Je dis non

Chapitre 3UNE CONSULTATION

Son violon à part, M. Wyvil avait lecaractère sérieux et solide. Dans sa vie privée, aussi bien quedans sa vie politique, c’était un homme d’un sens très juste ettrès droit.

Comme membre du Parlement, il donnait unexemple qui aurait pu être suivi avec avantage par beaucoup de sescollègues : d’abord il s’abstenait de pousser à la chute desministères, en multipliant les questions et les discours ;ensuite, il était capable de discerner entre son devoir envers sonpays et son devoir envers son parti. Quand la Chambre agissaitpolitiquement, c’est-à-dire quand il était question decomplications au dehors ou de réformes au dedans, il suivait sonchef de file ; quand elle agissait socialement, c’est-à-direquand elle s’occupait des intérêts du peuple, il n’obéissait qu’àsa conscience. La dernière fois que le sempiternel épouvantailrusse provoqua un démêlé, il vota docilement avec lesconservateurs. Mais lorsque la question d’ouvrir le dimanche aupublic les musées et les galeries de peinture fit éclater la guerredans les deux camps, il passa aux libéraux, sans souci de ladiscipline parlementaire.

Le même bon sens pratique se manifestait dansles incidents journaliers de sa vie intime. Les domestiquesparesseux et sans scrupules s’apercevaient que le plus doux desmaîtres pouvait faire preuve d’une vigoureuse et salutairesévérité. En outre, Cécilia et sa sœur savaient par expérience qu’àl’occasion le « non » du plus indulgent des pères étaitaussi sévère que celui du plus impitoyable tyran qui ait jamaisgouverné un intérieur.

Appelé en conseil par sa fille et son hôte,M. Wyvil leur donna un avis parfaitement judicieux ; iln’y eut pas de sa faute si la mauvaise chance se chargea dedémontrer plus tard qu’il avait été mal inspiré.

La lettre que Cécilia recommandait àl’attention de son père venait de Netherwoods et avait été écritepar Alban Morris.

Il débutait en assurant à Émily qu’il avaitpour unique but de la servir, bien qu’il ne fût guère en mesure dela convaincre et de l’éclairer. Là-dessus, il racontait sonentrevue avec miss Jethro. Quant à Francine, Alban se bornait àdire qu’elle avait produit sur lui une impression peufavorable ; il ne jugeait donc pas qu’il fût bon pour Émily des’en faire une amie.

Sur la dernière feuille, quelques lignesétaient ajoutées ; mais à celles-là Émily n’était pasembarrassée de répondre. Elle avait donc replié la page pour ne paslaisser d’autres yeux que les siens voir comment le pauvreprofesseur de dessin avait terminé ce message d’abord siconfus.

« Je vous souhaite, chère, tout lebonheur possible parmi vos nouveaux amis : mais n’oubliez pasl’ami d’autrefois, le vieil ami qui pense à vous nuit et jour et nerêve que de vous revoir. Le petit monde où je vis est, en votreabsence, un monde fort maussade. Ne m’écrirez-vous pas pour medonner un peu d’espérance ? »

M. Wyvil sourit en voyant la page repliéequi cachait la signature.

« Je suppose, dit-il, que je doisconsidérer comme établi que celui qui vous écrit a vraiment vosintérêts à cœur. Puis-je savoir ce qu’il est ? »

Émily répondit volontiers à cette question etM. Wyvil poursuivit son interrogatoire.

« Et la dame mystérieuse au nom étrange,que savez-vous d’elle ? »

Émily raconta ce qu’elle savait, sans pourtantparler de la vraie cause du renvoi de miss Jethro. Plus tard, celui fut un souvenir précieux d’avoir tenu secret l’aveumélancolique qui l’avait si fort troublée lors de sa dernière nuitpassée à la pension.

M. Wyvil relut encore la lettred’Alban.

« Savez-vous comment miss Jethro a faitla connaissance de M. Mirabel ?

– J’ignorais même qu’ils seconnussent.

– Croyez-vous que si M. Morris vousavait parlé au lieu d’écrire, il se serait montré pluscommunicatif ? »

Cécilia était restée jusque-là un véritablemodèle de discrétion ; mais, en voyant Émily hésiter, latentation l’emporta.

« Il n’y a pas le moindre doute, papa,dit-elle avec assurance.

– Cécilia dit-elle vrai ? »demanda M. Wyvil.

Ainsi rappelée au souvenir de sonincontestable influence sur Alban, Émily, si elle voulait êtrefranche, n’avait qu’une réponse à faire. Elle convint donc queCécilia disait vrai.

Sur quoi, M. Wyvil lui conseilla desuspendre tout jugement jusqu’à ce qu’elle fût mieux informée.

« Écrivez à M. Morris, dit-il, quevous attendez de le voir pour lui dire ce que vous pensez de missJethro.

– Je ne compte pas le revoir delongtemps, repartit Émily.

– Eh mais, dit M. Wyvil, vous pouvezvoir M. Morris dès qu’il lui plaira de venir ici. Je vais luiécrire pour le prier de vous faire une visite, et vous pourrezjoindre mon invitation à votre lettre.

– Oh ! monsieur, que vous êtesbon !

– Cher père, c’est là justement ce quej’allais vous demander. »

L’excellent possesseur de Monksmoor parutfortement étonné.

« À propos de quoi tout cela ?dit-il. M. Morris est un gentleman et – je crois pouvoirajouter, miss Émily, – un de vos bons amis. Qui donc aurait droitplus que lui à faire partie de nos hôtes ? »

Cécilia retint son père qui se préparait àsortir.

« Je suppose que nous ne devons pasdemander à M. Mirabel ce qu’il sait de miss Jethro ?

– Ma fille, à quoi songez-vous là ?À quel titre nous permettrions-nous de questionner M. Mirabelà ce sujet ?

– C’est si inquiétant, papa ! Ildoit y avoir quelque raison pour qu’on veuille empêcher Émily etM. Mirabel de se voir ; ce n’est pas une simple fantaisiede miss Jethro ; elle paraissait très convaincue, trèspénétrée.

– Miss Jethro n’a pas cru devoir nousexpliquer ses raisons, Cécilia. Peut-être cela viendra-t-il plustard. Attendons. »

Restées seules, les jeunes filles discutèrentla décision possible d’Alban lorsqu’il recevrait l’invitation deM. Wyvil.

« Il sera trop content, assurait Cécilia,de trouver une occasion de vous revoir.

– Je doute qu’il se soucie de me revoirau milieu d’étrangers, répliqua Émily. D’ailleurs, vous oubliezqu’il n’est pas libre. Comment pourrait-il quitter soncours ?

– Très facilement. La classe ne se tientjamais le samedi, jour de congé ; donc, s’il s’arrange pourpartir de bonne heure, il nous arrivera ici à temps pour le lunch,et rien ne l’empêche de rester ensuite jusqu’à lundi ou mardi.

– Et qui le remplacera à lapension ?

– Miss Ladd, naturellement, si vous l’enpriez. Écrivez-lui en même temps qu’à M. Morris. »

Aussitôt les lettres écrites et les ordresdonnés afin qu’on préparât une chambre à l’hôte attendu, Émily etCécilia retournèrent au salon, où les membres mûrs et graves de lasociété s’étaient partagé les occupations sérieuses : leshommes lisaient des journaux et les dames travaillaient àl’aiguille. Plus loin, dans la serre, la sœur de Cécilia étaitlanguissamment étendue sur une chaise longue placée dans un coinembaumé et fleuri. Chez certaines jeunes personnes, la paresseaffecte volontiers l’attitude d’une touchante souffrance. Ledocteur avait beau affirmer que, grâce aux bains de Saint-Maurice,miss Julia était guérie, miss Julia se refusait à en croire ledocteur.

« Venez donc dans le jardin avec Émily etmoi, lui dit Cécilia.

– Émily et vous ne savez ni l’une nil’autre ce que c’est que d’être malade ! » réponditJulia.

Sans insister davantage, les deux jeunesfilles la quittèrent pour aller se joindre au groupe qui prenaitses ébats en plein air.

Francine avait pris possession de Mirabel etle condamnait au rude labeur de la balancer sur l’escarpolette. Àl’arrivée de Cécilia et d’Émily, il avait fait un mouvement commepour s’éloigner, mais il s’était vu péremptoirement rappelé àl’ordre.

« Plus haut ! criait miss de Sor desa voix impérieuse, je veux monter plus haut que toutes lesautres. »

Mirabel se soumit avec une résignation dont ilfut récompensé par un tendre regard.

« Il est obéissant ! fit tout basCécilia. Dame ! il sait qu’elle est riche. Mais sedécidera-t-il à l’épouser ? c’est la question.

– J’en doute, fit Émily avec un légersourire ; vous êtes au moins aussi riche que Francine, et vousavez d’autres attraits que l’argent. »

Cécilia secoua la tête.

« M. Mirabel est très gentil,dit-elle, très gentil, j’en conviens ; mais je ne voudrais pasde lui pour mari. Et vous ? »

Émily comparait mentalement Mirabel etAlban.

« Moi ? pour rien aumonde ! » s’écria-t-elle.

Le lendemain était le jour fixé pour le départde Mirabel. Ses admiratrices l’accompagnèrent jusqu’à la porte,devant laquelle stationnait la voiture de M. Wyvil.

Au moment où l’aimable voyageur s’installaitconfortablement sur les coussins, il reçut un bouquet de fleurslancé par la blanche main de Francine.

« N’oubliez pas de nous revenirlundi ! » lui cria-t-elle.

Mirabel s’inclina avec un sourire et unremerciement ; mais il ne la regardait pas, il tenait ses yeuxattachés sur Émily, immobile sur la première marche du perron.

Francine avait suivi la direction de sonregard. Elle devint soudain fort pâle, et ses lèvres secontractèrent convulsivement ; mais elle ne prononça pas unesyllabe.

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