Je dis non

Chapitre 5AU REZ-DE-CHAUSSÉE

La porte s’ouvrit et le docteur entra.

C’était un homme alerte, souriant, plein desuffisance, vêtu à la dernière mode, avec une fleur piquée dans laboutonnière de son habit. Une suffocante odeur de musc emplit lachambre lorsqu’il tira son mouchoir pour s’essuyer le front.

« Chien de métier ! fit-il, il a derudes corvées, par le temps qui court. Holà ! mistress Rook,on vous a laissé vous en donner, il me semble ! Je n’avais pasouvert la porte que je vous entendais déjà. Ah ! ah !est-ce vous, miss, qui l’avez encouragée à bavarder ? »dit-il à Émily en agitant son index d’un air de menacefacétieuse.

Hors d’état de lui répondre, sans souci desconvenances, toute à l’ardent désir de voir détruire ou confirmerses doutes, Émily fit signe à cet homme qu’elle ne connaissait pasde venir à l’écart. Elle ne lui adressa point d’excuses, elle neprit pas garde à sa figure stupéfaite. Après cette secondeaffirmation du crime de Mirabel, la jeune fille ne pouvait plusconcevoir qu’une espérance, ne pouvait prononcer qu’un mot.

Désignant du regard le lit où reposaitmistress Rook, elle dit tout bas :

« Folle ?… »

Vulgaire et familier, le docteur imita songeste et se mit à regarder du côté du lit.

« Pas plus folle que vous, miss. Comme jevous le disais, elle s’est agitée au delà de toute raison, et sonlangage a dû se ressentir de cette exaltation. Mais quant aucerveau, oh ! il est solide comme un caillou, je vous legarantis. En revanche, il y a en bas quelqu’un… »

Émily, sans l’écouter davantage, sortaitprécipitamment. Il n’y avait décidément plus de doute possible. Lecoupable, c’était Mirabel.

Sur le palier, Émily s’était arrêtée pourmaîtriser son émotion. Le docteur l’y rejoignit.

« Qu’est-ce que vous avez donc à voussauver comme ça ? Dites-moi, est-ce que vous n’êtes pas desamis du gentleman qui est au rez-de-chaussée ?

– Quel gentleman ?

– Je n’ai pas entendu son nom, mais il mefait l’effet d’être un clergyman. Si vous le connaissez…

– Je le connais. Mais, excusez-moi, je nesaurais répondre à vos questions. Je n’ai pas ma tête à moi.

– Tâchez cependant de la retrouver, cettejolie tête, miss, et ramenez au plus vite votre ami chez lui. Iln’est pas pourvu, lui, de la dure cervelle de mistress Rook, etl’état de prostration nerveuse où il vient de tomber pourrait trèsmal finir. Savez-vous où il demeure ?

– Oui, chez sa sœur, mistress Delvin.

– Quoi ! mistress Delvin ?Eh ! mais c’est une de mes clientes et amies. Dites-lui que jepasserai demain à la tour et que j’examinerai son frère. Enattendant, faites-le coucher, qu’il se repose ! Et ne craignezpas de lui faire administrer un bon réactif, – del’eau-de-vie. »

Sur ce, le docteur retourna près de samalade.

Émily entendit en bas la voix de mistressEllmother.

« Êtes-vous encore là-haut,miss ?

– Oui. »

Mistress Ellmother se mit à monterl’escalier.

« C’est dans une heure de malechance quevous avez voulu à toute force venir ici, miss.M. Mirabel… »

Elle s’interrompit brusquement. L’aspect de lafigure d’Émily lui avait coupé la parole. La vieille femme prit sajeune maîtresse dans ses bras avec une tendresse maternelle.

« Oh ! mon enfant, qu’est-ce quevous avez ?

– Ne me le demandez pas maintenant.Descendons, je m’appuierai sur vous.

– La vue de M. Mirabel ne va pastrop vous effrayer, n’est-ce pas, chère miss ? Je n’ai paspermis qu’on vous dérangeât. J’ai dit que personne ne vousparlerait que moi. Le fait est que le pauvre M. Mirabel a euune peur bleue… Qu’est-ce que vous cherchez ?

– Y a-t-il quelque part un jardin, unespace libre où on puisse respirer ? »

La maison avait une cour ouverte même auxétrangers. Un banc y était adossé à une des murailles. Elles yprirent place.

« Faut-il attendre que vous soyez mieuxavant de vous en dire davantage ? demanda mistress Ellmother.Non, vous avez envie de savoir de quoi il retourne avecM. Mirabel. Eh bien, il est entré dans le parloir où je vousattendais et M. Rook l’y a suivi, ne le quittant pas des yeux.M. Mirabel s’est fourré dans un coin. Je lui trouvais un drôled’air. Sa tranquillité n’a pas duré longtemps. Tout à coup il asauté sur ses pieds, en se donnant une tape à l’endroit du cœur,comme si ça lui faisait mal. « Je veux et je dois savoir cequi se passe au premier étage, » a-t-il dit. M. Rook l’arepoussé à sa place. « Ne bougez pas, monsieur, jusqu’à ce quela jeune dame soit revenue ! » – M. Mirabel arésisté. « Votre femme l’épouvante, qu’il faisait, votre femmelui dit d’affreux mensonges sur mon compte ! » Et au mêmemoment il a été pris d’un frisson violent ; on entendaitclaquer ses dents, et ses yeux roulaient à faire frémir.M. Rook, en perdant patience, a aggravé les choses :« Je veux être pendu, » qu’il a dit, si je ne commencepas à croire que vous êtes bien l’homme, et j’ai bien envie d’allerchercher la police. » M. Mirabel est tombé sur unechaise ; ses yeux sont devenus tout vagues et sa bouches’ouvrait toute grande. Je lui ai tâté la main, elle était froide,plus froide que de la glace. Tout ce que ça signifie, je n’en saisrien. Mais je vois, miss, que vous le savez. Je vous dirai un autrejour le reste. »

Émily voulait tout entendre.

« La fin !… comment cela a-t-ilfini ?

– Je ne me doute guère de ce qu’aurait puêtre la fin, si le docteur n’était pas venu pour sa visite. Il adit des mots savants. Puis, quand il s’est décidé à parler anglaiscomme tout le monde, il s’est informé si l’un de nous avait effrayéle gentleman. J’ai répondu que c’était M. Rook. Alors ledocteur lui a dit : « Faites attention ! si vousavez le malheur de l’effrayer de nouveau, vous serez responsable desa mort. » Ça a maté le Rook, qui a demandé comment onpourrait soulager le monsieur. « Il faut le remonter ;faites-lui avaler de l’eau-de-vie et tâchez qu’il rentre chez luile plus tôt possible. » J’ai trouvé de l’eau-de-vie et je suisallée à l’auberge dire qu’on attelle la voiture… Vos oreilles sontplus fines que les miennes, miss, n’est-ce pas le bruit des rouesque j’entends ? »

Elles se dirigèrent vers la sortie. En effet,leur voiture était là.

Encore sous l’impression des paroles dudocteur, M. Rook parut, soutenant avec sollicitude Mirabelquelque peu ranimé par les stimulants.

Lorsqu’il lui fallut passer devant Émily, illeva les yeux sur elle, mais aussitôt, frémissant, il les ramenavers la terre.

M. Rook lui ouvrit la portière. Ils’arrêta, un pied sur la marche.

Une brusque impulsion venait de lui soufflerun courage factice et faisait monter le sang à son visage d’unepâleur de spectre.

Il s’adressa à Émily :

« Puis-je vous parler ? »demanda-t-il.

Elle se recula, il se tourna vers mistressEllmother.

« Innocent !… dites-lui que je suisinnocent, » balbutia-t-il.

Le frisson le reprit. M. Rook fut obligéde le soulever dans ses bras et de le poser sur les coussins de lavoiture.

« N’allons-nous pas aveclui ? » demanda mistress Ellmother.

Émily secoua la tête avec un signenégatif.

« L’abandonner en cet état auxdomestiques ! fit la vieille bonne. Pensez à mistressDelvin ! Et puis, je ne sais pas ce que vous comptezfaire ; mais nous aurons toujours à revenir à la tour, pourprendre nos effets. Le mieux serait encore de l’yaccompagner. »

Émily, après un instant de lutte intérieure,parut se décider.

« Soit ; mettez-vous auprès delui ; moi, je ne pourrais.

– Mais vous, miss, commentreviendrez-vous ? »

La jeune fille s’adressait déjà aucocher :

« Je suis souffrante, l’air me fera dubien ; je monterai à côté de tous. »

Mistress Ellmother eut beau protester,gronder, s’indigner, les voyageurs s’installèrent comme Émilyl’avait décidé.

Lorsqu’on arriva au château :

« A-t-il dit quelque chose ? demandaÉmily à mistress Ellmother ?

– Il a été comme un homme pétrifié ;il n’a pas soufflé mot, il n’a pas fait un mouvement.

– Conduisez-le à sa sœur et dites àmistress Delvin ce que vous savez. Ayez soin de lui répéter lesparoles du docteur. Moi, je ne saurais me trouver face à face avecelle.

– Et qu’allez-vous faire ?

– Préparer notre départ. Je ne peux plusdemeurer sous ce toit… Ayez patience, ma vieille amie, je n’ai pasde secret pour vous, et vous saurez tout dès que nous aurons uneminute à nous. Mais, pour l’instant, allez près de mistress Delvin.Allez. »

Seule dans sa chambre, Émily ouvrit vivementson buvard, chercha parmi les lettres qu’il contenait, et finit partrouver un papier imprimé.

C’était l’annonce donnant le signalement del’homme disparu de l’auberge pendant la nuit du meurtre, l’annoncequi offrait une récompense à quiconque dénoncerait sa retraite.

Dès les premières lignes de la description, lepapier lui échappa des doigts, et des larmes brûlantes montèrent àses yeux.

En cherchant son mouchoir, sa main rencontrale portefeuille restitué par mistress Rook.

Non sans une certaine hésitation, elle le tirade sa poche. Elle le regarda un moment avec angoisse et tendresse,puis le posa sur la table et en examina le contenu.

La vue des banknotes lui répugnait ; ellevoulut les cacher dans une poche de l’intérieur.

Ce faisant, elle en aperçut une seconde, lapalpa, sentit un bruissement, et en retira un pli, une lettre.

L’enveloppe, déjà ouverte, était adressée àJames Brown, esquire – Post-Office Zeeland.

Serait-ce manquer de respect à la mémoire deson père que de lire cette lettre ? Non ; un seul coupd’œil lui dirait si elle pouvait, en toute sûreté de conscience, enpoursuivre la lecture.

La lettre ne portait ni date ni adresse.

La page, presque toute blanche, ne contenaitque trois mots :

« Je dis non. »

La signature consistait en deuxinitiales : S. J.

Au moment même où ses yeux rencontraient leslettres, le nom qu’elles représentaient lui surgit àl’esprit :

Sarah Jethro !

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