Je dis non

Chapitre 6 «LA DAME VOUS DEMANDE, MONSIEUR »

Les élèves du cours de dessin rangeaientgaiement leurs crayons et leurs boîtes à couleurs ; l’œil dumaître, si prompt à découvrir les fautes et les négligences, avaitété en défaut pour la première fois depuis qu’on jouissait duplaisir de le connaître. Pas une d’elles n’avait été grondée ;elles avaient ricané, chuchoté, dessiné des caricatures sur lamarge de leur papier, aussi librement que si le maître n’eût pasété présent.

En réalité, l’esprit d’Alban lui échappait àlui-même. L’entrevue qu’il venait d’avoir avec Francine doublaitses inquiétudes à l’égard d’Émily, sans d’ailleurs en préciserl’objet et sans lui fournir le moindre prétexte qui autorisât sonintervention, au cas où les jeunes filles se retrouveraient.

Une des domestiques l’arrêta au passage commeil sortait de la salle d’études.

Le petit garçon de son hôtesse, chargé d’unmessage pour lui, était de planton dans le vestibule.

« Qu’est-ce qu’il y a encore ? ditAlban avec humeur.

– La dame vous demande,monsieur. »

Tout en débitant cette annonce sibylline, legamin lui présentait une carte de visite sur laquelle était tracéle nom de miss Jethro.

Elle était venue par le chemin de fer etattendait Alban chez lui.

« Dites que je rentre à l’instant, »fit-il.

Il resta une seconde debout, son chapeau à lamain, abîmé de surprise. Que pouvait bien lui vouloir missJethro ? Il se répétait encore mentalement cette questioninsoluble au moment d’ouvrir la porte de sa chambre.

La visiteuse se leva pour saluer Morris avecla grâce et la calme aisance de femme bien élevée qui avaientfrappé le docteur Allday dans son cabinet de consultation. Sesbeaux yeux mélancoliques se fixèrent sur Alban avec une expressionde doux intérêt. Un nuage rosé passant sur son visage en réveillaun instant la beauté flétrie, puis disparut, la laissant plus pâlequ’auparavant.

« Je ne me dissimule pas, dit-elle, queje me présente ici dans des circonstances fâcheuses.

– Puis-je savoir, miss Jethro, à quellescirconstances vous faites allusion ?

– Vous oubliez, monsieur Morris, que j’aiquitté miss Ladd d’une façon qui peut justifier, chez desétrangers, des soupçons malveillants.

– Je ne vois pas de quel droit j’auraisun avis sur ce qui ne regarde que vous et miss Ladd. »

Miss Jethro s’inclina gravement.

« Vous m’encouragez à croire que le butde ma visite sera favorablement interprété. Je viens vous prier dem’écouter, dans l’intérêt de miss Brown. »

Après cette première explication, elle mit lecomble à la surprise de Morris en lui tendant, comme on feraitd’une lettre d’introduction, une enveloppe marquée au coin du motConfidentielle.

« Il faut vous dire, reprit-elle, qu’ilne me serait pas venu à l’esprit de vous déranger, si cette idée nem’avait été suggérée par le docteur Allday. Je lui avais écritd’abord, et c’est sa réponse que vous tenez là. Lisez, je vousprie. »

La lettre était datée de Penzance, et ledocteur écrivait comme il parlait, sans cérémonie.

« Madame, votre lettre m’a été transmise.Je passe mes vacances dans les Cornouailles. D’ailleurs, j’auraisété chez moi que cela n’y changerait rien. J’aurais décliné touteinvitation de m’entretenir avec vous au sujet de miss Émily Brownpour les raisons suivantes :

» D’abord, quoique je ne me permette pasde douter de l’intérêt affectueux que vous portez à cette jeunefille, je n’aime pas votre manière mystérieuse de le témoigner.Ensuite, lorsque j’ai voulu vous rendre visite à Londres, àl’adresse que vous m’aviez donnée, j’ai appris que vous vous étiezenfuie. Naturellement, je pense ce que je dois de cette façond’agir ; mais comme je ne puis faire là-dessus que deshypothèses, je n’en dirai pas davantage… »

Arrivé là de sa lecture, Morris s’arrêta.« Désirez-vous réellement que j’aille jusqu’au bout ?demanda-t-il.

– Sans doute, » répliqua-t-elletranquillement.

Alban continua de lire.

« Troisièmement, enfin, j’ai de bonnesraisons de croire que vous êtes entrée chez miss Ladd en vousdonnant pour ce que vous n’étiez pas. Après une telle découverte,je n’hésite pas à vous déclarer que n’importe quelle affirmationvenant de vous n’aurait aucune valeur pour moi.

» Cependant, il ne serait pas juste quemes préventions – vous devez les appeler ainsi – vous empêchassentde rendre service à Émily, si tant est qu’il soit en votre pouvoirde servir ou de desservir quelqu’un. Le professeur de dessin demiss Ladd, M. Alban Morris, est tout dévoué aux intérêts demiss Brown, plus dévoué encore que moi. Quoi que vous ayez pu avoirà me confier, vous pouvez le lui dire à lui, avec cet avantage enplus, qu’il y a chance pour qu’il ajoute foi à vosparoles. »

La lettre s’arrêtait là et Alban la rendit ensilence.

Miss Jethro souligna du doigt les mots :« M. Morris est un homme dévoué aux intérêts de missBrown. »

« Est-ce vrai ? dit-elle.

– Parfaitement vrai.

– Je ne me plains pas, monsieur Morris,des choses si dures qui me sont dites dans cette lettre ; vousêtes libre de croire, si bon vous semble, que j’ai mérité de lesentendre. Attribuez ma déclaration à l’orgueil ou à une répugnancebien naturelle d’abuser de votre temps, mais je n’essayerai pas deme justifier. Seulement, je vous laisse à juger si la femme quivous a montré cette lettre est capable de mensonge.

– Dites-moi ce que je puis faire pourvous, miss Jethro, et soyez assurée d’avance que je ne doute pointde votre sincérité.

– Mon intention, en venant ici, était devous prier d’user de votre influence sur miss Émily Brown…

– Dans quel but ? fit Alban.

– Je n’ai d’autre but que satranquillité. Il y a quelques années, le hasard m’a fait faire laconnaissance d’un homme qui s’est acquis une certaine célébritécomme prédicateur. Vous avez peut-être entendu parler deM. Miles Mirabel ?

– Oui, je connais ce nom.

– Je suis en correspondance avec lui, etil me dit qu’il a été présenté à une dame, ancienne élève de missLadd, et fille de M. Wyvil, de Monksmoor Park. Il avait faitune visite à M. Wyvil, qui l’a invité à venir passer quelquesjours dans son château. L’invitation a été acceptée, etM. Mirabel doit partir lundi, 5 du mois prochain. »

Alban écoutait, se demandant en quoi lesallées et venues de M. Mirabel pouvaient l’intéresser.

Miss Jethro reprit, impassible :

« Vous savez peut-être que miss ÉmilyBrown est l’amie intime de miss Wyvil. Elle sera donc au nombre deshôtes de Monksmoor Park. S’il vous était possible de faire surgirquelque obstacle, si vous pouviez exercer là votre influence sansen laisser deviner le motif, dissuadez miss Émily d’accepter aucuneinvitation de miss Wyvil jusqu’à ce que la visite deM. Mirabel soit terminée.

– Qu’a donc de si fâcheux la société deM. Mirabel ?

– Je ne dis rien contre luipersonnellement.

– Émily le connaît-elle déjà ?

– Non.

– Est-il déplaisant d’humeur et demanières ?

– Il est tout l’opposé.

– Et vous me demandez de faire obstacle àleur rencontre ! Est-ce bien sérieux, miss Jethro ?

– Je ne puis qu’être sérieuse, plussérieuse que vous ne pensez. Je vous déclare que je parle au nom durepos d’Émily. Me refusez-vous votre intervention ?

– Le chagrin du refus me sera épargné,répliqua Morris. À l’heure qu’il est, miss Brown est en route pourMonksmoor Park. »

Miss Jethro fit le geste de se lever etretomba sur sa chaise.

« Un peu d’eau ! »murmura-t-elle d’une voix éteinte.

Lorsqu’elle eut vidé jusqu’à la dernièregoutte le contenu du verre qu’Alban lui présentait, miss Jethroparut se ranimer. Elle retira de son sac de voyage un Guide deschemins de fer et l’ouvrit ; mais ses doigts tremblaientsi fort qu’il lui fut impossible de trouver la page qu’ellecherchait.

« Aidez-moi, dit-elle ; il faut queje m’en aille par le premier train.

– Vous allez voir Émily ? ditAlban.

– Ce serait inutile, le tempsd’intervenir est passé. Voyez le Guide, je vous prie.

– Quelle localité dois-je ychercher ?

– Vale Régis. »

Alban trouva le nom.

« Sûrement vous n’êtes pas assez remisepour vous mettre en route, dit-il ; le train part dans dixminutes.

– Remise ou non, il faut que je voieM. Mirabel, que j’en appelle à lui ; c’est ma dernièrechance.

– Avez-vous l’espoir deréussir ?

– Pas l’ombre d’espoir. Et pas de moyend’action sur le personnage lui-même. Cependant je veux essayer.

– Par sollicitude pour Émily ?

– Par sollicitude pour autre choseencore.

– Quoi donc ?

– Si vous ne le devinez pas, je n’oseraivous le dire. »

Cette singulière réponse surprit Alban ;mais avant qu’il pût en demander le sens, miss Jethro avaitdisparu.

Alban Morris n’était pas de ces gensheureusement doués que l’imprévu ne trouve jamais dénués deressources. À la suite de cette entrevue bizarre, il demeuralongtemps inquiet et désorienté, debout près de la fenêtre, seposant cette éternelle question des âmes faibles (lui-même n’enétait pas une pourtant) :

« Que dois-je faire ? »

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