Je dis non

Chapitre 18MOIRA

Lorsqu’Alban se présenta le lendemain matin,les longues heures de la nuit avaient exercé leur influencecalmante sur Émily. Elle se rappelait tristement que le docteurAllday avait ébranlé sa confiance en l’homme qui l’aimait ;par contre, aucun sentiment d’irritation n’accompagnait cettetristesse. Alban remarqua qu’elle le recevait avec sa grâce, maisnon son sourire accoutumé, et que ses manières étaientsingulièrement graves.

« Êtes-vous souffrante ?demanda-t-il.

– Non, seulement un peumélancolique ; j’ai eu une déception, voilà tout. »

Il attendit une minute, pensant qu’elle allaitlui dire en quoi consistait cette déception, mais elle restasilencieuse et détourna de lui son regard. Était-il donc pourquelque chose dans cette mélancolie ? Le doute lui en vintsans qu’il osât l’exprimer.

« Je suppose que vous avez reçu malettre ? reprit-elle.

– Je venais justement vous enremercier.

– C’était pour moi un devoir tout simplede vous avertir de la maladie de sir Jervis. Cela ne mérite pas deremerciements.

– Vous m’avez écrit d’une manière siaimable, poursuivit Alban ; l’allusion que vous faites à notredivergence d’opinion est si délicate, si généreuse…

– Si j’avais écrit un peu plus tard, ditÉmily, le ton de ma lettre aurait bien pu vous sembler moins doux.Mais elle était envoyée lorsque j’ai reçu la visite d’un de vosamis, un ami qui avait quelque chose à me dire après s’êtreconsulté avec vous.

– S’agit-il du docteur Allday ?

– Oui.

– Que vous a-t-il dit ?

– Ce que vous lui aviez soufflé. Il afait de son mieux, mais il venait trop tard. J’avais écrit àmistress Rook et j’avais reçu sa réponse. »

Alban jeta à Émily un regard désolé.

« Cette misérable femme !s’écria-t-il, est-elle donc destinée à nous irriter l’un contrel’autre à chaque entrevue ? »

Émily lui tendit silencieusement lalettre.

Il refusa de la prendre.

« Le chagrin que vous m’avez fait nesaurait être réparé de la sorte, dit-il. Vous croyez que la visitedu docteur était arrangée entre nous. Or, j’ignorais qu’il dûtvenir chez vous ; je n’avais aucun intérêt à vousl’envoyer ; de plus, je n’ai nulle intention de me mettreentre vous et mistress Rook.

– Je ne vous comprends pas.

– Vous me comprendrez mieux quand je vousaurai dit comment s’est terminée ma causerie avec le docteur. J’enai fini avec les interventions et les conseils. Quels que soientmes doutes et mes soupçons je ne ferai pas un geste, je ne remueraipas un doigt pour les vérifier. Ne croyez pas que ce soit unsacrifice. Non ! comme vous le disiez tout à l’heure, cela nemérite pas un remerciement. J’agis par déférence pour le docteurAllday, contre mes convictions, en dépit de mon anxiété.Convictions et anxiété ridicules ! Les hommes nés avec unesensibilité maladive sont leurs propres bourreaux. Mais peu importeque je souffre, pourvu que vous soyez paisible. Je ne vouscontrarierai plus. Êtes-vous contente ? »

La réponse de la jeune fille, quoique muette,fut expressive : elle lui tendit la main.

« Peut-on la baiser cette maintendue ? » demanda-t-il aussi timidement que l’eût faitun écolier à son premier amour.

Elle avait envie de rire et envie depleurer.

« Si vous voulez, dit-elle doucement.

– Me permettrez-vous de revenir vousvoir ?

– J’en serai heureuse… à mon retour.

– Vous partez donc ?

– Je vais cet après-midi à Brighton, chezmiss Ladd. »

Il était dur de la perdre le jour même où ilscommençaient à se comprendre. Un nuage de tristesse passa sur lestraits de Morris, et pour calmer son agitation, il se leva, fitquelques tours dans la chambre et s’arrêta enfin près de lafenêtre.

« Chez miss Ladd ? répéta-t-il commefrappé d’un souvenir ; n’ai-je pas entendu raconter que missde Sor passerait ses vacances sous l’aile de miss Ladd ?

– Oui, c’est vrai.

– C’est bien la même jeune fille quiétait ici hier ?

– La même. »

Cette obsédante terreur de l’avenir, terreurqu’Alban avait avouée, puis raillée, revenait l’assombrir en dépitdu sens commun. Francine, simplement parce qu’elle était étrangère,lui inspirait une instinctive et déraisonnable méfiance.

« Miss de Sor est une amie de daterécente, dit-il ; est-ce que vous avez beaucoup d’affectionpour elle ? »

Ce n’était point là une question à laquelle ilfût facile de répondre franchement sans entrer dans des détailsdéplaisants, que la délicatesse généreuse d’Émily lui conseillaitd’éviter.

« Pour vous éclairer là-dessus, dit-elle,il faudrait que je connusse davantage miss de Sor. »

Cette réponse évasive ne fit qu’exciterl’inquiétude d’Alban, et il se reprocha de n’être pas entré laveille lorsqu’on l’avait prévenu qu’Émily était occupée. Il auraiteu ainsi l’occasion d’observer Francine.

Lors de leur rencontre accidentelle près dukiosque, Francine, le jour de son arrivée, lui avait causé uneimpression désagréable. Fallait-il se laisser influencer par cetincident ou suivre le prudent exemple d’Émily et attendre de mieuxconnaître Francine avant de la juger ?

« Avez-vous déjà fixé le jour où vousreviendrez à Londres ?

– Non, pas encore. Je ne sais au juste letemps que durera ma visite.

– Dans une quinzaine de jours, il mefaudra retourner à mes classes, qui seront lugubres sans vous. Missde Sor suivra miss Ladd, je suppose ? »

Émily ne pouvait pas plus s’expliquer lasubite tristesse d’Alban que le but de ses questions. Elle luirépondit gaiement :

« Miss de Sor rentre en pension sous unnouveau titre. Désirez-vous faire plus ample connaissance avecelle ?

– Oui, répliqua-t-il gravement, je ledésire maintenant que je sais qu’elle est votre amie. »

Il était revenu s’asseoir à côté de la jeunefille.

« Le temps passe vite dans un séjouragréable ; il se peut que vous restiez à Brighton pluslongtemps que vous ne pensez ; en ce cas, nous ne nousreverrions pas de longtemps. S’il arrivait quelque chose… si jepouvais vous être utile, m’écririez-vous ?

– Vous savez bien que oui. »

Elle le regardait avec inquiétude. Il n’avaitguère réussi à lui cacher son trouble : jamais homme ne futmoins capable de dissimulation.

« Vous êtes triste, dit-elle doucement,est-ce ma faute ?

– Votre faute ! Ne croyez pascela ! J’ai mes jours de gaieté aussi bien que mes heures demaussaderie ; or, présentement, mon baromètre est descendu aumaussade. »

Sa voix frémissait d’émotion.

« Vous rappelez-vous, Émily, ce que jevous ai dit sous les arbres ? Je crois que nos chemins secroiseront encore, que nos existences… »

Il s’interrompit brusquement comme de crainted’en trop dire et lui tendit la main.

« Je me rappelle mieux que vous notreentretien, répondit-elle. Vous disiez : « Arrive quepourra, j’ai confiance en l’avenir. » Cette confiance est-elletoujours entière ? »

Il eut un soupir et l’attira doucement à luipour la baiser au front.

Était-ce là sa seule réponse ? La jeunefille ne se sentait pas assez maîtresse d’elle-même pour oser lelui demander.

Le même jour Émily arrivait à Brighton.

Francine se trouvait seule.

Quand le domestique eut introduit Émily, ellelui demanda :

« Avez-vous mis ma lettre à laposte ?

– Oui, miss. »

Elle congédia le domestique du geste et courutà Émily qu’elle embrassa avec emportement.

« Savez-vous ce que je viens defaire ? dit-elle ; j’ai écrit à Cécilia, en adressant malettre à son père, à la Chambre des communes. J’avais stupidementoublié que vous pourriez m’indiquer son adresse. J’espère que mesprévenances envers la charmante et gourmande fille ne vousdésobligent pas. Il me serait si utile d’obtenir l’amitié de gensinfluents ! Naturellement, je lui ai envoyé quelquestendresses de votre part. Ne prenez pas cet air morose et allonsvoir votre chambre… Et miss Ladd ? allez-vous me dire. Ne vousinquiétez donc pas d’elle ! Vous la verrez du reste quand elles’éveillera ! Malade ?… non, elle n’est pas malade.Est-ce que ces vieilles-là sont jamais malades ! Elle fait unsomme après le bain, voilà tout. Peut-on se baigner dans la mer, àson âge ? Elle doit terrifier les poissons ! »

Émily alla voir sa chambre, puis elle revintdans celle de Francine.

Le premier objet qui frappa son regard sur latable de toilette fut une grossière caricature de mistressEllmother. C’était un simple croquis au crayon, fort incorrectcomme dessin, mais terriblement réussi comme ressemblance.

« Je ne vous savais pas artiste, »dit Émily avec une légère ironie.

Francine eut un rire de dédain et froissa sonesquisse qu’elle jeta au panier.

« Moqueuse que vous êtes ! dit-ellegaiement, si vous aviez mené une vie aussi ennuyeuse que la mienneà San Domingo, vous vous seriez mise comme moi à gâcher du papier.Oui, si j’avais été comme vous intelligente et travailleuse,j’aurais pu devenir une artiste. J’ai un peu étudié le dessin, puisje m’en suis dégoûtée. J’ai essayé de modeler, le dégoût est venuplus vite encore. Qui pensez-vous que j’avais pourprofesseur ? Une de nos esclaves.

– Une esclave ! s’écria Émily.

– Oui, une mulâtresse, si vous voulez queje précise. La fille d’un Anglais et d’une négresse. Dans sajeunesse – du moins elle l’affirmait, – elle avait été fort belle,une vraie beauté d’un genre particulier. Comme elle était lafavorite de son maître, il prit la peine de soigner son éducation.Outre la peinture, le dessin, le modelage, elle savait le chant etla musique. Que de talents pour une esclave qui n’en avait quefaire ! Quand son maître mourut, mon oncle l’acheta à la ventede la propriété.

– Pauvre femme ! fit Émily.

– Mais, ma chère, il n’y a pas à laplaindre. Sapho – c’était son nom – a été payée fort cherquoiqu’elle ne fût plus jeune. Plus tard, elle nous est venue parhéritage avec les domaines, et elle s’était prise d’affection pourmoi, parce que je ne m’accordais pas avec mes parents. « Jedois à mon père et à ma mère » d’être esclave, disait-elle.Aussi, lorsque je vois des filles affectueuses, cela me fend lecœur. » Sapho offrait un mélange très bizarre. Figurez-vousune femme dont l’âme a deux faces, une noire et une blanche.Pendant des semaines, on trouvait en elle un être cultivé, raffiné.Puis tout à coup avait lieu une rechute et elle devenait aussinégresse que sa mère. Alors, elle s’échappait de la plantation et,au risque de sa vie, se glissait au centre de l’île pour voir lescérémonies barbares, féroces, que célèbrent secrètement lesnègres ; ils n’auraient pas hésité à égorger une sang-mélé,une espionne à leurs yeux, s’ils l’avaient découverte. Une fois, jel’ai suivie de loin, mais pas longtemps ; les effroyableshurlements des noirs, les roulements de leurs tambours dans lesténèbres de la forêt m’épouvantèrent et je reculai. Un jour ellefut soupçonnée et cela vint à mes oreilles. Je pus l’avertir àtemps, ce qui lui sauva la vie (je me demande ce que je seraisdevenue sans Sapho pour m’amuser !). À partir de ce moment jecrois que cette étrange créature s’est mise à m’aimer. Vous voyezque je puis être équitable, même en parlant d’une esclave.

– Je m’étonne seulement que vous nel’ayez pas amenée avec vous en Angleterre, dit Émily.

– D’abord, répondit Francine, elle étaitla propriété de mon père et non la mienne ; ensuite, elle estmorte. Empoisonnée par les noirs, disaient les autres sang-mêlé.Elle-même se croyait ensorcelée.

– Que voulait-elle dire ? »

Mais Francine ne parut pas se soucier des’expliquer autrement.

« D’idiotes superstitions, machère ! Le côté nègre de Sapho avait pris le dessus quand ellefut mourante, voilà tout. Maintenant, dépêchez-vous de sortir,j’entends la vieille sur l’escalier. Allez au-devant d’elle, vousdis-je, je ne veux pas qu’elle entre ici. Ma chambre à coucher estmon seul asile contre miss Ladd ! »

Le matin du dernier jour de la semaine, Émilyeut un entretien confidentiel au sujet de mistress Ellmother avecmiss Ladd, qui calma ses inquiétudes sur les desseinsinquisitoriaux de Francine.

« Ne craignez donc rien de sérieux deFrancine, lui dit-elle. Vous pouvez vous fier à ma prudence et vousen rapporter pour le reste à votre vieille bonne. »

Mistress Ellmother arriva ponctuellement aujour indiqué, et on l’introduisit dans l’appartement de miss Ladd.Quant à Francine, elle avait affecté de ne pas vouloir se mêler del’affaire et était sortie pour faire sa promenade. Émily préférarester au logis, afin d’apprendre tout de suite le résultat de laconférence.

Au bout d’un assez long intervalle, miss Laddrevint au salon lui annoncer qu’elle approuvait les engagementspris avec mistress Ellmother.

« Il est un point sur lequel je me suissouvenue de vos désirs, dit-elle ; j’ai arrangé qu’au bout dupremier mois de service, si l’on ne se convenait plus de part etd’autre, on pourrait se séparer immédiatement. Je n’ose, ou plutôtje ne peux en faire davantage. Mistress Ellmother est une si bravefemme, elle vous est si bien connue, elle est restée si longtempschez votre tante que je suis heureuse de l’attacher à une jeunefille telle que Francine. En un mot, mistress Ellmother m’inspiretoute confiance.

– À quelle époque commencera sonservice ? demanda Émily.

– Le lendemain de notre rentrée à lapension, répliqua miss Ladd. Mais vous seriez, je crois, bien aisede la voir ; je vais vous l’envoyer.

– Un mot encore. Lui avez-vous demandépourquoi elle avait quitté ma tante ?

– Ma chère enfant, une femme qui estrestée vingt-cinq ans dans la même place y a gagné le droit degarder ses secrets. J’imagine qu’elle a de bonnes raisons, maisqu’elle se soucie peu de les expliquer à tout venant. Ne donnezjamais votre confiance à moitié, surtout quand on ressemble àmistress Ellmother. »

Mistress Ellmother avait hâte de retourner àLondres par le premier train. Émily ne la retint pas.

« Promettez-moi de m’écrire comment vousvous trouvez près de miss de Sor.

– Vous dites ça, miss, comme si vouspensiez que je ne serai pas bien.

– L’affection est toujours inquiète.Voulez-vous me promettre de m’écrire ? »

Mistress Ellmother promit et s’éloignarapidement. Émily la suivit des yeux tant qu’elle fut en vue.

« Si j’étais seulement sûre deFrancine !… murmura-t-elle à demi voix.

– Qu’est-ce que vous dites ? »fit tout à coup la voix âpre de Francine.

Émily n’était pas de ceux que fait reculer unappel à la franchise. Elle répondit sans hésitation.

« Je dis : Je voudrais être sûre quevous serez bonne pour mistress Ellmother.

– Avez-vous peur que je ne fasse de savie une torture ? demanda Francine. D’ailleurs, je ne répondsde rien, ni de l’avenir, ni de moi.

– Une fois par hasard, ne sauriez-vousparler sérieusement ?

– Une fois par hasard, ne sauriez-vouscomprendre la plaisanterie ? »

Émily n’ajouta pas un mot, mais en son forintérieur, elle résolut d’abréger de moitié la durée de sa visite àBrighton.

FIN DU TOME PREMIER

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