Je dis non

Chapitre 4 ÀLA RECHERCHE D’UN AMI

Miss Ladd venait à peine de partir lorsqu’ilarriva au cottage un paquet portant le nom et l’adresse du libraireexpéditeur. Le paquet était très épais et très pesant. « C’estde quoi lire pour le reste de ses jours ! » pensamistress Ellmother, qui pliait sous le poids en montantl’escalier.

Elle sortait après avoir déposé son fardeau,Émily la rappela.

« J’ai une recommandation à vous faireavant l’arrivée de miss Wyvil. Ne lui dites pas, ne dites àpersonne quelle a été la véritable fin de mon père. Nos confidencespourraient aller plus loin que nous ne voudrions. Et puis, nousignorons quel peut être le meurtrier ; le moindre mot pourraitle mettre sur ses gardes.

– Oh ! miss, est-ce que vous pensezencore à ça ?

– Je ne pense pas à autre chose.

– Tant pis ! C’est mauvais pourl’esprit, miss Émily, et mauvais aussi pour le corps ; votrefigure le montre assez. Avant de rien faire je voudrais vous voirprendre conseil de quelque ami prudent et sage.

– Dans ma situation, à qui pourrais-je meconfier ? dit Émily en soupirant.

– Il y a le bon docteur ; vous nevous méfiez pas de lui, j’imagine.

– C’est vrai ; qui sait si je n’aipas eu tort de refuser de le voir ? »

Mistress Ellmother s’empressa de profiter decette concession.

« Le docteur Allday va peut-être vousfaire prochainement sa visite. Si ce n’est pas ce soir, ce serademain.

– Voulez-vous dire que vous l’avez envoyéchercher ?

– Ne vous fâchez pas, je l’ai fait àbonne intention. Et M. Mirabel m’a approuvée.

– M. Mirabel ! Vous l’avezvu ! Que lui avez-vous dit ?

– Rien, si ce n’est que vous étiezmalade. Alors il m’a offert d’aller prévenir le docteur… Il doitrevenir chercher de vos nouvelles. Voudrez-vous lerecevoir ?

– Je n’en sais rien, je verrai. Faitesmonter ici miss Wyvil aussitôt qu’elle sera arrivée.

– Faut-il préparer une chambre pourelle ?

– Non, elle descend, avec son père, dansleur maison de Londres. »

Émily semblait charmée de n’avoir pas à logerCécilia. Et lorsque cette chère, cette fidèle amie fut enfin auprèsd’elle, il lui fallut faire un effort pour répondre avec uneapparence de gratitude à la cordiale sympathie qu’elle luitémoignait. Et lorsque cette amie eut pris congé, Émily ressentitune très ingrate mais très réelle sensation de délivrance :elle n’était plus obligée de se contraindre, elle pouvaits’appesantir en toute liberté sur l’affreuse pensée qui la hantait,qui la possédait tout entière !

Au-dessus de l’amour, au-dessus de l’amitié,au-dessus de la joie de vivre naturelle à la jeunesse, planaitmaintenant l’immuable résolution de venger la mort de son père.

Les souvenirs tendres et sacrés que lui avaitlaissés ce père la brûlaient, suivant sa propre expression, commeun fer rouge.

Ce n’était point, en effet, une affectionordinaire que celle qui jadis avait étroitement uni le père etl’enfant. Émily privée de mère, de frères et de sœurs, avait dûtoutes les joies, toutes les effusions de sa vie solitaire au seulprotecteur qui lui restât. Se résigner à la perte de ce douxcompagnon, si vénéré et si aimé, avait paru jusque-là un supplicebien cruel à la jeune fille. Mais, quand elle avait appris quecette douleur terrible lui avait été infligée non par la maladie,mais par la main d’un criminel, l’âme passionnée d’Émily s’étaitrévoltée.

À peine la porte s’était-elle fermé sur sonamie, qu’elle revenait à son absorbante préoccupation.

Les ouvrages qu’elle avait demandés et qu’ellevenait de recevoir devaient suppléer à son inexpérience, larenseigner sur les périls et les embûches dont était semée la routequ’elle voulait suivre.

Elle les étala fébrilement sur la table.

Durant les longues heures de cette nuit,tandis que la fidèle servante croyait sa maîtresse endormie, Émilyse plongea dans la lecture des livres spéciaux, anglais etfrançais, sur la police et les policiers, sur les ruses, lesdéguisements, les stratagèmes dont on usait pour découvrir lescriminels. De ces ouvrages techniques elle passa aux œuvresd’imagination, aux romans dont l’intérêt repose sur un crimesecrètement commis.

La nuit s’écoula, l’aube vint blanchir lesvitres de sa fenêtre, la jeune fille feuilletait toujours livreaprès livre, sans rien acquérir que la désolante conviction de sonimpuissance.

Chaque page qu’elle tournait lui révélait unnouvel obstacle opposé à son âge et à son sexe. Pouvait-elle semêler à la tourbe, familière à ceux qui, par vocation ou par goûtlittéraire, poursuivent le crime jusque dans ses plus hideuxrepaires ? Non, c’était impossible ! Une femme, une jeunefille qui se consacrerait à une œuvre semblable s’exposerait àtoutes sortes d’insultes et d’outrages abominables.

Elle eut un frémissement de répulsion, etbrisée, à bout de forces, elle se traîna jusqu’à son lit, secroyant, se sentant la plus malheureuse créature de la terre ;pourquoi, à elle, jeune fille et presque enfant, le sort luiavait-il dévolu la tâche d’un homme ?

Fidèle à la promesse qu’il avait faite àMirabel, le docteur Allday se présenta le lendemain, de très bonneheure, chez Émily.

« Eh bien ! qu’a donc votre joliemaîtresse ? dit-il de sa voix la plus bourrue à mistressEllmother, qui lui ouvrait la porte. De quoi s’agit-il ? D’unaccès d’amour, de jalousie ?… ou tout bonnement d’une robe quine va pas ?

– Miss Émily vous expliquera çaelle-même, monsieur ; on m’a défendu de rien dire.

– Ça n’empêche que vous comptez bavarderun brin, je suppose ?

– Ne plaisantez pas, monsieur ledocteur ! Nous ne sommes pas gais ici, je vous assure.Préparez-vous à être surpris, voilà tout. »

Au même moment, Émily ouvrait la porte dusalon, en disant d’une voix impatiente :

« Entrez donc, docteur, je vousprie ! »

Le docteur la regarda, et sa figure exprimasoudain l’inquiétude.

« Oh ! oh ! ma chère enfant,s’écria-t-il, mais vous avez l’air bien malade ! »

Il voulait lui tâter le pouls, elle retira samain.

« C’est au cœur que je souffre, et mespulsations, qu’elles soient lentes ou rapides, ne peuvent pas vousindiquer le moyen de guérir une angoisse toute morale. J’ai besoinde conseils, j’ai besoin d’aide. Ce n’est pas au médecin que jem’adresse, c’est à l’ami. Cher docteur, vous avez toujours été bonpour moi, voulez-vous l’être encore ?

– Que faut-il que je fasse ?

– Promettez-moi de tenir secret ce que jevais vous raconter, et écoutez-moi patiemment.

– Je vous écoute. »

Tout préparé qu’il était à être surpris, larévélation d’Émily suffoqua le docteur. Silencieux, il regardait lajeune fille d’un air effaré. D’où venait cette soif étrange etsubite du châtiment ? Qu’est-ce qui lui avait inspiré cetterésolution violente de trouver, de punir l’assassin ? Est-ceque, par hasard, la vue de Mirabel avait produit sur elle la mêmeimpression que sur lui ?

« S’il vous arrivait de rencontrerl’auteur supposé du crime, dit-il, croyez-vous que vous pourriez lereconnaître ?

– Non, assurément, docteur. Mais vousavez, vous, l’expérience, et, si vous vouliez… »

Il l’interrompit brusquement.

« Ma profession me suffit, ma chèreenfant ; je n’ai aucune des facultés du policier. Mais, s’ilvous faut un aide, que ne vous adressez-vous à votre ami ?

– Quel ami ?

– M. Alban Morris.

– Ne me parlez pas de lui, je vousprie.

– Comment ! M. Morris vousaurait-il refusé son concours ?

– Je ne l’ai pas sollicité.

– Pourquoi ? »

Avec le docteur, on n’avait pas lechoix : il fallait ou répondre à ses questions ou le fâcher.Émily aima mieux ne pas lui cacher les raisons qu’elle croyaitavoir de se plaindre d’Alban.

« Votre façon de juger la conduite deM. Morris me surprend, dit le docteur. Il n’y a pas là l’ombrede raison. »

Il se disait que, lui aussi, il était coupabled’avoir tenu sa jolie cliente dans l’ignorance de la vérité.

« Pardonnez-moi et soyez indulgent pourmoi. Je ne peux pas raisonner, voyez-vous. Je ne peux que sentir.Le tort impardonnable d’Alban Morris, c’est que, par son fait, jesuis honteuse de moi-même, indignée contre moi-même. Ah !docteur, quand je pense que j’ai lu froidement, indifféremment, lamort de mon bien-aimé père ! Laissons cela. Pardonnez-moi uneimpression dont je ne suis pas maîtresse et ne me refusez pas voslumières, votre appui !

– Mais, enfin, mon enfant, qu’est-ce queje puis ?

– Vous pouvez toujours me dire si voussavez quelque chose des personnes ?…

– Quelles personnes ?

– Celles que je soupçonne.

– Qui soupçonnez-vous ?

– Eh bien, d’abord, cette maîtressed’auberge de Zeeland. Je m’explique à présent les façons bizarresde mistress Rook, à Netherwoods, en voyant de près monmédaillon.

– Je n’ai de ma vie ni vu ni connumistress Rook, dit sèchement le docteur.

– Et miss Jethro ?… demandaÉmily.

– De quoi soupçonnez-vous missJethro ? fit le docteur, dont l’intérêt parut seréveiller.

– Je la soupçonne tout au moins d’ensavoir plus long qu’elle ne veut l’avouer sur la mort de monpère.

– Oh ! là-dessus je suis de votreavis, dit franchement le docteur. Mais si je la connais, elle, sije l’ai vue, je suis d’autant plus à même de vous prévenir tout desuite d’une chose : c’est perdre son temps et son souffle qued’essayer de découvrir le côté faible de missJethro ! »

Émily secoua tristement la tête.

« J’ai peur, dit-elle, d’être la dernièrepersonne à qui miss Jethro voudrait faire une confidence.

– En vérité ? fit le docteur ;et pourquoi ?

– À cause de ma tante.

– Qu’est-ce donc que, selon vous, votretante aurait fait à miss Jethro ?

– Je crains bien qu’elle n’ait contribuéà la faire renvoyer de chez miss Ladd.

– Ah ! ah ! Si cela vous étaitprouvé, dit le docteur, cette certitude vous éloignerait donc demiss Jethro ?

– Je n’oserais plus l’aborder, même si lehasard nous mettait en présence l’une de l’autre.

– Très bien ! En ce cas, je puisvous dire d’une façon positive que c’est votre tante qui a faitmettre miss Jethro à la porte.

– Vous êtes sûr ?…

– Oui ; et s’il vous faut despreuves, je vous enverrai une lettre que j’ai trouvée au cottage etqui ne vous laissera aucun doute.

– Mais pourquoi ne m’apprenez-vous celaqu’aujourd’hui ?

– Parce que je n’avais pas jusqu’ici deraison de vous en parler.

– Et maintenant ?…

– Maintenant cette révélation me sert àvous tenir à distance respectueuse de miss Jethro. C’est toujoursça de gagné ! Ah ! s’il m’était de même possibled’arracher de votre cervelle le projet extravagant que vous avezformé !

– Le projet extravagant !… répétaÉmily. Docteur, vous aurez donc la cruauté de m’abandonner à messeules forces, quand j’ai tant besoin d’aide et desympathie ? »

Il fut ému de cet appel.

« Ma pauvre enfant, dit-il, ce qui seraitvraiment cruel, ce serait de vous encourager. L’entreprise àlaquelle vous parlez de vous consacrer corps et âme convient si peuà une jeune fille ! Réfléchissez, je vous en conjure !prenez du moins le temps de réfléchir ! Et si, aprèsréflexion, vous ne voulez décidément pas céder, eh bien, alors… –Sa voix trembla et ses yeux se mouillèrent. – Non !s’écria-t-il avec une fureur subite, je vais dire et faire desbêtises si je reste ici une minute de plus… Adieu ! »

Et il sortit.

Émily alla à la fenêtre tout inondée de lalumière d’une radieuse matinée.

Ainsi elle n’avait personne pour la secourir,personne pour la comprendre ; elle n’avait rien autour d’ellequi lui parlât d’espérance, rien que ce ciel éclatant, maishélas ! si loin d’elle !

Elle se détourna de la fenêtre avec un gestede découragement.

« Le soleil, pensait-elle, brille surl’assassin aussi joyeusement que sur moi ! »

Elle s’assit à sa table et, comme le lui avaitdemandé le docteur, elle s’efforça de réfléchir. Ses amis – et elleen avait bien peu – s’accordaient tous à lui donner tort. Ah !ils n’avaient pas perdu, eux, ce qu’ils aimaient le mieux au mondepar le fait d’un crime ! ils n’avaient pas à se dire que lecriminel était resté libre !

« Pourquoi ne suis-je pas un homme ?se disait-elle. Pourquoi, du moins, n’ai-je pas unami ? »

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