Je dis non

Chapitre 2RELATION d’ALBAN MORRIS

« Les informations que j’ai obtenues demiss Jethro ne m’ont été communiquées par elle qu’à la conditionexpresse que je ne révélerais pas le lieu de sa résidence.

» – Laissez-moi, m’a-t-elle dit, échapperà l’attention des hommes aussi complètement que je suis sortie deleur vie. Je désire être oubliée par quelques-uns et resterabsolument inconnue pour les autres.

» Sous cette réserve, elle m’a autorisé àécrire le récit de notre entrevue, que je n’osais confieruniquement à ma mémoire.

I. – Miss Jethro me reçoit.

» Les circonstances m’ont heureusementservi, et j’ai pu découvrir la demeure de miss Jethro sansrencontrer toutes les difficultés que je redoutais.

» Une fois admis, non sans quelque peine,en sa présence, je lui ai franchement exposé le but de mavisite.

» – Je viens, lui ai-je dit, chercherauprès de vous des explications, devenues urgentes et nécessaires,sur l’assassinat commis à l’auberge de Zeeland.

» Miss Jethro tressaillit et prit un airde froideur hautaine.

» – Quelle idée avez-vous de mequestionner sur un fait auquel je suis si absolumentétrangère ? Je ne sais rien et je n’ai rien à vous dire.

» Je m’attendais à ce refus et j’étais enmesure d’y parer.

» – Fort bien ! dis-je, veuillezexcuser mon importunité. Si je vous interrogeais, c’était dans unintérêt de justice et d’humanité. Il est un homme sur lequel pèsentà cette heure les plus redoutables soupçons. Est-il innocent oucoupable ? C’est la question de vie et de mort qui s’agite ence moment pour lui. On assurait que vous étiez à même de détournerde sa tête cette accusation capitale. Vous me dites qu’il n’en estrien. Cela suffit, et je m’en rapporte à votre conscience.

» – Monsieur ! monsieur !… ditavec agitation miss Jethro, le nom de cet homme, je vousprie ?

» – M. Miles Mirabel.

» Elle devint affreusement pâle.

» – Ah ! le malheureux ! il estsoupçonné ? accusé ?… Je croyais, j’espérais qu’il étaithors de danger. Mais quoi ! l’évidence semble être, en effet,contre lui. On a fini par savoir, n’est-ce pas, que c’était lui quis’était échappé, au matin, de l’auberge de Zeeland ?…

» Je m’inclinai en silence.

» – Monsieur, vous faites appel à maconscience ; ma conscience est bien forcée de vousrépondre : « Cet homme n’est pas coupable ! cethomme n’est pas coupable ! »

II. – La confession de miss Jethro.

» Miss Jethro reprit après unsilence :

» – Pour que vous puissiez croire que jedis la vérité sur autrui, il faut, hélas ! que je commence pardire la vérité sur moi-même. Vérité douloureuse ! et vouscomprendrez que je ne l’avoue qu’en présence d’un devoir et d’unenécessité inévitables et suprêmes. Vous trouverez bon que jen’insiste pas sur ces aveux d’une femme très malheureuse. Ce n’estque l’éternelle histoire d’une faute, d’une faute de jeunesse,d’inexpérience, de confiance ; faute amèrement déplorée,cruellement expiée ! Elle est trop usée, cette histoirelamentable, pour que je la répète encore…

» Miss Jethro a passé, alors, à desincidents de date plus récente, – sa visite à Netherwoods, lalettre du docteur Allday, lettre que j’ai du lire sur sa pressanterequête.

» Elle m’a dit :

» – Vous voyez les admonestations sévèresque cette lettre m’adressait. Entre autres choses, le docteurmentionne ce fait que, s’étant informé de moi dans la maison quej’habitais à Londres, il avait appris que j’avais en quelque sortepris la fuite ; il ajoutait que je m’étais introduit chez missLadd grâce à de fausses références.

» – Le docteur vous accusait-il àtort ? demandai-je.

» – Non ; sur un point il ne savaitpas ; sur l’autre il disait juste. En sortant de chez lui,savez-vous avec qui je me suis trouvée face à face dans larue ? Avec l’homme auquel je dois la honte de mon misérablepassé ! L’aversion, l’horreur qu’il m’inspire ne se peuventexprimer. Je n’avais qu’un moyen de m’échapper. Un cab passait àvide. Je m’y suis élancée. Je pus atteindre la gare et de là maretraite à la campagne sans avoir été suivie. Suis-je tant àblâmer, monsieur ?

» – Non, assurément, lui dis-je.

» Elle avoua ensuite le subterfugeemployé avec miss Ladd.

» – J’ai une cousine, qui était comme moiune miss Jethro. Avant son mariage, elle avait rempli les fonctionsde gouvernante. Elle me connaissait, elle sympathisait avec monsincère désir de me suffire par le travail. Dans ce but, elle mepermit de me servir des certificats obtenus par elle. J’ai étédénoncée. À l’heure qu’il est, je ne sais pas encore par qui. Ilm’a fallu quitter Netherwoods. Voilà la vérité. Vous savez que j’aimenti à miss Ladd, vous êtes libre de supposer que je vous mentiraiavec une égale audace.

» – L’intention était si honorable,dis-je, que vous êtes tout excusée et justifiée, et ma confiancereste entière en votre parole.

» Miss Jethro poursuivit avec plusd’assurance son récit.

III. – Rencontre de Mirabel et de miss Jethro.

» – Il y a quatre ans, dit-elle,j’habitais près de Cowes, dans l’Île de Wight, un petit cottage quem’avait loué un vieil ami de mon père, un ancien marin, qui avaiten sa possession un yacht de plaisance. Un jour, – il venait de meramener d’une de ces croisières où se plaisait le vieil homme demer, et le bateau devait repartir pour Cherbourg à l’heure de lamarée – je me promenais dans mon jardin. Tout à coup je vois surgirdevant moi un homme – évidemment un gentleman – qui paraissait enproie à une terreur folle. – « Sauvez-moi la vie !s’écria-t-il ; sauvez-moi l’honneur ! » Jel’interrogeai. Il me raconta alors, en phrases entrecoupées, cetteterrible histoire de l’auberge de Zeeland, la mort affreuse d’unhomme qu’il ne connaissait pas, l’épouvante dont il avait étésaisi, sa fuite… Zeeland, ce nom me frappa. Je le questionnai surla date, sur l’heure du tragique événement ; je lui demandaide me dépeindre son compagnon de chambre. À la description, jereconnus M. James Brown ! Je ne veux rien dire de monémotion, ce n’est pas de mes sentiments intimes que vous avezsouci. Qu’avais-je à faire ? Il ne me restait littéralementqu’une minute pour me décider. Avant tout je devais mettre lefugitif à l’abri. Je me portai son garant auprès de mon vieil ami,le maître du yacht. On l’installa à bord dès que la police eut ledos tourné, et il débarqua tranquillement à Cherbourg. Vousparaissez surpris ? me dit miss Jethro à ce moment de sonrécit.

» – J’avoue, lui dis-je, que je necomprends pas bien cet empressement à protéger la fuite d’un hommeétranger pour vous, accusé d’un assassinat.

» – Dans un instant, dit-elle, vous aurezl’explication de ma conduite. Finissons-en d’abord avecM. Mirabel. Nous échangeâmes quelques lettres pendant qu’ilrésidait sur le continent, mais sans jamais, à son instante prière,faire la moindre allusion à la catastrophe de l’auberge. Sadernière lettre me parvint alors qu’il venait de s’établir à ValeRégis. Il me parlait de la société du voisinage, de sa présentationà miss Wyvil et de l’invitation qu’il en avait reçue de serencontrer à Monksmoor avec sa meilleure amie. Je savais miss Émilyen possession du signalement de M. Mirabel. Si par hasard, ense trouvant journellement en contact avec lui, quelque trait de ladescription venait à se réveiller dans sa mémoire, il y avait dequoi exciter tout au moins en elle le doute et la surprise. Lacrainte d’un tel hasard s’empara de moi. C’était une crainteinstinctive, en quelque sorte morbide, et tout à fait dénuée defondement, ainsi que la suite l’a bien prouvé. Mais je ne pouvaisla dominer. N’ayant pas réussi à vous émouvoir, je partis pour ValeRégis, où je tentai vainement de décider M. Mirabel às’excuser auprès de ses futurs hôtes de Monksmoor. Comme vous, ildésirait connaître les raisons de mon intervention. Mais vouscomprendrez, j’imagine, qu’il m’était difficile de les luidire.

» Miss Jethro, je le comprenais, pouvaitredouter qu’une allusion à la terrible mort de M. Brownparvînt aux oreilles de sa fille. Mais cette crainte témoignaitd’une sollicitude vraiment extraordinaire pour le repos d’une jeunefille qu’elle connaissait à peine. Je lui exprimai sur ce point masurprise et mes doutes.

» – Attendez ! me dit-elle ; jevous ai parlé de la fille ; maintenant je vais vous parler dupère. »

À cet endroit de sa lecture, Émily leva lesyeux de dessus le manuscrit ; elle avait senti le bras deCécilia lui entourer tendrement les épaules.

– Ma pauvre chérie, disait la douce voix,votre courage va être mis à l’épreuve. J’ai peur de ce que vouslirez en tournant le feuillet, et cependant…

– Et cependant, reprit bravement Émily,il faut que je poursuive. N’ayez pas peur, Cécilia, je commence àapprendre la rude leçon que donne la vie à quelques-uns d’entrenous. »

IV. – La lettre de James Brown.

« Pour la première fois, miss Jethroparut embarrassée de continuer son récit. Sa souffrance étaitvisible.

» Enfin elle se leva et, ouvrant letiroir de sa table à écrire, elle en retira une lettre qu’elle metendit.

» – Veuillez lire ceci, medit-elle ; c’est de la main du père d’Émily. Peut-être cettelettre vous semblera-t-elle plus explicite que mes propresparoles.

» Je copie la lettre. La voici :

« Vous m’avez déclaré, Sarah, que notreadieu d’hier est un adieu éternel. De nouveau vous avez refusé dedevenir ma femme, et cela, dites-vous, dans l’intérêt de mon aveniret de mon repos.

» Eh bien, par pitié pour moi, je vousconjure de revenir sur cette décision qui me tue.

» Vous êtes, Sarah, la plus noble et laplus fière créature que je connaisse. Vous avez, autrefois, dansvotre ignorance et dans votre confiance d’enfant, commis une faute,qui n’est même pas la vôtre, qui est celle du misérable qui vous atrompée. Cette faute, nul ne la connaît, que vous et lui. Vouspouviez la cacher, l’ensevelir à jamais dans la nuit du passé. Vousme l’avez loyalement avouée, à moi étranger, simplement parce queje vous aimais et pour me persuader de ne plus vous aimer.

» Cette magnanime confidence, loin dediminuer mon amour, l’a plutôt accru, si c’était possible. L’ombrequi pèse sur votre front si pur, je la pardonne, je l’oublie ;j’ai, ce me semble, en devenant votre mari, le droit de l’effacer,et je l’efface avec mes baisers. Elle n’est plus, puisque personnene la connaît et ne la connaîtra jamais.

» À cela, que répondez-vous ? Que latache, pour être ignorée, n’en est pas moins la tache ; qu’ilreste et qu’il restera toujours de votre faute un témoin que vousne pourrez ni aveugler, ni abolir, votre conscience ; que,pour vous, l’honneur ne consiste pas, comme pour le vulgaire, dansl’opinion et dans l’estime des autres, mais dans le témoignageintérieur de l’âme. Vous dites que l’homme qui a causé votre chuteest encore vivant et que la seule pensée d’avoir appartenu à cethomme qui vous fait horreur vous empêche à jamais d’appartenir à unautre, fût-il le plus aimant et le plus aimé. Vous croyez enfinque, lorsque la passion qui m’entraîne sera satisfaite, le souvenirque je veux écarter aujourd’hui me reviendra malgré moi et gâteramon bonheur, et me sera d’autant plus douloureux et cruel que jevoudrai le cacher à vous et à moi-même.

» J’ai essayé de combattre toutes cesvaines objections et je n’y ai pas réussi. Mais j’ai pour moi lesdeux raisons qu’il vous est impossible de réfuter et devaincre : « Sarah, vous m’aimez ! Sarah, je vousaime ! »

» Oui, vous m’aimez ! et, quoiquevous vous en défendiez, vous m’en avez donné la preuve la plusforte et la plus évidente le jour où vous m’avez fait avec tant degrandeur la révélation dont vous aviez à rougir. L’auriez-vousfaite, cette révélation, à quelqu’un qui vous eût étéindifférent ? Non, certes, vous l’eussiez repoussé, cetimportun, sur le premier prétexte venu. L’aveu de votre faute,Sarah, a été l’aveu de votre amour.

» Et moi, ma bien-aimée, je vous adore.Mon amour est doublé d’un respect, d’une admiration, d’une saineconfiance que rien, rien au monde ne saurait altérer.

» Si vous me condamnez à vivre loin devous, vous me condamnez du même coup à un désespoir que je n’auraipas, je le sens, la force d’endurer.

» Ah ! songez, Sarah, à ce quepourraient être nos deux existences liées pour l’éternité.

» Je ne saurais écrire pluslonguement.

» Une invincible langueur m’envahit et meparalyse. Le trouble, la confusion de mon esprit sont tels queparfois il me semble que je vous hais pour l’angoisse mortelle oùvous me jetez. Mais bientôt je m’éveille de mon erreur et je sensque jamais femme n’a été aimée comme je vous aime.

» J’ai mis dans ces lignes suprêmes toutemon âme. Elle est maintenant dans vos mains.

» Quand vous recevrez cette lettre, vousserez encore à temps pour m’écrire par le courrier du soir. Jem’arrêterai à Zeeland demain, et je ferai prendre votre lettre aubureau de poste.

» Plus d’explications, plus d’excuses. Ceque j’attends de vous à présent, c’est un arrêt. Donnez-moi uneréponse qui ne me laisse pas une seule minute en suspens.

» Une dernière fois je vousdemande : « Voulez-vous être ma femme ? »

» Dites, simplement, oui ounon. »

V. – Miss Jethro se défend et se justifie.

» Je rendis la lettre à miss Jethro, ensilence.

» Les quelques paroles que nouséchangeâmes alors furent simples et brèves.

» – Vous avez dit non ?

» Elle baissa gravement la tête en signed’assentiment.

» J’aurais voulu lui épargner les autresquestions ; mais il fallait éclairer à tout prix cettesituation terrible.

» – Il s’est tué, n’est-ce pas, dedésespoir, de sa propre main ?

» – Je ne sais rien de certain et deprécis ; mais je le crains.

» – Ah ! et vous l’aimiezpourtant ?

» Elle me lança un regard d’étonnementsévère.

» – Est-ce que j’avais le droitd’aimer ? Est-ce que j’avais le droit d’accepter le nom d’unhonnête homme ?

» Elle reprit :

» – On dirait que vous me faitesresponsable de cette mort !

» – Involontairement responsable.

» Mais elle ne m’écoutait pas, ellesuivait le fil de sa pensée.

» – Croyez-vous qu’en écrivant ma réponsej’aie un seul instant envisagé l’éventualité d’un suicide ?James Brown était un homme sincèrement religieux. S’il eût été enpleine possession de ses facultés, il eût reculé d’horreur à l’idéed’une telle mort comme devant un crime.

» Je ne pouvais m’empêcher de trouverqu’elle avait raison. Il se peut que la seule vue d’une lame derasoir ait égaré un homme torturé par une intolérable douleur aumoment où l’on venait d’écraser sa dernière espérance. Il seraitpeu équitable de demander compte à miss Jethro de cet acte dedémence.

» En revanche, il m’était difficiled’approuver l’attitude gardée par elle lorsque la mort deM. Brown fut attribuée à un meurtre.

» – Pourquoi n’avoir pas protesté ?lui dis-je.

» Elle sourit amèrement.

» – Une femme ne songerait pas às’étonner. Une femme comprendrait d’instinct que je reculais devantune confession publique de mon odieux passé. Une femme sesouviendrait que je plaignais du plus profond de mon âme l’hommequi m’avait aimée et que je ne voulais point qu’à sa mémoires’associât le souvenir d’une violente passion pour une créatureavilie, passion se terminant misérablement par un suicide. Et,d’ailleurs, quand même je me fusse résignée à ce sacrifice de toutepudeur intime, qui sait si la parole d’une femme telle que je meserais avouée l’eût emporté sur l’opinion des médecins et leverdict du jury ? Non, monsieur, je n’ai rien dit, et j’avaisrésolu de me taire, tant qu’une alternative suprême ne me seraitpas posée. Le jour où M. Mirabel m’a suppliée de lui venir enaide, vous savez ce que j’ai fait. Et maintenant que les soupçons,même après un laps de temps considérable, risquent de troubler lavie d’un innocent, vous le voyez, fût-ce au prix de mon honneur, jen’hésite pas à élever la voix. Que pouvez-vous réclamer deplus ?

» – Mon pardon ! lui dis-je.Pardonnez-moi de vous avoir méconnue. Et veuillez m’accorder encoreune faveur. Puis-je répéter ce que je viens d’entendre à lapersonne qui, entre toutes, possède le droit incontestable deconnaître la vérité ?

» – Vous voulez parler d’ÉmilyBrown ? dit-elle. Pour elle, oh ! faites ce qu’il vousplaira.

» Sa voix eut un attendrissementsingulier quand elle ajouta :

» – Dites de ma part à la fille de JamesBrown que son image est mon refuge quand mes souvenirs me rongentle cœur. Je le croyais bien mort, ce misérable cœur ; elle luia rendu un souffle de vie. Jamais plus, dans notre pèlerinageterrestre, nous ne nous retrouverons face à face ; je la priede me plaindre et de m’oublier. Adieu, monsieur Morris ! adieupour jamais !

» J’avoue que je me sentis les yeuxhumides. Lorsque ce brouillard se fut dissipé, je m’aperçus quej’étais seul. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer