Je dis non

Chapitre 16« BONY »

Mistress Ellmother ne franchit le seuil de laporte, sur l’invitation d’Émily, qu’avec une visiblerépugnance.

« Depuis qu’Émily ne l’avait vue, lavieille servante semblait s’être efforcée de justifier le sobriquetdont l’avait affublée sa maîtresse : elle avait encore maigri.Sa robe flottait sur son corps anguleux ; et les pommettes deses joues étaient plus saillantes que jamais.

Ce ne fut qu’en hésitant qu’elle se décida àprendre la main qu’Émily lui tendait.

« J’espère que vous allez bien,miss, » dit-elle.

Sa voix bourrue et ses manières tranchantesd’autrefois avaient totalement disparu.

– Je vais bien, reprit doucement Émily.Mais vous-même, est-ce que vous avez été malade ?

– C’est ma vie d’oisiveté qui me ronge,miss Émily. J’ai besoin de travail, j’ai besoin de medistraire. »

Tout en parlant, elle avait jeté les yeuxautour d’elle et avait aperçu Francine, qui l’examinaitcurieusement.

« Vous avez de la compagnie, missÉmily ; je m’en vais et je reviendrai une autrefois. »

Francine intervint avant qu’elle eût gagné laporte.

« Ne partez pas, je désire vousparler.

– Vous, miss ! et de quoidonc ? »

Les yeux des deux femmes serencontrèrent ; – l’une bien près du terme de la vie, cachantsous un extérieur fruste et rugueux une âme tendre et fidèle, –l’autre, jeune d’années, mais sans une seule des grâces et descharmes de la jeunesse, aussi dure de cœur que rude demanières.

Toutes deux silencieuses, elles restaient faceà face, inconscientes de la destinée qui les poussaitinexorablement en avant.

Émily présenta mistress Ellmother àFrancine.

« Dans votre intérêt, lui dit-elle,écoutez mademoiselle. »

Mistress Ellmother n’eut pas l’air de sesoucier le moins du monde de ce qu’une étrangère pouvait avoir àlui communiquer ; ses yeux restaient fixés sur la carte oùétait écrite sa requête à Émily.

Francine, qui l’épiait, devina ce qui sepassait en elle. Peut-être fallait-il se concilier la vieille parune petite attention. Elle se tourna donc vers Émily en désignantla carte du geste :

« Vous n’avez pas encore, dit-elle,répondu à mistress Ellmother.

« Je ferai ce que vous me demandez, ditalors Émily à la vieille bonne ; mais est-il bien prudent derentrer au service à votre âge ?

– Toute ma vie j’ai été habituée àservir, miss Émily, voilà une de mes raisons. Et puis le travailm’aidera peut-être à me débarrasser de mes pensées, voilà l’autre.Si vous pouviez me trouver une place quelque part, ça m’obligeraitfièrement.

– Et si je vous disais de revenir vivreprès de moi ? »

La tête de mistress Ellmother retomba accabléesur sa poitrine.

« Merci, miss ; merci bien :mais ce serait inutile, voyez-vous.

– Pourquoi inutile ? » demandaFrancine.

Mistress Ellmother ne répondit pas.

« Miss de Sor vous adresse la parole,observa doucement Émily.

– Et faut-il que je réponde à miss deSor ? »

Francine eut tout à coup l’idée qu’Émily avaitreçu les confidences de mistress Ellmother et qu’elle n’affectaitd’en rien connaître que pour esquiver des questions gênantes. Maiselle jugea bon de ne point manifester ouvertement sa méfiance.

« Je crois pouvoir vous offrir l’emploique vous désirez, dit-elle à mistress Ellmother. En ce moment jeréside à Brighton, chez une dame qui a été la maîtresse de pensiond’Émily et j’ai besoin d’une femme de chambre. Êtes-vous disposée àaccepter mon offre ?

– Certainement, miss.

– En ce cas, vous ne pouvez guère vousrefuser de répondre à la question habituelle : pourquoiavez-vous quitté votre dernière place ? »

Mistress Ellmother se tourna versÉmily :

« Avez-vous dit à cette jeune damecombien de temps j’y suis restée, dans cette dernièreplace ? »

Le tour que prenait l’entretien évoquait chezÉmily de mélancoliques souvenirs, et la patience féline aveclaquelle Francine marchait à son but lui portait sur les nerfs.

« Oui, dit-elle, je vous ai rendujustice, j’ai attesté vos longues années de travail et defidélité. »

Mistress Ellmother se tourna versFrancine.

« Vous savez donc, miss, que j’ai servima défunte maîtresse pendant plus de vingt-cinq ans. Cela,j’espère, vous fera renoncer à votre envie de savoir pourquoi jel’ai quittée. »

Francine répliqua avec un sourirehautain :

« Eh mais, ma brave femme, ça ne fait quem’intriguer davantage ! Vous passez vingt-cinq ans chez votremaîtresse, puis tout à coup vous l’abandonnez. Un procédé siétrange exige des explications. Réfléchissez, vous en conviendrezvous-même.

– Je n’ai pas besoin de réfléchir ;ce que j’avais en tête le jour où je suis partie ne regarde que moiet je ne dirai ce que c’était ni à vous ni à personne. »

Le ton de cette réponse de mistress Ellmotherrappelait son ancienne manière, et Francine comprit qu’il étaitnécessaire de céder, au moins en apparence. Quant à Émily, elledemeurait silencieuse, toute au souvenir cruel des derniers joursde la maladie de sa tante.

Elle commençait à regretter d’avoir misFrancine en rapport avec mistress Ellmother.

« Je ne veux pas insister sur ce quisemble vous être un sujet pénible, reprit Francine d’un tongracieux. D’ailleurs, je n’avais nulle intention de vous blesser.Vous n’êtes pas fâchée, j’espère ?

– Seulement un peu chagrine, miss. Il y aeu un temps où je me serais fâchée, mais ce temps-là est bienloin. »

Ceci fut dit d’un ton de résignationdouloureuse.

Émily avait entendu. Son cœur se serra encomparant le passé et le présent. Cette pauvre bonne vieille quil’accueillait jadis si cordialement pendant les vacances !…Les larmes lui vinrent aux yeux et l’insistance sans pitié deFrancine lui parut une injure personnelle.

« Laissez cela, lui dit-ellevivement.

– Veuillez, ma chère, me permettred’arranger à ma guise mes propres affaires, » repritFrancine.

Francine poursuivit froidement en s’adressantà la vieille bonne :

« Dites-moi, quelles sont vosaptitudes ? Savez-vous coiffer ?

– Oui.

– C’est que je dois vous prévenir que jesuis très difficile.

– Ma défunte maîtresse l’étaitégalement.

– Êtes-vous bonne couturière ?

– Aussi bonne que je l’ai jamais été.Seulement, il me faut maintenant des lunettes. »

Francine se tourna vers Émily.

« Voyez comme nous nous entendons déjà,c’est de bon augure. Je suis une étrange fille, mistressEllmother ; je me prends à première vue de sympathie oud’antipathie pour les gens. Vous, c’est la sympathie que vousm’inspirez. J’espère que c’est réciproque. Il ne vous reste plusqu’à plaire à miss Ladd, et certainement je ferai de mon mieux pourqu’il en soit ainsi. Je prierai même miss Ladd de ne pas vousadresser la question défendue.

– Dois-je comprendre, miss, que vous meprenez à votre service ?

– Encore une fois, répliqua Francine, ilme faut, pour vous engager, l’approbation de miss Ladd. Voulez-vousvenir à Brighton ? Je vous payerai votre voyage.

– Ne vous inquiétez pas de mon voyage,miss. Renoncez-vous à vouloir me faire parler ? Voilàl’essentiel.

– Oui. Pourquoi voustourmenterais-je ? Vous n’êtes pas de celles que l’onconfesse.

– Je suis en train d’arranger mes robes,reprit mistress Ellmother, parce que, de jour en jour, je deviensplus maigre, – n’est-ce pas, miss Émily ? Cette besogne nesera pas terminée avant jeudi.

– Venez vendredi alors, dit Francine.

– Vendredi ! exclama miss Ellmother,vous oubliez que le vendredi est un mauvais jour.

– Je l’oublie, certes. Commentpouvez-vous être si absurdement superstitieuse ?

– Appelez ça comme vous voudrez, miss.J’ai mes raisons pour croire ce que je crois. Je me suis mariée unvendredi et Dieu sait ce que le mariage a été pour moi !Superstitieuse ! vraiment ! Si vous saviez ce que j’aivu ! J’ai eu une sœur qui a fait une fois partie d’un dîner detreize personnes, elle est morte dans le courant de l’année. Sivous voulez vous arranger avec moi, je n’irai pas vous voir avantsamedi.

– Comme il vous plaira, réponditFrancine ; voici l’adresse. Arrivez sur les midi, on vousdonnera à déjeuner. N’ayez pas peur, on ne sera pas treize àtable !… Mais que ferez-vous s’il vous arrive par malheur derenverser la salière ?

– Je prendrai entre le pouce et l’indexune pincée, que je jetterai par-dessus mon épaule gauche, repartitgravement mistress Ellmother. Je vous salue, miss. »

Émily reconduisit la visiteuse jusqu’auvestibule.

Elle en avait assez entendu pour tâcher, dumoins, de mettre mistress Ellmother en garde contre l’impitoyablecuriosité de Francine.

« Croyez-vous que vous pourrez êtreheureuse chez cette dame ? dit-elle.

– Je vous ai déjà dit, miss Émily, quej’ai besoin de fuir mon logis et mes propres pensées ; peuimporte où j’irai, pourvu que je réussisse à medistraire. »

Mistress Ellmother fit une pause et repritd’un air pensif :

« Si les morts savent ce qui arrive àceux qu’ils ont laissés se débattre dans ce triste monde, s’ils lesavent, il y a une morte qui voit ce que j’endure et qui me plaint.Adieu, miss Émily, ne pensez pas plus de mal de moi que je n’enmérite. »

Émily rentra au salon. La seule ressource quilui restât était de faire appel à la générosité de Francine.

« Est-ce bien vrai que vous avez renoncéà votre projet ? lui dit-elle.

– Quel projet ? celui de confessercette vieille folle ?

– Ne la tourmentez pas, la pauvrecréature, dit Émily. Si bizarre que paraisse sa conduite, je suissûre qu’elle n’a eu que des motifs honnêtes. Laissez-la garder enpaix son inoffensif petit secret.

– Oh ! certainement, certainement,répondit Francine en riant.

– Pourquoi me parlez-vous de ce tonléger ? Je ne vous crois pas, Francine.

– En vérité ?… Mais pardon, machère, me voilà comme Cécilia ; je commence à mourir defaim.

– Ah ! véritablement, Francine, vousn’avez pas de cœur.

– Ceci veut-il dire que je n’aurai àmanger que si je parle avec sincérité ? Si encore vous medonniez vous-même l’exemple. Voyons, si je vous promettais de nejamais rien trahir à mistress Ellmother de ce que vous m’avezdit ?…

– Pour la dernière fois, Francine, jeveux bien vous répéter que je n’en sais pas plus que vous. Me direque vous ne me croyez pas équivaudrait à un démenti. Et, dans cecas, je vous prierais de sortir, car je n’admets pas d’insolencechez moi. »

Francine se sentit contrainte de céder, dumoins en apparence ; car elle restait persuadée qu’Émily latrompait.

« Eh bien, reprit-elle, je crois que vousne savez rien de la vieille bonne et je vais vous avouer, en toutesincérité, ce que je veux faire. Oui, vraiment, j’entends avoir ledernier mot de votre mistress Ellmother. Elle m’a battue cette foiset je veux ma revanche.

– Vous n’y réussirez pas, Francine,soyez-en sûre.

– Ma chère, je suis ce que les collégiensappellent un cancre, d’accord. Mais laissez-moi vous dire unechose : je n’ai pas vécu pour rien dans une maison peuplée dedomestiques noirs.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Vous ne devinerez jamais, monintelligente amie ; ainsi ne vous tracassez pas la cervellelà-dessus. En attendant, veuillez ne pas oublier les devoirs del’hospitalité et sonnez, je vous prie, pour qu’on apporte lelunch. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer