Je dis non

Chapitre 2MISS LADD CONSEILLÈRE

Mistress Ellmother, assise près du feu mourantde la cuisine, réfléchissait profondément, et ses réflexionsn’atténuaient guère son anxiété.

Elle avait attendu Alban à la porte du cottageafin d’échanger avec lui quelques mots lorsqu’il quitteraitÉmily ; mais la seule vue de l’amer désespoir empreint sur lestraits de l’artiste lui avait fermé les lèvres.

Ensuite elle était allée jeter un coup d’œil àl’intérieur du salon. Très pâle, Émily restait immobile sur lecanapé dans un complet accablement de corps et d’âme.

« Ne me parlez pas, murmura-t-elle, jesuis à bout de forces. »

Évidemment sa manière de juger Alban n’avaitpas changé. Ils s’étaient heurtés, irrités l’un l’autre ; ilss’étaient brouillés, peut-être pour toujours.

Saisie de compassion, mistress Ellmother pritdoucement la jeune fille dans ses bras robustes encore, la portacomme un enfant sur son lit, et ne la quitta que quand elle la vitendormie.

Pendant les heures silencieuses de la nuit,les pensées de la brave servante allèrent du passé au présent et duprésent à un avenir qui lui paraissait bien sombre. Peu à peu ellese sentit effrayée de sa responsabilité.

Mais quel être humain pouvait-elle appeler àson aide ?

Le beau monde de Monksmoor lui était étranger.Quant au docteur Allday, Émily avait dit : « Ne l’envoyezpas chercher ; il me tourmenterait de ses questions, et jeveux être calme. »

Mistress Ellmother ne voyait plus qu’une seulepersonne qui pût répondre à son appel : miss Ladd.

Rien n’eût été plus simple que de demander àl’excellente demoiselle de venir consoler et conseiller l’élève sitendrement aimée. Mais mistress Ellmother visait à un doublebut : elle avait décidé que la froide cruauté de la perfideamie d’Émily ne resterait pas impunie. Toute impuissante que fûtune pauvre vieille femme, elle était au moins capable de dire lavérité. Après l’avoir entendue, miss Ladd déciderait si une aussiodieuse fille devait être plus longtemps sa commensale et sapensionnaire.

Se sentir le droit d’agir ainsi et s’yrésoudre était une chose ; formuler clairement sa pensée,raconter ce qui s’était passé dans une lettre, en était une autre,et de beaucoup la plus ardue. Après avoir déchiré plusieurs essaisinfructueux, mistress Ellmother se résigna à communiquer avec missLadd par le moyen du télégraphe. Sa dépêche était ainsiconçue :

« Miss Émily est bien malheureuse ;moi j’ai à dire ce qui ne peut pas s’écrire, Voudriez-vousvenir ? »

Dans le courant de l’après-midi, mistressEllmother fut appelée à la porte par le coup de sonnette d’unvisiteur.

Les dehors de cet étranger la disposèrent toutde suite en sa faveur. C’était un monsieur fort bien de sapersonne, aux manières aimables, et dont la voix pleine etmélodieuse caressait agréablement l’oreille.

« J’arrive de chez M. Wyvil, dit-il,et j’apporte une lettre de sa fille, miss Cécilia. »

Le visiteur demanda aveccomponction :

« Puis-je m’informer de la santé de missÉmily ?

– Il s’en faut, monsieur, qu’elle soitbonne ! dit mistress Ellmother ; elle est tellementsouffrante qu’elle garde le lit. »

À cette réplique, le visage de l’inconnuexprima un chagrin, une sympathie si sincères, que mistressEllmother en fut attendrie.

« Ma maîtresse, continua-t-elle, a eudéjà une terrible secousse. J’espère qu’il n’y a pas de mauvaisesnouvelles dans la lettre de la jeune lady ?

– Tout au contraire, miss Wyvil lui écritpour la prévenir qu’elle viendra ici ce soir même. Seriez-vousassez bonne pour me dire si miss Émily a vu un médecin ?

– Elle ne veut pas en entendre parler,monsieur. Nous avons pour proche voisin un docteur, qui de plus estun de ses amis. Malheureusement je suis seule dans la maison, jen’ose pas quitter ma maîtresse, et je ne peux aller leprévenir.

– Permettez-moi d’y aller à votreplace, » dit vivement Mirabel ; – car on a déjà sansdoute reconnu le révérend.

La figure de mistress Ellmother s’éclaira.

« Ce serait bien bon de votre part, sicela ne vous ennuyait pas trop.

– Ma bonne dame, rien ne peut m’ennuyerdès qu’il s’agit de servir votre jeune maîtresse. Le nom, l’adressedu docteur ? et qu’est-ce que j’aurai à lui dire ?

– Il y a une chose à laquelle il fautqu’il fasse attention, reprit mistress Ellmother ; le docteurne doit pas venir ici comme médecin, miss Émily refuserait de levoir. »

Mirabel avait compris.

« Je n’oublierai pas la recommandation.Veuillez dire à votre maîtresse que je suis venu ; mon nom estMirabel, je repasserai demain. »

Il s’éloigna en hâte pour faire sacommission.

Mais quand il arriva chez le médecin, celui-civenait de partir, appelé hors de Londres pour un cas grave. On nel’attendait que fort tard dans l’après-midi.

Mirabel laissa un mot en ajoutant qu’ilreviendrait le soir.

La personne qui succéda à Mirabel à la portedu petit cottage n’était autre que l’amie fidèle en qui mistressEllmother avait instinctivement placé sa confiance. Aussitôt letélégramme reçu et parcouru, miss Ladd s’était décidée à y répondrede vive voix.

« Si vous avez de mauvaises nouvelles àme donner, dit-elle, parlez, parlez sur-le-champ, ne me tenez pasen suspens, je n’aurais pas la force de le supporter ; ma viede fatigues constantes commence à m’être bien lourde ! jedeviens irritable et faible.

– J’ai beaucoup de choses à dire avantque vous voyiez miss Émily, répliqua mistress Ellmother, mais iln’y a pas à vous alarmer ; seulement ma pauvre vieille tête semet à tourner quand je veux réfléchir et je ne sais par quel boutentamer mon histoire.

– Parlez-moi d’abord d’Émily, » ditmiss Ladd.

Mistress Ellmother raconta alors l’arrivéeimprévue de sa jeune, maîtresse la veille et leur orageuseexplication.

« C’est bien, interrompit missLadd ; je vais aller tout de suite auprès d’Émily.

– Pardon, madame, dit mistress Ellmother,n’auriez-vous pas mon télégramme sur vous ?

– Sans doute ; le voici.

– Voudriez-vous en relire la dernièreligne ? »

Miss Ladd jeta les yeux sur la dépêche etrevint aussitôt à sa chaise.

« Ce que vous avez à me confier serapporte-t-il à quelque personne de ma connaissance ?demanda-t-elle.

– Madame, ça se rapporte à miss de Sor etje crains que cela ne vous fasse de la peine.

– Qu’est-ce que je vous disais enentrant ? reprit miss Ladd. Parlez nettement et vite et tâchezde commencer par le commencement. »

Mistress Ellmother raconta comment elle avaitexcité la curiosité de Francine dès le premier jour où Émilyl’avait présentée. Elle dit son entrée au service de l’impérieusejeune fille, la scène de Netherwoods, la figure de cire,l’entretien surpris par Francine aux écoutes derrière un troncd’arbre, et enfin la révélation qu’elle avait faite à la pauvreÉmily.

Miss Ladd était rouge d’indignation.

« Êtes-vous bien sûre de ce que vousavancez là ? dit-elle.

– J’en suis sûre, madame ; j’espèren’avoir point fait mal en vous dénonçant miss de Sor pour cequ’elle est.

– Vous avez bien fait, bien fait, répétamiss Ladd. Si cette misérable fille ne trouve pas moyen de sedisculper devant moi, je regarderai comme une honte de la garderdans ma maison, et je vous remercie de me l’avoir fait connaître.Elle va rentrer à Netherwoods ; elle se justifiera ou ellequittera la pension séance tenante. Quelle cruauté ! quelleduplicité ! Au cours de ma vie, j’ai vu bien des jeunesfilles, jamais rien d’approchant. Maintenant, laissez-moi allerprès de ma petite Émily. »

Mistress Ellmother conduisit l’excellente damejusqu’au seuil de la chambre, puis alla faire un tour de jardin,car l’effort de volonté qu’elle venait de s’imposer lui avait causéun violent mal de tête.

« Une bouffée d’air frais meremettra, » pensait-elle.

Le petit jardin du cottage communiquait avecl’étroite plate-bande de la façade. Comme elle suivait lentementl’allée qui faisait ainsi le tour de la maison, elle entendit surla route des pas qui s’arrêtèrent près de la porte. Un coup d’œiljeté à travers les barreaux de la grille lui suffit pourreconnaître dans ce passant Alban Morris.

« Entrez, monsieur, » fit-elle touteréjouie de le revoir.

Alban franchit le seuil de la porte, etmistress Ellmother, en le voyant de près, fut frappée et mêmeeffrayée du changement de son visage.

« Oh ! monsieur, s’écria-t-elle,quel chagrin elle vous cause ! Ne la prenez pas au mot. Ayezbon courage, monsieur ! Vous savez, les jeunes filles, çachange vite de sentiment. »

Alban lui tendit la main.

« Il ne faut pas que je parle d’elle, sije veux supporter mon malheur comme un homme. J’ai reçu de rudescoups avant celui-là, ils n’avaient pas suffisamment émoussé chezmoi la faculté de souffrir. Mais, grâce à Dieu, elle n’a pointconscience des tortures qu’elle inflige. Je me suis oublié hier, jelui ai riposté un peu rudement. Je veux lui en demander pardon.Oh ! je ne songe pas à lui imposer ma présence ; non, jelui ai écrit. Auriez-vous l’obligeance de lui remettre malettre ? Adieu et merci. Je pars, miss Ladd m’attend àNetherwoods.

– Miss Ladd est ici, monsieur, en cemoment même.

– Ici, à Londres ?

– Oui, monsieur, dans la chambre de missÉmily.

– Dans sa chambre ? Émily est-elledonc malade ?

– Elle va mieux, monsieur. Désirez-vousvoir miss Ladd ?

– Oui, certes ; j’ai, pour moncompte, quelque chose d’important à lui dire. Puis-je l’attendre aujardin ?

– Pourquoi pas au salon,monsieur ?

– Le salon me rappelle des jours heureux.Plus tard, peut-être, je regagnerai assez de courage pour affronterla vue de cette pièce, mais maintenant elle me feraitmal. »

Si miss Émily ne se raccommode pas avec unaussi brave garçon, pensait mistress Ellmother en rentrant dans lamaison, l’enfant que j’ai élevée n’est qu’une fille sans cœur. Maiselle pardonnera, j’en suis sûre.

Une demi-heure après, miss Ladd rejoignaitAlban sur la pelouse en miniature qui représentait le jardin ducottage.

« Je vous apporte la réponse d’Émily àvotre lettre, dit-elle, lisez-la avant de vous occuper demoi. »

Les yeux d’Alban parcoururent rapidement lesquelques lignes du billet.

« Je vous remercie de votre lettre. Jen’ai pas été offensée de la vivacité de votre défense. Mais je nepeux pas me faire à cette idée que vous, mon ami, vous m’avezlaissée parler avec cette insouciance du récit de l’assassinat demon père ! »

Alban tendit silencieusement la lettre à missLadd.

« Gardez-la, dit-elle. Je sais ce quevous écrit Émily et je lui ai dit ce que je vous répète àvous : elle a tort, absolument tort. Le malheur des naturesardentes comme la sienne, c’est qu’elles vont du premier coup auxextrêmes. Elle n’a vu qu’une seule face de la question et se refuseobstinément à en considérer une autre. Elle est aveugle.

– Ce n’est pas sa faute ! » ditAlban.

Miss Ladd le regarda avec une véritableadmiration.

« C’est vous qui défendez Émily ?fit-elle.

– Je l’aime. »

Le cœur de miss Ladd s’émut comme celui demistress Ellmother.

« Fiez-vous à l’action du temps, monsieurMorris, reprit-elle. Actuellement, voici le danger pourÉmily : elle est capable de je ne sais quelle folie. Elledéclare que son devoir est de chercher le meurtrier et de le livrerà la justice ! N’est-ce pas inouï ?

– Non, c’est tout naturel, dit Alban.

– Ah ! vous trouvez ?…

– Sans doute. L’amour qu’elle portait àson père n’est pas mort avec son père.

– Alors vous l’encourageriez dans cedessein insensé.

– De grand cœur, si elle voulait me lepermettre.

– Tenez ! laissons ce sujet,monsieur Morris. Vous aviez, je crois, quelque chose à medire ?

– Je voulais vous prier d’accepter madémission de professeur de dessin à Netherwoods. »

Miss Ladd ne fut pas seulement surprise, il semêla à sa surprise une certaine méfiance. Après ce qu’Alban venaitde lui dire, n’était-il pas capable de méditer un projet aussiabsurde que désespéré dans l’espoir de rentrer en grâce auprèsd’Émily ?

« Avez-vous en vue quelque place plusavantageuse ? demanda-t-elle.

– Non, et je n’y songe pas. Je ne me senspas en état de donner mon attention à des élèves plus ou moinsindifférentes.

– Est-ce là votre seule raison pour mequitter ?

– C’est une de mes raisons.

– La seule qu’il vous convienne d’avouer,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je serai fort chagrine de vous perdre,monsieur Morris.

– Croyez bien, miss Ladd, que votrebienveillance n’a pas été accordée à un ingrat.

– Voulez-vous me permettre d’ajouter unmot inspiré uniquement par mon amitié pour vous ? J’espère quevous ne commettrez pas d’imprudence.

– Je ne vous comprends pas, missLadd.

– Si fait, monsieur Morris, vous mecomprenez très bien. »

Miss Ladd lui donna une poignée de main etretourna près d’Émily.

Alban revint à Netherwoods pour y continuerson service jusqu’à ce qu’on se fût procuré un autre maître dedessin.

Miss Ladd l’y suivit par un autre train. Émilysavait que la présence de la directrice était indispensable dans samaison, et elle n’aurait pas voulu la retenir au cottage, mais ilfut convenu qu’elles ne cesseraient de s’écrire et que la chambred’Émily serait toujours prête à Netherwoods au cas où la fantaisielui prendrait de venir l’occuper.

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