Je dis non

Chapitre 4CONCLUSION CAUSERIE DANS L’ATELIER

L’hiver était venu. Alban nettoyait sa paletteaprès une bonne journée de travail, la servante vint l’avertir quele thé était servi.

« Et puis, monsieur, il y a là une damequi vous demande.

– Son nom ?

– Miss Ladd. »

Alban courut au-devant de la visiteuse, lesdeux mains tendues.

« Soyez la très bien revenue !s’écria-t-il. Je n’ai pas besoin de vous demander si le voyage vousa fait du bien. Vous paraissez de dix ans plus jeune qu’audépart.

– C’est fort possible, dit miss Ladd enriant ; mais je serai bientôt de dix ans plus vieille si jeretourne à Netherwoods. Notre ami le docteur Allday avait raison dedéclarer close et finie ma période d’activité. Il faudra que jecède l’école à une directrice plus jeune et plus forte, pendantque, moi, je coulerai le plus doucement possible ce qui me reste àvivre dans quelque paisible retraite. Vous et Émily pouvez vousattendre à m’avoir pour voisine… Mais où est-elle donc,Émily ?

– En voyage. Dans le Nord.

– Dans le Nord ! Est-ce que parhasard elle serait chez mistress Delvin ?

– Vous l’avez dit. Oh ! mais ellesera soignée comme il faut ; mistress Ellmother l’accompagne.Vous connaissez Émily ; il n’y a pas moyen de la retenir,quand il s’agit de remplir ce qu’elle considère comme un devoir. Onn’a jamais fait appel en vain à sa bonté, à sa pitié. Ce malheureuxhomme s’éteignait lentement. Depuis des mois il n’a eu que desintervalles de santé relative. Mistress Delvin nous a écrit que lafin était proche et que son frère n’était déjà plus en étatd’exprimer qu’un seul désir : revoir une dernière fois Émily.Il y avait des heures qu’il ne parlait plus quand ma femme estarrivée. Néanmoins il l’a reconnue et sa figure s’est éclairée d’unfaible sourire. C’est à peine s’il a eu la force de lui tendre unemain tremblante. Elle l’a prise, s’est installée à son chevet, luia dit d’affectueuses paroles. À la tombée de la nuit, il s’estendormi, mais sans lâcher la main qu’il tenait. Peu à peu sa mains’est glacée, et on s’est aperçu alors que, sans un mouvement, sansun soupir, sans un frémissement des paupières, il avait passé dusommeil à la mort. Émily a voulu rester ensuite à la tour, pourassister et consoler la pauvre mistress Delvin, à qui sa présenceest infiniment douce. Mais, Dieu soit loué ! elle revient cesoir.

– Je n’ai pas besoin, fit miss Ladd, devous demander si vous êtes heureux ?

– Heureux ?… Je chante en recevantma douche le matin. Si ce n’est pas un signe certain de bonheurchez un homme de mon âge, je ne m’y connais pas.

– Et vos affaires, commentvont-elles ?

– Magnifiquement. Depuis que vousvoyagez, pour cause de santé, je me suis fait peintre de portraits.L’image de M. Wyvil doit décorer l’hôtel de ville du bourgdont il est le représentant, et notre bonne Cécilia a décidé lemaire et les échevins, tous fascinés de sa grâce, à me confier cetimportant travail.

– N’y a-t-il aucun projet de mariage entrain pour cette charmante enfant ? dit miss Ladd. Nous autresvieilles filles racornies, nous sommes grands partisans du mariage,monsieur Morris, bien que généralement on suppose le contraire.

– Il y a une chance, dit Alban. On a vu àMonksmoor un jeune lord, aimable et beau garçon, très estimé dansles régions parlementaires. Le hasard l’a fait arriver quelquesjours avant l’anniversaire de naissance de Cécilia, et il m’aconsulté sur le genre de présent qu’il pourrait offrir. Je lui aidit : « Ah ! si vous pouviez découvrir quelquepâtisserie nouvelle !… » Quand il a été bien convaincuque je ne plaisantais pas, il a dépêché à Paris et à Tours sonmaître d’hôtel, avec l’ordre de faire, chez les confiseurs et lespâtissiers locaux, de savantes et gourmandes recherches. J’auraisvoulu que vous pussiez voir Cécilia quand le jeune lord a présentéses cadeaux savoureux. Si je pouvais peindre ce sourire et ceregard, je serais le plus grand artiste du monde. Je crois qu’ellel’épousera. Est-il besoin de dire qu’ils seront immensémentriches ? Nous n’avons pas à les envier. Nous sommes richesaussi. Tout est relatif Le portrait de M. Wyvil mettra troiscents livres dans ma poche. J’en ai gagné cent vingt depuis monmariage en illustrant des publications pour les éditeurs, et il nes’en faut que de cinq schellings dix pence – vous voyez à quelpoint je suis précis – que ma femme ne jouisse d’un revenu annuelde deux cents livres. Conclusion : nous sommes riches autantqu’heureux.

– Bon pour le présent ; maisl’avenir ? dit miss Ladd avec un malin sourire.

– Le docteur Allday en répond, del’avenir. Il raffole des plaisanteries, aussi grivoises quevénérables, qu’il était d’usage, au temps de sa jeunesse,d’adresser aux nouveaux mariés. « Mon bon ami, » m’a-t-ildit, l’autre jour, je vous préviens que vous pourriez bien, d’ici àquelques mois, vous trouver dans la gracieuse nécessité d’avoirrecours à la faculté pour une jeune mère de votre connaissance.Dans ce cas, rappelez-vous, je vous prie, que je suis le médecin entitre de toute la famille. » L’excellent homme parle de meprocurer la commande d’un autre portrait. « Le plus grand desânes mes confrères – c’est lui qui parle – vient d’être nommébaronnet, et ses amis enthousiasmés ont décidé qu’ils le feraientpeindre de grandeur naturelle, ses jambes cagneuses dissimuléessous une robe, et ses yeux de grenouille fixant à travers sesbesicles un regard impérieux sur quelque patient apeuré. – Je vousobtiendrai ça ! » – Vous dirai-je ce que le docteur pensede la guérison de mistress Rook ? »

Miss Ladd leva les deux mains dans un gested’étonnement.

« La guérison !… Cette malheureuseest donc guérie ?

– Mais oui, et c’est une cure des plusprodigieuses, à ce qu’il paraît. Dans les cas de blessures aussigraves que la sienne, on n’avait pas encore constaté derétablissement. Lorsqu’on a raconté la chose au docteur Allday, ilest devenu très grave. « Je commence à croire au diable,dit-il, personne autre que ce docteur n’aurait pu sauver mistressRook ! » Tout le monde n’est pas de cet avis. Lesfeuilles médicales se sont occupées de l’intéressante malade ;puis on l’a fait admettre dans un excellent asile, où elle jouitd’une confortable oisiveté qui la mènera, espérons-le, à une vertevieillesse. Ce qu’il y a de drôle, c’est que, si on lui parle de samiraculeuse guérison, elle secoue mélancoliquement la tête :« Quel dommage ! dit-elle, j’étais prête à monter auciel. » M. Rook, débarrassé de son épouse, est le plusheureux des hommes. Il est au service d’un vieux gentleman idiot,qu’il mouche, promène et surveille ; et quand on lui demandes’il est content de sa place, il cligne de l’œil et tape sur sapoche. – Maintenant, miss Ladd, il me semble que c’est à votre tourde me dire vos nouvelles. En avez-vous qui vaillent lesmiennes ?

– Oh ! oh ! je crois que jepourrais trouver le pendant de mistress Rook. Vous souciez-vous desavoir ce qu’est devenue Francine de Sor ? »

Alban, qui jasait avec une gaieté d’écolier,prit subitement un air grave.

« Je ne doute pas, dit-il, non sansaigreur, que miss de Sor ne soit en bonne voie ; elle est tropperverse, trop dépourvue de cœur et de sens moral, pour ne pas êtreen pleine prospérité.

– C’est votre ancien scepticisme qui seréveille, monsieur Morris ; mais le scepticisme n’est pastoujours clairvoyant. Ce matin même, je suis allée chez lecorrespondant qui avait recueilli Francine avant mon départ del’Angleterre. Pour toute réponse à mes questions, il m’a montré ladépêche qu’il avait reçue du père de mon ancienne pensionnaire. Lemessage était assez bref pour qu’on pût le retenir facilement.

« Que ma fille fasse tout ce que bon luisemblera, pourvu qu’elle ne revienne jamais ici ! » C’esten ces termes que M. de Sor s’exprime au sujet de saprogéniture. L’agent, d’ailleurs, est aussi sentimental que sonclient. – « C’est une sotte ! me disait-il, elle a étédeux fois dupe : d’abord d’un amour déçu et maintenant d’unprosélytisme adroit. » Il m’a raconté alors que le desservantd’une chapelle catholique du voisinage avait capté et converti lariche héritière ; elle est maintenant novice dans un couventde carmélites de l’ouest de l’Angleterre ! Vous seriez-vousattendu à ce dénouement ? »

Miss Ladd parlait encore, on entendit résonnerla sonnette de la porte d’entrée.

Alban prêta l’oreille et tout à coup s’élançadans le vestibule.

« La voilà ! s’écria-t-il ;Émily ! mon Émily est revenue ! »

FIN

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