Je dis non

Chapitre 11EXTRAIT DU « TIMES »

La première journée de recherches d’Émilyn’eut aucun résultat.

Elle avait commencé à compulser le journal auhasard, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Égarée ainsi par sapropre impatience, elle eut un moment d’indécision.

Fallait-il renoncer à son projet, ou tâcher depénétrer en les devinant les secrets motifs d’Alban ?

Cette pensée la préoccupa tout le jour et lapoursuivit au lit, où elle l’empêcha de trouver le sommeil. Irritéede ne pouvoir résoudre la difficulté qui gênait sa route, la jeunefille prit la résolution de reprendre son travail au BritishMuseum, retourna son oreiller pour poser sa joue sur le côtéfrais, et conclut que le mieux était de s’endormir au plusvite.

Les animaux, beaucoup plus sages que nous,subissent le sommeil ; il n’y a que l’homme qui veuille luicommander – sans succès d’ailleurs. Fort éveillée sur la facebrûlante du traversin, Émily ne dormit pas davantage sur le revers,et continua à rouler dans sa tête les menus incidents de sonentrevue avec Alban.

Peu à peu sa pensée alla au delà de soninquiétude présente. Alban, en voulant l’empêcher d’examinercertains numéros de journal, n’obéissait-il pas au même mobile quilui faisait dissimuler la nature de ses soupçons envers mistressRook ?

Tout à coup elle tressaillit, une nouvelleidée venait de surgir dans son esprit.

En lui parlant de la catastrophe qui avaitforcé M. et Mme Rook à fermer leur auberge,Cécilia avait fait allusion à une enquête judiciaire ouverte pourconstater l’identité de la victime. Cette enquête se trouvait-ellementionnée dans les journaux de l’époque ? Si oui, Alban yaurait-il découvert quelque chose qui se rapporterait à mistressRook ?

Guidée par cette lueur, Émily retourna lelendemain matin à la bibliothèque. Elle savait maintenant dansquelle direction elle devait marcher.

Si Cécilia ne lui avait pas donné de dateprécise, elle lui avait dit du moins que le crime s’était commis enautomne. Il fallait donc commencer par le mois d’août.

Rien en août. – Et septembre eut le mêmerésultat négatif.

Mais, dès le lundi 1er octobre, unpremier indice éveilla l’attention d’Émily ; un résumétélégraphique annonçait brièvement le crime. Dans le numéro dumercredi de la même semaine, les progrès de l’enquête étaientminutieusement constatés.

Passant sur les remarques préliminaires, Émilylut attentivement les dépositions des témoins.

« … Le jury ayant examiné le corps etvisité la pièce où le meurtre avait été commis, on introduisit lepremier témoin, M. Benjamin Rook, maître de l’auberge àl’enseigne des Mains unies.

» Dans la soirée du dimanche 30 septembre1877, deux gentlemen s’étaient présentés chez M. Rook etavaient frappé tout particulièrement son attention.

» L’un de ces deux messieurs était depetite taille. Il avait le teint blanc et rose. Il portait un sacde voyage comme on en a pour une tournée à pied. Ses manièresétaient affables et il avait un extérieur des plus avenants. Soncompagnon, plus grand, plus âgé, ce qu’on appelle « un belhomme », s’appuyait sur son bras et semblait épuisé.

» Ils formaient entre eux un parfaitcontraste. Le plus jeune était rasé, avec d’étroits favoris.L’autre portait toute sa barbe.

» Ne sachant point leurs noms,M. Rook les désignait au coroner en les appelant « legentleman blond » et « le gentleman noir ».

» Il pleuvait au moment où ilss’arrêtèrent à l’auberge et le ciel chargé de nuages annonçait unenuit orageuse.

» Le gentleman blond donna à l’hôtelierles explications suivantes :

» Il entrait dans le village, quand ilavait aperçu le gentilhomme brun, un inconnu pour lui, étendu surle bord gazonné du chemin, évanoui selon toute apparence. Il avaitsur lui un flacon d’eau-de-vie, il avait réussi à en faire avalerquelques gouttes à l’homme, qui s’était ranimé, s’était remis surses pieds et avait pu, aidé par lui, marcher jusqu’à l’auberge.

» Ceci fut confirmé par un journalier quipassait dans le même instant sur la route pour rentrer chezlui.

» Le gentleman noir essaya d’expliquerson accident. Il était sans doute resté trop longtemps sansnourriture ; il n’avait rien pris depuis la pointe du jour, oùil avait déjeuné à la hâte et très sommairement. Sa faiblessen’avait assurément pas d’autre cause ; car il n’était guèresujet aux évanouissements. D’ailleurs, il s’abstint de dire quelleaffaire l’avait amené dans le voisinage de Zeeland.

» De prime abord, son intention ne futpoint de passer la nuit à l’auberge ; il demanda seulementqu’on lui servît à manger et qu’on lui procurât une voiture pour leconduire à la station la plus proche.

» Le gentleman blond, que le mauvaistemps alarmait, manifesta, lui, le désir de rester chezM. Rook.

» Sauf pour le souper qu’il fut facile depréparer, l’aubergiste était dans l’impossibilité de satisfaire auxdemandes de ses deux hôtes. Ses clients habituels n’avaient guèrele moyen de louer des voitures, et il n’avait à sa disposition devéhicules d’aucune sorte. Quant aux lits, toutes les chambres de sapetite hôtellerie étaient retenues, y compris la chambre occupéehabituellement par lui et sa femme. Une exposition de machines etd’outils agricoles venait de s’ouvrir dans les environs, ladistribution des prix avait lieu le lundi suivant ; l’aubergeétait pleine, et la petite ville voisine n’avait même pas de quoiloger maintenant les deux voyageurs.

» Ils se regardèrent fort embarrassés. Ilne leur restait qu’à presser le souper et à franchir ensuite ladistance de cinq à six milles qui les séparait de la station.

» Tandis qu’on préparait le repas, lapluie cessa de tomber. Le gentleman noir, après avoir demandé lechemin du bureau de poste, s’y rendit sans son compagnon.

» Il revint au bout de dix minutes et lesdeux hommes se mirent à table. Le gentleman noir était calme etgrave et, au rebours du gentleman blond, fort peu causeur.

» La nuit venue, la pluie qui s’étaitcalmée reprit avec violence ; le ciel était noir comme del’encre.

» Un éclair, bientôt suivi d’un grandcoup de tonnerre, annonça le commencement d’un orage. Il devenaitimpossible à des étrangers, absolument ignorants des chemins dupays, de retrouver leur route dans les ténèbres jusqu’à la gare.Avec ou sans chambre à coucher, il leur fallait de toute nécessitépasser la nuit là où ils étaient.

» L’aubergiste avait déjà cédé sa proprechambre ; il ne restait plus que la cuisine.

» À côté de cette cuisine, et séparée parun mur et une porte de communication, se trouvait une dépendance dela maison, dépendance utilisée à la fois comme buanderie et commechambre de débarras. Parmi les meubles hors de service entassés làpêle-mêle, on découvrit un vieux lit de sangle, sur lequel pourraits’étendre un des gentlemen. M. Rook ajouta à ce mobilierprimitif une table et une cuvette, en vue des ablutions matinalesde ses hôtes.

» Faute de mieux, les voyageursacceptèrent la chambre telle quelle.

» L’orage s’éloignait, mais la pluiecontinuait à tomber par lourdes averses. Quelques minutes aprèsonze heures, tout le monde à l’auberge s’était retiré.

» Il y eut d’abord entre les deuxvoyageurs un combat de courtoisie à qui prendrait ou ne prendraitpas le lit de sangle. Le gentleman blond y mit un terme enproposant gaiement de le jouer à pile ou face. Il perdit. Legentleman noir entra dans la pièce le premier, et le blond lesuivit au bout de très peu de temps. M. Rook porta le sac dansla chambre et disposa sur la table ce qui serait nécessaire aujeune homme pour sa toilette du lendemain ; entre autres menusobjets, il y avait un rasoir.

» Après avoir mis la barre à la porte dela chambre improvisée qui donnait dans la cour, M. Rookverrouilla celle de la cuisine. Cela fait, il ferma également laporte principale de la maison et poussa les volets des fenêtres durez-de-chaussée. En rentrant dans la cuisine, il constata qu’ilétait minuit moins dix minutes, puis il se coucha sans plus tarder,ainsi que sa femme.

» Rien ne vint troubler le repos deM. Rook et de sa femme pendant toute la nuit.

» À sept heures moins un quart, lelendemain, l’hôtelier se leva laissant sa femme encore endormie.Comme ces messieurs lui avaient recommandé de les réveiller debonne heure, il alla frapper à leur porte. Ne recevant pas deréponse malgré des coups répétés, il entra.

» À ce moment de sa déposition, l’émotionprovoquée par les souvenirs du témoin fut plus forte que lui.

» – Laissez-moi un peu de temps pour meremettre, messieurs, dit-il au jury. J’ai eu une terreur sigrande !… Ah ! je m’en ressentirai jusqu’à la fin de mesjours !

» Le coroner vint à son aide en luiposant des questions.

» – Qu’avez-vous vu en ouvrant laporte ?

» – J’ai vu le gentleman noir à moitiésorti de son lit, mort, avec une affreuse blessure à la gorge. J’aivu un rasoir tout souillé de sang à côté de lui.

» – La porte donnant sur la courétait-elle ouverte ou fermée ?

» – Toute grande ouverte, monsieur. Quandj’ai été capable de regarder autour de moi, j’ai constaté quel’autre voyageur, le gentleman blond au sac de voyage, n’était pluslà.

» – Qu’avez-vous fait alors ?

» – J’ai fermé la porte de la cour, puiscelle de la cuisine et j’ai mis la clef dans ma poche. Puis j’aiété réveiller le garçon et je l’ai envoyé chercher le constable,qui demeure tout près, tandis que je courais chez le docteur dontla maison est à l’autre bout du village. Le docteur a fait partirson domestique à cheval pour prévenir la police de la ville. Quandje suis rentré à l’auberge, le constable était là, et les hommes dela police ont pris en main l’affaire.

» – Vous ne savez rien de plus ?

» – Non, rien. »

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