Je dis non

Chapitre 1MISTRESS ELLMOTHER

La capitale de la Grande-Bretagne est, souscertains rapports, absolument différente des autres capitales dumonde entier. Dans la population qui inonde ses rues, les extrêmesde l’opulence et de la misère se heurtent plus brusquementqu’ailleurs. Et, le long des rues, la gloire et la honte del’architecture, le riche hôtel et le bouge infect sont plus prochesvoisins qu’on n’a coutume de les voir en d’autres pays. Londres estla ville des violents contrastes sociaux.

À la fin de la journée, Émily quittait la garepour se diriger vers le quartier où la perte de sa fortune avaitcontraint miss Létitia de se réfugier. Chemin faisant, le cabtraversa un parc splendide, tout environné de maisons couvertes desculptures, pour arriver, sans autre transition, à une rangée decottages construits sur le bord d’un fossé bourbeux, pompeusementappelé le Canal.

Émily arrêta sa voiture devant le jardin d’uncottage situé tout en haut de la rue.

Ce fut l’unique servante de miss Létitia quirépondit à l’appel de la sonnette.

Physiquement, la bonne créature évoquaitinstantanément l’image de ces femmes dont la nature aurait, certes,fait des hommes sans je ne sais quel malicieux caprice survenu audernier moment. La domestique de miss Létitia était grande, maigreet gauche. Le développement inusité de ses os frappait à premièrevue. Ils lui faisaient le front carré, les pommettes saillantes, lamâchoire large et lourde. Dans les profondes cavernes où secachaient les yeux de cette femme, se lisait une vertu étroite etbornée, à coup sûr fermée à toute indulgence pour les faiblessesd’autrui.

Sa maîtresse, qu’elle servait depuis plus d’unquart de siècle, l’appelait « Bony[2] ».Elle acceptait ce sobriquet si cruellement bien trouvé comme unemarque d’affection familière, très flatteuse pour une servante.Nul, d’ailleurs, n’était autorisé à se permettre la moindre libertéavec elle. À l’exception de miss Létitia, tout le monde lui disaitmistress Ellmother.

« Comment va ma tante ? demandaÉmily.

– Mal.

– Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue de samaladie ?

– Parce qu’elle vous aime trop pourvouloir vous tourmenter. « Ne dites rien à Émily, » voilàce qu’elle répétait tant qu’elle a eu sa tête.

– Que voulez-vous dire ?

– Elle a la fièvre, voilà ce que je veuxdire.

– Je veux la voir tout de suite, je n’aipas peur de la contagion.

– Il n’y a pas de contagion à craindre,que je sache ; ça n’empêche qu’il ne faut pas que vous lavoyiez.

– Si ! je veux aller prèsd’elle.

– Miss Émily, je vous résiste pour votrebien. Est-ce qu’à l’heure qu’il est vous ne me connaissez pas assezpour avoir confiance en moi ?

– Sans doute, j’ai confiance en vous.

– Alors, laissez-moi soigner mamaîtresse, tandis que vous vous installerez confortablement dansvotre chambre. »

Émily ayant répondu par un refus positif de sesoumettre à cette injonction, mistress Ellmother, à bout deressources, souleva un nouvel obstacle.

« Ça ne se peut pas, je vous dis. Commentpourriez-vous voir miss Létitia, puisque le jour ne pénètre paschez elle ? Savez-vous de quelle couleur elle a maintenant lesyeux ? Rouges, la pauvre âme ! rouges comme du homardbouilli ! »

À chaque mot de la femme s’accroissaitl’angoisse d’Émily.

« Écartez-vous, je vous en prie, etlaissez-moi entrer auprès d’elle. »

Mistress Ellmother, sans bouger d’une ligne,regardait du côté de la porte restée ouverte.

« Le docteur est là, dit-elle. Puisque jene peux vous persuader, questionnez-le lui-même. Entrez,docteur. »

Elle ouvrit la porte du salon.

« Voici la nièce de ma maîtresse,monsieur. Essayez, s’il vous plaît, de la faire tenirtranquille ; moi je ne peux pas. »

Puis ayant placé deux chaises en face l’une del’autre, elle retourna à son poste, au chevet de la malade.

Le docteur Allday était un homme d’âge mûravec des manières fort calmes et un teint très frais, parfaitementacclimaté à l’atmosphère de souffrances dans laquelle sa destinéel’obligeait à vivre. Il adressa la parole à Émily, sans familiaritédéplaisante, mais comme s’il l’avait connue toute sa vie.

« C’est un type bien curieux, cette bonnefemme-là ! dit-il en regardant mistress Ellmother fermer laporte, je ne crois pas avoir jamais vu pareil entêtement.D’ailleurs, parfaitement dévouée à sa maîtresse et excellentegarde-malade, malgré sa gaucherie. Je regrette, miss, de ne pouvoirvous rassurer au sujet de votre tante. La fièvre rhumatismale,aggravée par la situation de cette maison bâtie sur un solargileux, près d’une eau stagnante, s’est compliquée récemment dedélire.

– Est-ce un mauvais signe,monsieur ?

– Le plus mauvais qui soit ; ilindique que le désordre a gagné la région du cœur. Elle souffreaussi d’une inflammation des yeux, mais ce n’est pas là un symptômealarmant ; on peut, de ce côté, adoucir les souffrances de lapatiente par des lotions fraîches et une complète obscurité. Je luiai souvent entendu parler de vous, surtout depuis que la maladie apris un caractère sérieux. Vous vous demandez si elle vousreconnaîtra quand vous entrerez dans sa chambre ? Quisait ? Voici le moment de la journée où le délire s’apaise unpeu. Je vais voir si on peut espérer un intervallelucide. »

Il ouvrit la porte, puis revint sur sespas.

« À propos, je dois vous expliquercomment il se fait que je me suis permis de vous envoyer untélégramme. Mistress Ellmother refusait de vous informer de lasituation de votre parente. Il en résultait, selon moi, que toutela responsabilité retombait sur les épaules du docteur. La formequ’affecte le délire de miss Létitia, c’est-à-dire les paroles quilui échappent quand elle est dans cet état, semblent causer à sadomestique un trouble qui va parfois jusqu’à une frayeurincompréhensible. Elle ne me laisserait même pas pénétrer dans lachambre de sa maîtresse, si cela lui était possible. MistressEllmother vous a-t-elle fait bon accueil ?

– Loin de là, on dirait que ma présencela gêne et l’irrite.

– Juste ce que je prévoyais. Ces vieillesservantes abusent généralement de leur fidélité. Savez-vous cequ’un spirituel poète, – j’ai oublié son nom, mais il a vécujusqu’à quatre-vingt-dix ans, – savez-vous ce qu’il disait del’homme resté à son service pendant plus d’un demi-siècle ?« Ç’a été, trente années durant, le meilleur des domestiques,et les trente années suivantes le plus dur des maîtres. »C’est parfaitement exact. J’en pourrais dire autant de la femme decharge. Le mot est joli, n’est-il pas vrai ? »

La valeur du mot fut complètement perdue pourÉmily qu’absorbait une pensée unique.

« Ma pauvre tante m’a toujours tantaimée ! dit-elle. Peut-être qu’elle me reconnaîtrait, lorsmême qu’elle ne reconnaît pas les autres visiteurs.

– Ce n’est guère probable, répondit ledocteur, mais il est difficile de fixer des règles absolues pourles cas de ce genre. J’ai souvent remarqué que les événements dontl’esprit des malades a été frappé alors qu’ils étaient en bonnesanté obsèdent leur imagination dès que surviennent la fièvre et ledélire. Vous allez me dire : « Je ne suis pas unévénement et je ne vois pas trop quel espoir votre observation peutme donner. » Et vous aurez raison. Au lieu de vous parler demes observations physiologiques, je ferais mieux d’aller voircomment est notre malade. »

Le docteur sortit et rentra presqueaussitôt.

« Elle est tranquille en ce moment,dit-il à Émily ; vous pouvez la voir. Rappelez-vous, je vousprie, qu’avec ses yeux enflammés elle ne saurait vous voir, elle,et que, par conséquent, il ne faut pas toucher aux rideaux. Alleztout de suite, si vous tenez à lui parler. Il se peut qu’ellereconnaisse votre voix. Je reviendrai demain matin. Bientriste ! ajouta-t-il en prenant son chapeau pour partir,extrêmement triste ! »

Émily traversa l’étroit petit couloir quiséparait les deux pièces et ouvrit la porte de la chambre àcoucher, mais l’implacable mistress Ellmother se tenait sur leseuil et lui barrait le passage.

« Non, dit-elle, vous n’entrerezpas ! »

À ce moment, la voix affaiblie de miss Létitiase fit entendre.

« Bony, qui est là ?

– Qu’est-ce que ça vous fait ?

– Qui est-ce ?

– Miss Émily, puisque vous tenez à lesavoir.

– Oh ! la pauvre chérie, pourquoiest-elle venue ? Qui donc lui a dit que j’étaismalade ?

– C’est le docteur.

– N’entrez pas, Émily, vous vous feriezdu mal sans pouvoir me soulager. Dieu vous bénisse, Dieu vousbénisse, mon enfant ! n’entrez pas !

– Là ! dit mistress Ellmother, vousavez entendu, et ça vous suffit, j’espère. Retournez ausalon. »

Jusqu’ici l’effort nécessaire pour dominer sonémotion avait imposé silence à Émily, mais elle parvint à se rendremaîtresse d’elle-même, et à prononcer quelques mots sans fondre enlarmes.

« Rappelez-vous le passé, ma tante,dit-elle doucement, ne me chassez pas de votre présence,laissez-moi vous soigner, je ne suis venue que pour cela.

– C’est moi qui la soigne. Allez ausalon, » répéta mistress Ellmother.

Tant que dure la vie, l’affection vraie dureavec elle. La mourante céda.

« Bony, dit-elle d’une voix faible, je nepuis faire de la peine à Émily. Qu’elle entre ! »

Mistress Ellmother essaya une dernièretentative.

« Vous contrecarrez vos propres ordres,dit-elle à sa maîtresse ; vous oubliez que le délire peut vousreprendre d’un moment à l’autre. Réfléchissez, miss Létitia,réfléchissez. »

Cette semonce n’obtint d’autre réplique que lesilence ; la grande taille osseuse de mistress Ellmotherbloquait toujours la porte.

« Si vous m’y forcez, reprit Émilytranquillement, je vais chercher le docteur en le priantd’intervenir.

– Vous êtes décidée ? fit mistressEllmother du même ton.

– Très décidée. »

La vieille servante se soumit tout à coup avecun regard qui surprit Émily ; elle s’était attendue à un accèsde colère et ne voyait qu’une figure empreinte de douleur et d’unesorte d’effroi.

« Je m’en lave les mains, dit mistressEllmother. Allez donc et subissez les conséquences de votreobstination. »

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