon à voiren pleine lumière le visage du visiteur.

« Il me semble, monsieur, vous avoir déjàvu, lui dit-il.

– Je regrette d’avouer que je ne m’ensouviens nullement, répliqua Mirabel.

– C’est donc, alors, que je me trompe…J’irai voir miss Émily, monsieur, vous pouvez y compter. »

Resté seul dans son cabinet, le docteurnégligea de sonner pour faire introduire un autre malade. Il tiravivement son registre du tiroir de son bureau et courut au mois dejuillet.

Vers le 15, se trouvait cettemention :

« Reçu la visite d’une dame mystérieusese donnant le nom de miss Jethro. Notre conférence a abouti à unrésultat fort inattendu. »

Non, ce n’est pas cela qu’il cherchait.Peut-être était-ce plus loin ? Il continua de parcouriravidement le registre.

Les yeux du docteur dévoraient rapidement lapage du haut en bas ; ils s’arrêtèrent aux lignessuivantes :

« Fort inquiet des découvertes que missÉmily pourrait faire dans les papiers de sa tante, je lui ai renduvisite aujourd’hui. Tous les papiers avaient été détruits, Dieusoit loué, sauf la circulaire offrant une récompense pour ladécouverte de l’assassin.

» Émily était très surprise qu’après unsignalement aussi minutieux, répandu partout, le misérable ait pus’échapper. Elle m’a lu le signalement en question de sa jolie voixclaire : « Âge supposé, vingt-huit à trente ans. Un hommefort bien pris dans sa petite taille. Teint blanc et rose, traitsdélicats, yeux bleu clair. Cheveux blonds coupés très courts.Figure complètement rasée, à l’exception d’une étroite ligne defavoris. » Émily se demande comment le fugitif a pu sedéguiser. Je lui réponds que rien ne lui aura été plus facile, letemps aidant, que de laisser pousser ses cheveux et sa barbe. Émilyne semble pas convaincue. »

Tout en refermant son registre, le docteur mitla main sur le timbre.

« C’est curieux ! pensait-il, cemonsieur m’a rappelé ma discussion d’il y a deux mois avec Émily.Était-ce à cause de cette magnifique chevelure bouclée ou de cettebarbe plus magnifique encore ? Bon Dieu ! si j’avaispourtant mis la main !… »

Il fut interrompu par l’entrée de sonmalade.

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