Je dis non

Chapitre 5EN CUISINANT

Le jour qui suivit le meeting fut marqué parle départ d’une grande partie des hôtes de l’hospitalière maisonWyvil.

Miss Darnaway était rappelée à son poste debonne d’enfants. Le vieux squire, qui rendait si bien justice auvin de Porto du château, rentrait chez lui afin d’y recevoir à sontour une nombreuse société.

Une perte plus grave vint enfin affligerMonksmoor. Les trois jeunes danseurs avaient contracté desengagements qui les obligeaient à porter leur activité dansd’autres salons. Tous trois dirent du même ton traînard :« Désolé de vous quitter ! » Tous trois se rendirentà la gare vêtus d’un costume d’une teinte et d’une laideuridentiques ; tous trois ne différaient d’avis que sur un seulpoint : chacun d’eux était fermement convaincu qu’il fumaitles meilleurs cigares de Londres.

Le lendemain de tous ces départs eût étélugubre, s’il ne fût resté Mirabel.

Après le déjeuner, miss Julia, la malade,s’était installée sur le canapé, en compagnie d’un roman. Son père,dans une autre partie de la maison, y profanait le bel art de lamusique sur le plus expressif de ses instruments.

Resté seul avec Émily, Cécilia et Francine,Mirabel eut une heureuse inspiration.

« Nous voilà abandonnés à nos seulesressources, dit-il ; distinguons-nous en cherchant et eninventant pour aujourd’hui quelque divertissement nouveau.Mesdames, vous avez la parole. Que la maîtresse du logiscommence. »

Toujours modeste, miss Wyvil réclama l’aide deses camarades de pension. En sa qualité d’aînée de la bandejoyeuse, Francine eut à donner son avis la première.

C’est alors qu’on s’aperçut que l’humeurvariable de cette fantasque jeune fille s’était de nouveaumodifiée. Miss de Sor sortit de son accablement pour dire d’unevoix dolente :

« Peu m’importe ce que nous ferons ou neferons pas !… Aimeriez-vous une promenade àcheval ? »

La seule, mais irréfutable objection que l’onpût faire à cette distraction, c’est qu’elle n’était pasnouvelle.

C’était au tour d’Émily, et on attendaitquelque chose d’aussi ingénieux qu’imprévu ; mais elle aussidéçut toutes les espérances.

« Allons nous asseoir sons un arbre,dit-elle, et prions M. Mirabel de nous raconter unehistoire. »

Mirabel prit sur lui de décliner cetteflatteuse proposition.

« Songez, dit-il, que j’ai ma partd’intérêt dans les plaisirs de la journée. Or, personne ne peutexiger de moi que mon talent de narrateur me divertisse moi-même.J’en appelle à miss Wyvil et la supplie de ne pas m’exclure desplaisirs communs. »

C’était le tour de Cécilia. Elle rougit etparut mal à l’aise.

« Je crois bien que j’ai une idée,déclara-t-elle en hésitant légèrement. Voici : vous viendreztous avec moi jusqu’à la loge du garde… »

Elle s’arrêta court.

« Et que ferions-nous à la loge dugarde ? demanda Mirabel.

– Nous demanderions à la femme du gardede nous prêter sa cuisine, poursuivit Cécilia.

– De nous prêter sa cuisine, fort bien,répéta Mirabel ; mais que ferons-nous dans cettecuisine ? »

Cécilia les mains croisées sur ses genoux,répondit doucement, sans lever les yeux :

« Nous préparerions nous-mêmes notrelunch. »

C’était bien là un amusement inédit dans levrai sens du mot. Son goût pour la bonne chère avait siheureusement inspiré la charmante Cécilia que tous les membres duconseil, y compris Francine, applaudirent. Étant fort jeunes, lesmembres en question affrontaient sans terreur la perspective demanger eux-mêmes leur cuisine d’amateurs. Il n’y avait plusd’embarras que sur la confection du menu.

« Moi, je saurais faire une omelette, ditCécilia.

– S’il est possible de se procurer dupoulet froid, dit Émily à son tour, je ferai suivre l’omeletted’une mayonnaise.

– Il y a des clergymen de l’églised’Angleterre capables de confectionner des pommes de terre frites,et je suis du nombre de ces élus, reprit Mirabel. Qu’aurons-nousensuite ? Un pouding ? Miss de Sor, êtes-vous à lahauteur d’un pouding ? »

Francine laissa voir une nouvelle face de soncaractère parfaitement ignorée jusqu’alors, le côté humble ettimide.

« Je suis confuse d’avouer que je seraisincapable de préparer quoi que ce soit, dit-elle ; il vousfaudra me laisser ne rien faire. »

Mais Cécilia était dans son élément, et sonplan d’opérations était assez vaste pour que Francine pût yrentrer.

« Vous laverez la salade, ma chère,dit-elle, et vous éplucherez des olives pour la mayonnaise d’Émily.Pas de lâche découragement ! D’ailleurs vous aurez unecompagne d’infortune ; je vais envoyer chercher miss Plym aupresbytère ; elle me hachera du persil et des échalotes pourmon omelette. Émily, quelle délicieuse matinée nous allonsavoir ! »

Ses adorables yeux bleus brillaient decontentement et elle embrassa Émily avec transport.

« Je suis folle de joie !disait-elle.

– Folle ! quand vous avez desdevoirs si graves, une telle responsabilité, des ordres si sérieuxà donner à votre cuisinière ! »

Cécilia reprit aussitôt son sang-froid, ets’assit pour écrire toute une liste de comestibles, dont chaquearticle du règne végétal ou animal était souligné quatre ou cinqfois. Ce document rédigé, elle se leva solennellement pour sonnerla cuisinière, et non moins solennellement alla conférer dans uncoin avec elle.

Dix minutes après, sur le chemin quiconduisait à la loge du garde, on put voir la jeune maîtresse demaison marchant à la tête d’une procession de domestiques chargésdes éléments du lunch. Francine la suivait, serrée de près par missPlym, qui prenait au sérieux sa responsabilité et réclamait desinstructions précises sur la manière de hacher le persil. Mirabelet Émily venaient les derniers, en traînards ; c’étaient lesseuls dont l’esprit ne fut pas déjà, plus ou moins, dans lacuisine.

« Jouer à la dînette ne semble pas avoirpour vous beaucoup de charmes, observa Mirabel.

– Je pensais à ce que vous m’avez dit deFrancine, reprit Émily.

– Je puis vous dire quelque chose deplus. Hier je vous ai prévenue qu’elle ruminait uneméchanceté ; aujourd’hui je suis convaincu que la chose estfaite.

– Et faite contre moi ?» demandaÉmily.

Mirabel ne répondit pas directement. Il nepouvait guère expliquer à la jeune fille qu’elle s’était fortinnocemment exposée à la haine jalouse de Francine.

« Le temps, dit-il, débrouillera ce quenous ne comprenons pas maintenant.

– Vous me semblez accorder au temps unegrande confiance, monsieur Mirabel.

– Une très grande confiance, c’est vrai.Le temps est l’ennemi implacable de toute dissimulation. Un secret,si soigneusement enfoui qu’il soit, est tôt ou tard destiné àreparaître au grand jour.

– Est-ce là une règle sansexception ?

– Oui, dit-il avec assurance, sansexception. »

En ce moment, Francine s’arrêtait et tournaitla tête de leur côté. Jugeait-elle que l’entretien d’Émily et deMirabel avait duré assez longtemps ? Miss Plym, toujoursabsorbée par la question du persil, s’approcha d’Émily pour laconsulter à son tour. Toutes deux s’éloignèrent ensemble, laissantà Mirabel toute liberté de rejoindre Francine.

Au premier coup d’œil jeté sur elle, Mirabeldevina les efforts que lui coûtait la lutte contre un trouble qu’ilest de la dignité de la femme de ne point trahir. Avant même qu’unseul mot eût été échangé entre eux, il pestait contre letête-à-tête que lui imposait le départ d’Émily.

« Ah ! que j’envie la gaieté devotre caractère ! lui dit brusquement Francine. Moi, je suistriste ou de mauvaise humeur, sans savoir de quoi et pourquoi…Est-ce que vous ne pensez jamais à l’avenir, dites ?

– Le plus rarement possible, miss de Sor.On a en général, dans ma condition, un assez bel avenir. Moi, jen’ai pas d’avenir du tout. »

Il parlait fort gravement, ayant conscienced’une invincible sensation de gêne et d’embarras. Quand bien mêmeil eût été le plus modeste des hommes, il lui eût été difficile dene pas lire sur les traits de Francine qu’elle était follementéprise de lui.

Lorsque Francine et Mirabel avaient étéprésentés l’un à l’autre, elle appartenait encore tout entière auxinstincts égoïstes de sa mauvaise nature. Elle s’était dit :« Il y a là pour moi une belle situation à me faire. À l’aidede mon argent, cet homme deviendrait célèbre, et la plus hautesociété anglaise serait heureuse d’accueillir la femme deMirabel. »

Puis, à mesure que les jours passaient, unsentiment violent prenait la place de ces visées toutespersonnelles. Mirabel avait, sans le vouloir, inspiré à Francineune passion qui maîtrisait cette nature farouche. Des espérancestumultueuses s’agitaient en elle. Des aspirations d’amour, qui luiavaient été jusqu’alors absolument inconnues, bouleversaient soncœur. La haine s’y mêlait pour les aviver ; la haine pour unerivale qu’elle voulait écarter et briser à tout prix et parn’importe quels moyens ; la lettre anonyme envoyée la veillen’en était qu’un faible préliminaire.

Sans attendre que Mirabel lui eût offert sonbras, Francine le saisit et le serra contre sa poitrine. Ellemarchait lentement, la tête tournée vers son compagnon, de façonqu’il pût sentir son souffle courir sur sa joue.

« Écoutez, lui dit-elle, il y a entrevotre position et la mienne une étrange similitude. Quoi de plusmorne aussi que mon avenir ? Je suis loin du sol natal ;mon père et ma mère se soucient peu de jamais me revoir. On meparle de ma belle fortune ? De quelle utilité peut-elle être àune pauvre créature seule au monde comme moi ? Mais, voyons,si j’écrivais à Londres, à mon tuteur, et si je lui demandais dedisposer de cet argent stérile en faveur d’un homme de hautmérite ? de vous, par exemple ?

– Oh ! miss de Sor !…

– Eh bien, quoi ? quel mal y a-t-ilà exprimer le désir de vous voir riche et prospère ?

– Je vous prie de ne pas même parlerd’une chose pareille.

– Que vous êtes orgueilleux !dit-elle d’un ton soumis. Je vous assure qu’il m’est cruel de voussentir dans ce misérable village. C’est là une place indigne devous, de votre talent ! Et vous me dites que je ne dois pasvous parler de ma sympathie ! Feriez-vous la même réponse àÉmily, si elle vous exprimait le souhait de vous voir occuper dansle monde le rang qui vous est dû ?

– Je lui répondrais exactement comme àvous.

– Il est certain, au fait, monsieurMirabel, que sa sincérité à elle ne vous embarrassera jamais commela mienne. Émily sait garder ses secrets.

– Lui en faites-vous donc uncrime ?

– Cela dépend de vos sentiments à sonégard.

– Que voulez-vous dire ?

– Supposez qu’on vous apprend qu’elle estfiancée… »

La froideur et la gravité de Mirabel fondirenttout à coup ; il regardait Francine avec une angoisse à peinedissimulée.

« Parlez-vous sérieusement ?demanda-t-il.

– J’ai dit : « Supposez. »Je ne sais pas au juste si elle est absolument engagée.

– Que savez-vous, alors ? quesavez-vous ?

– Oh ! quel intérêt vous portez àÉmily ! Êtes-vous donc de ceux qui admirent cettemerveille ? »

L’expérience que Mirabel avait des femmes luisuggéra le moyen de faire parler Francine : il garda lesilence. Ce procédé simple lui réussit.

« Croyez-moi si vous voulez, reprit-ellevivement, je connais un homme qui est amoureux d’elle. Il a eufréquemment l’occasion de le lui témoigner, et il en a profité.Vous plairait-il de savoir qui c’est ?

– J’aime à entendre tout ce qu’il vousplait de me dire. »

Il faisait son possible pour garder le tond’un calme poli, et il aurait peut-être réussi à tromper un homme.L’oreille plus fine de la femme devina sa sourde colère et en pritavantage.

« Je crains bien, reprit Francine, quel’opinion bienveillante que vous avez d’Émily ne reçoive un chocpénible quand je vous aurai dit qu’elle encourageait qui ?… Unprofesseur de la pension ! Il est bien vrai qu’une jeune filledans sa situation, c’est-à-dire sans le sou, n’a guère le droit dese montrer difficile. Naturellement, elle ne vous a jamais parlé deM. Alban Morris ?

– Non, pas que je sache. »

Cinq mots seulement, mais ils suffirent àFrancine.

Alban Morris n’avait plus qu’à venir et à seprésenter. S’il aimait réellement Émily, la lettre anonymel’amènerait bientôt à Monksmoor. Et alors,… on verrait !

Francine avait dit ce qu’elle voulait. Ellelaissa tomber le bras de Mirabel.

« Voici la loge, dit-elle gaiement, et,ma parole, il me semble que Cécilia a déjà arboré sontablier ! Vite ! vite ! à l’ouvrage ! et soyonstout à notre lunch. »

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