Je dis non

Chapitre 8ENTRE MAÎTRE ET ÉLÈVE

Le premier mouvement d’Émily fut d’éviter leprofesseur de dessin ; mais la bienveillance prévalut. Lesadieux échangés avec Cécilia plaidaient pour Alban Morris. C’étaitle jour de la séparation générale, le jour où l’on se souhaitaitmutuellement bon voyage et bonne chance. Elle s’avança donc verslui la main ouverte ; mais il l’arrêta en désignant la cartede sir Jervis.

« Miss Émily, puis-je vous dire un mot àpropos de cette carte ? demanda-t-il.

– Au sujet de mistress Rook ?

– Oui. Vous savez sans doute pourquoielle vient ici.

– Elle vient pour m’accompagner jusquechez sir Jervis Redwood. La connaissez-vous ?

– Elle m’est absolument étrangère. C’estun hasard qui me l’a fait rencontrer sur la route. Si mistress Rooks’était contentée de me demander son chemin, je ne serais pas venuvous importuner. Mais elle m’a imposé de vive force saconversation. Puis, il y a un détail dont il me semble que vousdevez être instruite. Savez-vous quelque chose du passé de la femmede charge de sir Jervis Redwood ?

– Je ne sais que ce que m’en a dit monamie, miss Cécilia Wyvil.

– Miss Wyvil vous a-t-elle dit quemistress Rook connaissait votre père ou tout autre membre de votrefamille ?

– Non, pas le moins du monde. »

Alban réfléchissait.

« Il est assez naturel, reprit-il, quemistress Rook ait éprouvé quelque curiosité sur vouspersonnellement. Mais quelle raison avait-elle de me questionner ausujet de votre père, et surtout d’une façon siétrange ? »

L’intérêt d’Émily s’éveilla. Revenant auxchaises placées à l’ombre, elle en désigna une à son visiteur.

« Veuillez me répéter, monsieur Morris,tout ce que cette femme vous a dit. »

Alban suivait Émily du regard et remarquait lagrâce de ses moindres gestes, ainsi que le nuage rosé que lasurprise avait fait monter à ses joues. Oubliant la contraintequ’il s’imposait toujours devant elle, il se laissa aller quelquesinstants au bonheur de l’admirer. Les manières de la jeune fillen’avaient rien de timide, rien qui trahît l’embarras ou la gêne. Unhomme la regardait avec admiration, elle ne s’en apercevaitpas.

« Pourquoi hésitez-vous ?reprit-elle. Mistress Rook a-t-elle dit sur mon père quelque choseque je ne doive pas entendre ?

– Non ! non ! rien depareil !

– C’est que vous paraissez sitroublé ! »

Ce trouble, est-ce qu’elle s’en moquait ?Le souvenir, rarement absent, de la passion de sa jeunesse et del’insulte qui l’avait récompensée, lui revint brusquement àl’esprit et souleva son orgueil. Est-ce qu’il deviendraitridicule ? À cette idée, les violents battements de son cœurle suffoquèrent presque. « Cette fille de dix-huit ans a lecœur aussi sec que le reste des femmes ! » Ranimé parcette réflexion, il reprit son sang-froid et s’excusa avec le calmeet l’aisance d’un homme du monde.

« Pardonnez-moi, miss Émily, je cherchaistout simplement la manière la plus brève de vous présenter ce quej’ai à vous dire. Essayons. Mistress Rook se serait montréesimplement désireuse de savoir si vos père et mère vivaient encore,j’aurais attribué sa question à une curiosité vulgaire et je n’yaurais plus songé. Mais, après avoir ainsi commencé saphrase : « Peut-être pourriez-vous me dire si le père demiss Émily… » elle s’est corrigée et a repris : « Siles parents de miss Émily sont de ce monde ? » Il estpossible que je fasse une montagne d’une taupinière, mais il m’asemblé, et il me semble encore, qu’elle avait un motif particulieren m’interrogeant au sujet de votre père, et que c’est dans lacrainte d’être devinée qu’elle a modifié sa première phrase. Maconclusion vous paraît-elle tirée de trop loin ?

– Non, en vérité. Et que lui avez-vousrépondu ?

– Ma réponse était des plussimples : – Je ne savais rien.

– Permettez-moi alors de vous mettre aucourant… Monsieur Morris, je n’ai plus ni père ni mère. »

Toute irritation disparut dans le cœurd’Alban ; il pardonna à la jeune fille de ne pas comprendre àquel point elle lui était chère.

« Vous serait-il pénible de me dire àquelle époque votre père est mort ?

– Il y a près de quatre ans. C’était leplus généreux des hommes ; l’intérêt que lui porte mistressRook est, j’en suis convaincue, celui de la reconnaissance. Il aurasans doute été bon pour elle autrefois, et elle s’en souvient.N’êtes-vous pas de mon avis ? »

Non, Alban ne pouvait être de cet avis.

« Si l’anxiété de mistress Rook était dela nature bienveillante que vous supposez, pourquoi s’est-elle sisingulièrement corrigée ? Plus j’y pense, plus je doutequ’elle sache quelque chose de votre famille. Quand avez-vous perduvotre mère ?

– Il y a si longtemps que je ne merappelle plus. Je devais être au maillot.

– Et cependant mistress Rook m’a demandési vous aviez encore vos parents. Ou il y a ici quelque mystèrequ’il nous est impossible de débrouiller sur-le-champ, ou mistressRook a parlé à l’aventure, dans l’espoir de découvrir si vousteniez de près à quelque M. Brown bien connu d’elle.

– Et puis, ajouta Émily, il n’est quejuste de reconnaître combien ce nom de famille, si commun, peutoccasionner de méprises. Mais j’aimerais à savoir si elle pensaitréellement à mon cher père en vous parlant. Y aurait-il quelquemoyen de s’en assurer ?

– Si mistress Rook a ses raisons pour setaire, je crois qu’il vous sera impossible de rien découvrir, àmoins que vous ne la preniez par surprise.

– Comment cela ?

– C’est une idée qui me vient.N’auriez-vous pas une miniature ou une photographie de votrepère ? »

Émily lui tendit un fort beau médaillon ornéd’un chiffre en diamants qu’elle portait attaché à la chaîne de samontre.

« J’ai là une photographie de lui,dit-elle, donnée par ma tante au temps où elle était riche. Faut-illa montrer à mistress Rook ?

– Oui, si la bonne chance veut qu’ellevous en fournisse l’occasion. »

Impatiente de tenter l’expérience, Émily selevait déjà.

« Il ne faut pas que je fasse attendremistress Rook, » dit-elle.

Alban la retint au moment où elle allait lequitter. L’embarras, la confusion remarquée par la jeune fille aucommencement de leur entrevue s’emparait encore de lui.

« Miss Émily, puis-je solliciter unefaveur avant que vous partiez ? Je ne suis qu’un professeurattaché à cette pension, mais je ne crois pas… on ne sauraitm’accuser de présomption si je désire vivement être utile à une demes élèves… »

Arrivé là, son trouble fut plus fort que lui,et il se méprisa du fond de l’âme, non seulement d’avoir cédé à safaiblesse, mais aussi de se sentir bégayer comme un niais. Lesparoles s’éteignirent sur ses lèvres.

Cette fois Émily le comprit.

L’instinct subtil qui depuis longtemps luiavait fait deviner son secret, instinct dominé pendant quelquesminutes par un intérêt plus pressant, recouvra son activité. Ellese souvint que le mobile d’Alban, en venant la mettre en gardecontre mistress Rook, n’était pas aussi purement amical qu’il l’eûtété envers toute autre jeune fille. De plus, elle tenait àn’éveiller aucune trompeuse espérance, et pour cela il ne fallaitpas laisser échapper le moindre signe d’émotion. Évidemment Albantenait à assister à son entrevue avec mistress Rook. Pourrait-illui reprocher de l’encourager si elle acceptait l’appui ainsioffert ? Non, certes. Sans même attendre qu’il eût repris soncalme, elle lui répondit, aussi froidement que s’il se fût exprimédans les termes les plus clairs :

« Après ce que vous venez de me dire, jevous serais fort obligée de m’accompagner auprès de mistressRook. »

L’éclat soudain des yeux d’Alban, l’éclair debonheur qui inonda son visage et lui rendit un instant tout lecharme de la jeunesse, étaient des indices non équivoques de ce quise passait en lui. Aussi Émily se dit-elle que plus tôt leurtête-à-tête serait interrompu, mieux cela vaudrait. Tous deux sedirigèrent donc vers la maison avec une certaine hâte.

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