La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 11M. HOOPDRIVER ARRIVE À MIDHURST

C’était une des remarques les plus profondes de mon oncle, queles hommes sont, au monde, les seules créatures dénuées de raison.La conduite de M. Hoopdriver vient une fois de plus vérifier cetteobservation. En effet, après avoir passé la matinée à évitertortueusement l’homme en brun et la Jeune Dame en Gris, il occupaune grande partie de l’après-midi à penser à la jolie cycliste et àenvisager, d’un point de vue optimiste, ses chances de la revoir.La mémoire et son imagination se jouaient autour de la séduisantejeune personne, et les méandres de la route semblaient déterminerles fluctuations de M. Hoopdriver, incapable de s’arrêter à unparti. D’une vérité, en tout cas, il était absolument convaincu:

— Il y a quelque chose de louche dans cette affaire-là, — sedisait-il, parfois même tout haut.

Mais quelle chose ? Il ne parvenait pas à la deviner. Envain, il récapitulait les faits. « Miss Beaumont », frère et sœur,l’arrêt près du pont pour se quereller et pleurer : telles étaientses données, bien embarrassantes pour un jeune homme d’aussi peud’expérience. Au reste, de toutes les opérations mentales, il n’endétestait aucune autant que la déduction : de telle sorte qu’ilrenonça promptement à tout effort pour débattre logiquement lescirconstances de l’affaire, et laissa libre champ à sonimagination. Reverrait-il bientôt cette jeune femme ? Et s’ilavait le bonheur de la revoir, la reverrait-il seule, sans cetautre gaillard à tourner autour d’elle ? L’image qu’iltrouvait la plus agréable était celle d’une rencontre imprévue aubal annuel de sa classe de danse, qui se donnait dans une grandesalle de Putney. Il se voyait l’abordant là, et dansant avec elletoute la soirée : image d’autant plus agréable que, — peut-être nel’ai-je pas dit, — notre héros dansait remarquablement. Ou bienencore, elle survient dans le magasin : un rayonnement subit àl’entrée, et voici que le portier la dirige vers le rayondes toiles et calicots. Quoi de plus facile alors que de se penchersur le comptoir, et de murmurer en affectant de discuter la qualitéde la marchandise :

— Cette matinée, sur la route de Portsmouth, je ne l’ai pasoubliée ! — Et, plus bas : — Je ne l’oublieraijamais !

À Northchapel, M. Hoopdriver consulta sa carte, prit conseil, etpesa la conduite qu’il devait suivre. La carte lui indiqua, commeendroit pouvant lui offrir une retraite pour la nuit, Petworth, ouencore Pullborough. Midhurst semblait trop près ; et tous lesvillages au-delà des Downs étaient trop loin. Il reprit donc laroute qui serpente vers Petworth, s’imaginant à tout proposincarner des personnages aussi divers qu’héroïques. Il s’arrêtaitparfois pour flâner et cueillir des fleurs sauvages ; il sedemandait pourquoi ces fleurs n’avaient pas de nom, — car ilignorait qu’elles en eussent, — et il les jetait furtivement à lavue d’un étranger. Les haies s’agrémentaient de vesce pourpre, declématite, de reine des prés, de chèvrefeuille ; mais leséglantiers n’avaient plus leur parure. Aux tiges de roncess’attardaient encore des fleurs, mais toutes portaient des bouquetsde mûres vertes et rouges ; sur les talus, grimpaient desstellaires et des mufliers, des orties blanches, des graterons, desgraminées, des lychnides et des bouillons blancs. Un champ dé bléétait pavoisé de coquelicots écarlate vif et blanc pourpré, et lesbleuets risquaient déjà leur tête. Dans les chemins de traverse,les branches des arbres se rejoignaient et des brindilles de foinpendaient aux touffes d’épine. Sur un bout de grande route qu’illui fallut suivre, il eut à se frayer un passage périlleux àtravers une douzaine de grands bœufs. Çà et là il rencontrait depetites fermes, de pittoresques auberges aux enseignes bleu etrouge, parfois une vaste place et une église, avec une centaine demaisons groupées alentour. Il découvrit aussi un charmant petitcours d’eau qui, surgissant hors d’une arche de feuillage, coulaitsur un fond de cailloux, entre des berges garnies de roseaux et dejoncs, de lysimaques et de myosotis. M. Hoopdriver descendit demachine, pris d’un immense désir d’ôter ses souliers et ses bas(dont les élégants ornements étaient à présent tout obscurcis depoussière), et de tremper ses jambes maigres dans cette belle eaulimpide qui chantait si joyeusement ; mais il se contenta des’asseoir dans une attitude virile, et d’allumer une cigarette, parcrainte que le hasard n’amenât de ce côté la Jeune Dame en Gris.Car le souvenir de la sémillante personne ne le quittait pas,mêlant aux fleurs et à l’enchantement de la nature un certaincaractère d’attente, d’anxiété, peut-être de regret, qui rendaitpour lui cette seconde journée bien différente de la première.

Ce ne fut que tard dans la soirée que, brusquement et nettement,il se repentit d’avoir fui le couple inconnu. Je dois ajouter qu’ilavait faim, et la faim, comme on sait, produit toujours un effetcurieux sur la couleur de nos émotions. L’homme en brun était unesinistre brute, conclut Hoopdriver dans un éclaird’inspiration ; et la jeune fille se trouvait, pauvre enfant,dans quelque tourment des plus graves. Qu’arrivait-il, en cetinstant, à la malheureuse ? Il n’y avait rien qui ne pût luiarriver. De nouveau, Hoopdriver se rappela la scène des larmes. Pasde doute possible : son devoir, en découvrant ce drame, était de neplus le perdre des yeux, et de veiller au salut de l’infortunéevictime.

Il se mit à pédaler aussi vite que possible, avec l’espoir de sedébarrasser de ces remords. Il s’engagea dans un réseau de petitschemins ; et quand déjà le soir tombait, il déboucha enfin,non pas à Petworth, mais au village d’Easebourne, à un mille deMidhurst.

— Je meurs de faim ! — se dit M. Hoopdriver, après s’êtrerenseigné, pour plus de sûreté, auprès d’un garde-chasse, —Midhurst est à un mille et Petworth à cinq : pas d’erreur, c’est àMidhurst que je vais me ravitailler.

Il fit son entrée à Midhurst par le pont du moulin ;bientôt, dans la rue du Nord, il se laissa séduire par une petitedevanture, où se balançait gaiement l’avenante enseigne d’unethéière, au-dessus d’un brillant étalage de boîtes de cigares, deconfiseries et de jouets d’enfants. Une petite vieille toute propreet toute souriante lui souhaita la bienvenue, et, peu après, M.Hoopdriver était attablé devant un dîner somptueux de saucisses etde thé ; tout en mangeant, il feuilletait « l’Album desVisiteurs », tout rempli des remarques les plus spirituelles et lesplus flatteuses, en vers et en prose, sur le compte de la petitevieille dame. Quelques-unes des plaisanteries inscrites là étaient,ma foi, « tapées », et il y avait des compliments en vers fortagréables à lire, même avec des morceaux de saucisse dans labouche. M. Hoopdriver conçut vaguement l’idée de dessiner quelquechose dans l’album. Il se représentait la vieille dame découvrantle dessin après son départ.

— Mon Dieu ! — s’écrierait-elle. — Un de ces fameuxartistes du Punch !

La pièce où il dînait, et qui devait lui servir de chambre àcoucher, avait une alcôve fermée de rideaux et une vaste commode.Les murs étaient décorés de certificats et de portraits encadrés,d’une étagère portant quelques livres à cartonnages dorés, d’ansesde bouilloires et de toutes sortes d’ornements superbesconfectionnés avec de la laine ; bref, une pièce très *confortable. La fenêtre avait des vitraux biseautés et, à traversl’un des panneaux, on apercevait, silhouettes noires sur le cielrougeoyant, le pignon d’angle du presbytère et la crête de lacolline. Après que les saucisses eurent disparu, M. Hoopdriveralluma une cigarette et s’en alla badauder par le village. Lagrande rue était d’un bleu foncé, entre ses sombres maisons debriques, avec la tache jaunâtre d’une fenêtre éclairée çà et là, etdeux projections vert et rouge à l’endroit où la devanture dupharmacien se reflétait en travers de la chaussée.

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