Je dis non

Chapitre 4LE MEETING

Le lundi, un garçon de charrue de Vale Régisse présentait à Monksmoor.

Le personnage ne méritait assurément aucuneattention ; mais, grâce au message dont il était porteur, savue suffît à jeter un voile de mélancolie sur toute la maison.Mirabel, manquant à la parole donnée, se servait du garçon decharrue en guise de héraut, pour aller proclamer ce désastre.

« À son grand chagrin, écrivait l’aimableclergyman, d’importantes affaires le retenaient dans sa paroisse.Il ne pouvait donc que solliciter l’indulgence de M. Wyvil etle prier de transmettre ses regrets – sur papier parfumé – à cesdames. »

Tout le monde crut aux affaires paroissiales.Tout le monde, excepté Francine.

« M. Mirabel a pris un prétextequelconque pour ajourner sa visite, cela ne m’étonne pas, »dit-elle, en jetant un coup d’œil significatif du côté d’Émily.

Émily jouait avec un des chiens et lui faisaitexécuter les tours de son répertoire. Absorbée par le soin de poserun morceau de sucre en équilibre sur le nez du caniche, elle ne fitaucune attention à Francine.

Cécilia, en sa qualité de maîtresse de maison,crut devoir intervenir.

« Voilà une singulière remarque,dit-elle. Voulez-vous faire entendre que c’est nous qui avons faitfuir M. Mirabel ?

– Je n’accuse personne, repartit Francineavec aigreur.

– Cela veut dire qu’elle s’en prend àtous, » dit gaiement Émily en s’adressant au chien.

Francine reprit, en toisant Émily d’une façonplus accentuée encore que la première fois :

« Quand certaines personnes sontdéterminées à attirer les hommes dans leurs filets, qu’ils s’ensoucient ou non, la seule ressource courtoise qui reste à cesmalheureux, c’est de prendre la fuite. »

Cette agression réussit à irriter la douceCécilia elle-même.

« De qui parlez-vous ?s’écria-t-elle vivement.

– Ma chère, dit Émily, est-il besoin dele demander ? »

Tout en parlant, avec un regard qui visaitFrancine, elle donnait au chien le signal attendu. Aussitôt lemorceau de sucre fut lancé en l’air et prestement rattrapé dans unelarge gueule. Toute l’assistance applaudit ; ce qui mit fin àl’escarmouche à peine entamée.

Parmi les lettres apportées par le courrier,ce matin-là, se trouvait la réponse d’Alban. Les prévisions d’Émilyse réalisaient : retenu à Netherwoods par ses devoirs deprofesseur, Alban, tout comme Mirabel, envoyait ses regrets et sesexcuses.

Le billet adressé à Émily par Alban necontenait plus une seule allusion à miss Jethro ; il étaitfort laconique ; il commençait et finissait à la premièrepage.

Morris s’était-il senti froissé de l’attituderéservée prise par Émily sur le conseil de M. Wyvil ? oubien souffrait-il si cruellement de se voir retenu contre son gré àla pension, qu’il n’avait pas eu le courage d’écrire une longuelettre ? Cette dernière supposition était de Cécilia. Émily nefit aucun effort pour décider laquelle des deux était la véritable.Elle parut seulement un peu triste et, pour la première fois depuisque Cécilia la connaissait, presque superstitieuse.

« Je n’aime pas cette réapparition demiss Jethro, dit-elle. Si le mystère dont s’enveloppe cette femmes’éclaircit jamais, ce sera pour m’apporter une douleur, et jecrois qu’au fond du cœur Alban Morris est du même avis.

– Demandez-lui ce qu’il en pense, ditCécilia.

– Il est si bon, si désireux dem’épargner la moindre inquiétude, qu’il ne voudra pas convenir quej’ai deviné juste. »

Vers le milieu de la semaine, le courshabituel de la vie des habitants de Monksmoor fut interrompu parles devoirs parlementaires du maître de la maison.

Cette ardeur à prononcer et à écouter desdiscours, qui est un des traits caractéristiques de la raceanglaise, y compris ses cousins des États-Unis, s’était emparée desélecteurs de M. Wyvil. Un meeting devait se réunir dans laville voisine, et on espérait bien que le député viendrait y passeren revue la politique intérieure et extérieure des dernièresannées.

« Je vous en prie, dit l’excellent hommeà ses hôtes, ne pensez pas à m’accompagner. La ventilation du hallest fort insuffisante, et tous les discours qu’on y prononcera, lemien inclus, ne valent pas la peine qu’on les écoute. »

Cet avertissement qu’inspirait la plusgénéreuse humanité ne rencontra qu’ingratitude. Les hommess’intéressaient « aux sujets que devaient traiter lesorateurs », et les dames étaient bien résolues à ne pas resterseules au logis.

Ayant combiné leurs toilettes en vue decharmer un grand nombre de spectateurs, ces intrépidespoliticiennes causèrent bravement du meeting durant tout le trajet.La plus délicieuse des surprises les attendait sur la place dumarché. Parmi le menu fretin qui attendait sous la marquise duhall, se trouvait le personnage distingué qui portait le titre derévérend et le nom de Mirabel.

Francine fut la première à l’apercevoir. Elles’élança comme une flèche sur le perron et lui tendit la main.

« Voilà une surprise !s’écria-t-elle. Êtes-vous venu ici… »

Elle allait dire : pour me voir ?mais, s’apercevant qu’elle était entourée de curieux, elle s’arrêtaet baissa la voix.

« Donnez-moi le bras,murmura-t-elle ; j’ai si peur dans la foule ! »

Elle se cramponna au bras de Mirabel, suivanttous ses gestes d’un regard jaloux. Était-ce une erreur de sonimagination ? il lui sembla que le sourire du jeune hommeavait un charme plus angélique que jamais quand il adressa laparole à Émily.

Mais la séance commençait. Naturellement, lesamis de M. Wyvil avaient des places réservées sur laplate-forme. Francine, maintenant son droit de possession surMirabel, s’assit à côté de lui. Mais ce mouvement la força delâcher, pendant une minute, le bras de son captif, et le fat enprofita pour offrir, auprès d’eux, à Émily, une chaise restéelibre. Il poussa même la démence jusqu’à donner à cette odieuserivale une information qu’il aurait dû réserver à Francine.

« Le comité, dit-il, insiste pour mefaire parler ; mais ne craignez pas que je vous fatigue ;mon discours sera le plus court de tous. »

Aucun des premiers orateurs inscrits nemanifesta la moindre compassion pour l’assistance. Le président futverbeux. Les deux hommes politiques qui lui succédèrent n’avaientpas l’ombre d’une idée ; ce qui ne les empêcha pas de parler àtort et à travers, dans un langage aussi intéressant que fleuri. Ceflot insipide coulait de leurs lèvres comme l’eau du robinet d’unefontaine.

La chaleur dégagée par la foule entassée dansun espace relativement étroit devenait intolérable. Des cris :« Assez ! assez ! » furent lancés de diverscoins de la salle à l’honorable personnage qui avait la parole etqui en abusait. Le président crut devoir intervenir. Un desassistants vociféra derrière lui : « Del’air ! » et du bout de sa canne brisa un carreau devitre. Il fut récompensé de cet exploit par de vifsapplaudissements.

À ce moment critique, Mirabel se leva.

Dès le début, il obtint le silence par unreproche indirect à la prolixité du précédent orateur.

« Regardez l’horloge, messieurs, et nem’accordez que dix minutes ; je ne vous prendrai pas uneseconde de plus. »

Les hourras qui suivirent cette déclarationfurent entendus de la rue, et les gamins, en grimpant sur lesépaules les uns des autres jusqu’au carreau brisé, interceptèrentle peu d’air respirable momentanément obtenu.

Après avoir présenté sa motion en termes d’unebrièveté discrète, Mirabel conquit son auditoire à l’aide desprocédés qu’employait jadis lord Palmerston à la Chambre descommunes ; il conta des anecdotes et fit des plaisanteries àla portée des plus primitives intelligences. Le charme de sa voixet de ses manières compléta son succès. Juste à la dixième minute,il se rasseyait, au milieu des cris : « Encore !continuez ! continuez ! »

Francine fut la première à lui serrer la maindans un élan de muette admiration. Toujours poli, il rendit latendre pression ; mais son regard cherchait Émily.

La jeune fille n’avait pas laissé échapper uneplainte ; mais, accablée par l’excessive chaleur, elle allaitse trouver mal ; ses lèvres étaient blanches et ses yeux sefermaient. Mirabel s’élança vers elle.

« Permettez-moi de vous emmener, dit-il,sans quoi vous allez perdre connaissance. »

Francine fut aussitôt debout pour les suivre.Quelques spectateurs, que la passion politique n’absorbait pas aupoint de leur faire oublier ce qui se passait autour d’eux, semirent à rire de ce mouvement passionné de Francine.

« Laissez donc tranquilles le pasteur etla jeune dame, lui crièrent-ils ; vous savez bien : on nes’amuse qu’à deux, jamais à trois ! »

M. Wyvil s’interposa et les fittaire ; une dame, placée derrière Francine, lui céda sachaise, afin de la mettre à l’abri des regards curieux.

L’ordre ainsi rétabli, les orateurs reprirentla suite de leurs intéressants discours.

À l’issue du meeting, on trouva Mirabel etÉmily, debout près de la porte, attendant leurs amis. EtM. Wyvil jeta fort innocemment de l’huile sur le feu quiconsumait déjà Francine. – Ayant à force de cordiales insistancesobtenu que le jeune clergyman les accompagnât à Monksmoor, il luioffrit une place dans sa voiture à côté d’Émily.

Dans la soirée, lorsqu’on se retrouva autourde la table du dîner, il s’était fait chez miss de Sor unchangement qui surprit tout le monde, excepté Mirabel :Francine était d’une humeur charmante. Elle fut mêmeparticulièrement aimable pour miss Brown qui lui faisaitvis-à-vis.

« Avez-vous parlé politique avecM. Mirabel ? » lui dit-elle de l’air le plusgracieux.

Émily accepta non moins gracieusement lesavances qui lui étaient faites.

« Est-ce que vous lui auriez parlépolitique à ma place ? répliqua-t-elle en riant.

– À votre place, j’aurais eu le plusaimable des compagnons de route. Quel dommage que je ne sois pas decelles que la chaleur rend malades ! »

Mirabel, qui était tout près, répondit à cecoup d’encensoir par un salut, mais il s’éloigna pour ne pas semêler à la conversation.

Émily ne dissimula pas qu’elle avait causé,avec l’aimable clergyman, de ses propres aventures. Prévenue parCécilia que, dans sa jeunesse, Mirabel s’était livré à des métiersfort différents, elle était curieuse de connaître les raisons quiavaient pu le pousser à entrer dans les ordres.

Francine écoutait avec un air candide, maisavec la conviction intime qu’Émily la trompait. N’importe ! lerécit terminé, elle fut plus aimable que jamais. Elle complimentaÉmily sur la nuance et la coupe de sa robe, puis fit honneur audîner avec un entrain que Cécilia seule surpassait ; elledivertit Mirabel en lui contant des anecdotes sur les prêtres deSan-Domingo, et, pour finir, s’intéressa si vivement à lafabrication des violons, anciens et modernes, que M. Wyvilpromit de lui faire voir sa fameuse collection d’instruments demusique.

Sa bienveillance universelle se répanditjusque sur la pauvre miss Darnaway et son petit peuple de frères etsœurs. Elle écouta, avec tous les dehors de la sympathie,l’histoire détaillée de leurs maladies et de leurs convalescences,de leurs accidents et de leurs traits d’esprit. Tous étaient desenfants d’une intelligence exceptionnelle. « Oui, tous, jevous assure, chère miss de Sor, même le baby qui n’a que dixmois ! »

Quand les dames se levèrent de table, toutesse répandirent en éloges sur Francine ; elle avait été lecharme et la joie de la soirée.

Pendant que Wyvil exhibait ses violons,Mirabel profita de ce que l’attention était ailleurs pour prendreen particulier Émily.

« Avez-vous dit ou fait quelque chose quiait pu offenser miss de Sor ? lui demanda-t-il.

– Non, rien assurément, dit Émilysurprise d’une telle question. Qu’est-ce qui vous ferait croirepareille chose ?

– C’est que je cherche un motif auchangement de son attitude, répliqua Mirabel, changement siétrange, surtout vis-à-vis de vous.

– Eh bien, qu’est-ce que vous enconcluez ?

– Qu’elle rumine quelque méchanceté.

– Que peut-elle faire ?

– Je ne sais ; mais ce qui me paraîtévident, c’est qu’elle s’efforce d’avance de détourner lessoupçons. Son amabilité de commande n’a pas d’autre but.Méfiez-vous. »

Le lendemain, l’attention d’Émily fut enéveil, mais tout se passa comme la veille. Francine s’abstint delaisser échapper le moindre indice de jalousie, elle ne chercha pasà accaparer Mirabel, et ni par un geste, ni par un mot, ni même parun regard, elle ne témoigna, à Émily rien qui ressemblât à del’hostilité.

Le surlendemain, à Netherwoods, Alban Morrisrecevait une lettre anonyme, ainsi conçue :

« Certaine jeune personne à qui l’on saitque vous portez beaucoup d’intérêt vous oublie en votre absence. Sivous êtes assez bon enfant pour vous laisser supplanter sans uneplainte, c’est très bien ; sinon, hâtez-vous de venir àMonksmoor avant qu’il soit trop tard. »

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