La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 10SUR LA ROUTE D’HASLEMERE

Un retard imprévu dans la préparation du petit déjeuner empêchaM. Hoopdriver de se remettre en route aussitôt qu’il l’auraitvoulu. Neuf heures sonnaient quand il quitta Guildford, poussant samachine le long de la Grand-Rue. Tout en cheminant, il se demandaitsi la jeune femme qui avait pris si despotiquement possession deson esprit, et ce frère antipathique et volontiers menaçantl’avaient devancé sur la route, ou s’ils achevaient seulement dedéjeuner en quelque hôtel. Dans le premier cas, il pourrait flânerà sa guise ; dans le second, il lui faudrait se hâter et aubesoin chercher un refuge dans les chemins de traverse. Il estima,en tout cas, qu’une excellente précaution stratégique serait, pourlui, de sortir de Guildford non par la grand-route de Portsmouth,mais par celle de Shalford. Sur cette jolie route ombragée, notrehéros se sentit suffisamment rassuré pour reprendre la série de sesexercices de la veille, consistant à lâcher d’une main le guidon,tourner la tête, etc. À une ou deux reprises, il perditl’équilibre, mais, chaque fois, un pied appuyé à temps sur le sollui évita une chute complète. Indubitablement, il était enprogrès.

Un peu avant Bramley, un chemin latéral le happa au passage,courut avec lui pendant un demi-mille ou plus, et, comme un chienqui laisse choir une canne dont il s’est emparé, le déposa denouveau sur la route de Portsmouth, à deux milles environ deGodalming. Néanmoins, c’est à pied qu’il fit son entrée àGodalming, car la traversée de cette délicieuse ville estindiscutablement la plus abominable du monde, un tumulte de bosseset de trous, de pics et de précipices. Après l’agréable dégustationd’un pichet de cidre, à la Balle de Laine, il poursuivitson voyage vers Milford.

Mais je dois ajouter que, pendant tout ce temps, pas une minuteil n’avait cessé d’avoir très vivement conscience de l’existence dela Jeune Dame en Gris et de son compagnon. Parfois, il lui semblaitentendre leurs pneus accourant derrière lui : il se retournait, àgrand-peine, et ne voyait que le long ruban de la route vide. Unefois, très loin devant lui, il aperçut le reflet étincelant d’uneroue : mais il découvrit bientôt que c’était un ouvrier galopantsur une grande machine du genre de la sienne. Continuellement, lesouvenir de cette Jeune Dame en Gris le remplissait d’un singulieret vague malaise, dont il ne parvenait pas à s’expliquer lesmotifs. Il avait oublié les aventures de son rêve ; mais il enavait gardé, chose curieuse, la conviction que la jeune fille nedevait pas être vraiment la sœur de cet homme. Car enfin, parexemple, pourquoi un frère s’arrangerait-il pour rester seul avecsa sœur, sur le haut d’une tour ?

À Milford, sa bicyclette fit preuve d’un entêtement d’âne. Unpoteau indicateur surgit subitement, indiquant un brusque tournantvers la droite ; M. Hoopdriver aurait voulu ralentir, pourlire cette indication sur le poteau : mais non, sa machine ne lelui permit point. Elle fonça tête baissée devant elle, partit encaracolant ; et M. Hoopdriver ne pensa au frein que quand déjàle poteau était dépassé. Pour regagner le point d’intersection, ilaurait fallu mettre pied à terre : en effet il n’existait encoreaucune voie assez large pour permettre à M. Hoopdriver d’opérer unvirage. Aussi, poursuivit-il son chemin, ou plutôt fit-il tout lecontraire, car la route de droite était celle de Portsmouth, etcelle qu’il parcourait maintenant menait à Haslemere et à Midhurst.Cette erreur lui valut de rencontrer une fois de plus sescompagnons de voyage. Il leur tomba dessus ; sans la moindreannonce de son approche, et au moment où ils s’attendaient le moinsà être dérangés, sous le pont du chemin de fer.

— C’est horrible ! — disait une voix jeune et vive. — C’estbrutal, c’est lâche !

Et la voix s’arrêta.

Le visage d’Hoopdriver, lorsque, débouchant du pont, il arrivadroit sur eux, dut être tiraillé simultanément par une grimace desurprise et un froncement d’ennui, à cette intrusion bieninvolontaire. Mais, pour déconcerté que fût notre ami, il ne laissapas de se rendre compte aussitôt de ce qu’avaient de particulierles attitudes mutuelles des deux voyageurs. Les cyclistes étaientdebout, face à face, leurs machines appuyées contre le talus.L’homme en brun, Hoopdriver l’aurait juré, s’efforçait de se donnerune pose : il caressait sa moustache, ébauchait un faible sourire,voulait évidemment paraître amusé. La jeune fille se tenait touteraide, les bras pendants, un mouchoir serré dans une main, elleavait le sang aux joues, et ses paupières étaient rouges aussi. M.Hoopdriver crut deviner que le sentiment qu’exprimait cetteattitude était l’indignation. Mais ce ne fut en tout cas quel’impression d’une seconde. Un masque d’ébahissement recouvrit sestraits lorsque, ayant tourné la tête, elle reconnut lepassant ; et, sous l’effet de la surprise, l’homme brun aussi,pour un instant, en oublia sa « pose ». Déjà notre héros les avaitdépassés, continuant à pédaler dans la direction d’Haslemere,s’efforçant de comprendre quel pouvait être le sens de l’imageinstantanée qu’il conservait dans la chambre noire de soncerveau.

— Pas d’erreur ! — se disait M. Hoopdriver. — Ils sechicanaient. Quelle brute ! La faire pleurer !Pardieu !

Le désir d’intervenir s’était brusquement emparé de M.Hoopdriver. Il manœuvra son frein, descendit, et regarda derrièrelui, hésitant. Les deux voyageurs étaient restés debout, à la mêmeplace ; et M. Hoopdriver crut voir que la jeune femme tapaitdu pied avec irritation. Il hésita encore, puis retourna sabicyclette, remonta, et se dirigea vers le pont. De toutes sesforces, il étreignait son courage avec une peur folle qu’il ne luiglissât des mains, le laissant en posture ridicule.

— Je vais leur offrir ma clé à écrou, — se dit-il.

Un flot d’émotion passionnée l’envahit, quand, s’étant approché,il vit que la jeune fille pleurait. Au même instant, le couplel’entendit venir et leva les yeux. Oui, certainement, elle avaitpleuré : ses yeux étaient noyés de larmes, et l’homme en brunparaissait extrêmement gêné. M. Hoopdriver mit pied à terre, et, lamain appuyée sur sa machine :

— Rien de fâcheux, j’espère ? — lança-t-il, en regardantl’homme bien en face. — Pas d’accident ?

— Rien, — répondit l’homme sèchement. — Rien du tout, merci.

— Mais, — insista M. Hoopdriver, avec un grand effort, — lajeune dame pleure. J’ai pensé que, peut-être…

La Jeune Dame en Gris tressaillit, jeta sur Hoopdriver un regardrapide, et se tamponna un œil avec son mouchoir.

— C’est cette poussière. — dit-elle. — Ce grain de poussièredans mon œil.

— Madame a un moucheron qui lui est entré dans l’œil, — expliqual’homme en brun.

Un silence suivit, pendant lequel la jeune dame s’occupa de sonœil.

— Là, je crois que c’est parti, — dit-elle.

Son compagnon fit un mouvement, pour indiquer le plaisir que luicausait cette délivrance. Hoopdriver, lui, resta ébahi, selon sonexpression. Avec l’intuition des esprits simples, il savait quel’histoire du grain de poussière n’était qu’une fable, mais unefable qui enlevait tout prétexte à son intervention. Le rôle dechevalier errant a ses limites : des dragons, de félons ravisseurs,voilà qui est bien ; mais des grains de poussière ! Defictifs moucherons ! Quelle que fût la vraie cause de laquerelle, il n’avait évidemment pas à s’en mêler. Il sentit qu’ils’était rendu grotesque, une fois de plus. Et il s’apprêtait àmarmonner quelques mots d’excuse : mais l’homme en brun ne lui enlaissa pas le temps. Il se tourna vers lui brusquement, aigrementmême.

— J’espère, — dit-il, — que votre curiosité estsatisfaite ?

— Certainement ! — balbutia M. Hoopdriver.

— Eh bien ! En ce cas, nous ne vous retiendrons pasdavantage.

Et, ignominieusement, M. Hoopdriver retourna sa machine, sehissa en selle, et reprit son chemin vers le sud. Quand il appritqu’il n’était plus sur la route de Portsmouth, pas un instant il nejugea possible de revenir en arrière : il aurait eu à affronter denouveau sa honte. Il lui fallut donc grimper la côte d’Haslemere,tandis que, sur sa droite, la belle route de Portsmouth sedéroulait, moqueuse, parmi les prairies ensoleillées et les boispourpres de Hindhead.

Le soleil resplendissait ; la ligne bleue des collineslointaines et les pittoresques vallées qu’on apercevait de cechemin sablonneux, les bords mêmes du chemin, couverts de bruyèregrisâtre et d’impénétrables masses d’ajoncs épineux, les pins avec,au bout des branches, leurs pousses de l’année, d’un vert clair,contre les aiguilles plus sombres des années précédentes, formaientaux yeux de M. Hoopdriver un spectacle délicieux et nouveau. Maisla splendeur du jour et le bonheur d’être libre menaient un rudecombat contre la cruelle vexation de cette odieuse rencontre, etils n’avaient pas emporté la position quand M. Hoopdriver parvint àHaslemere. Une grande ombre noire enveloppait notre touriste ;une haine monstrueuse de l’autre cycliste en brun le possédait, etil en vint à concevoir l’idée brillante d’abandonner la route dePortsmouth, ou tout au moins la route directe, à ces compagnonsmalencontreux, et de s’aventurer hardiment à gauche, vers l’est. Iln’osa s’arrêter à aucune des séduisantes tavernes et hôtelleriessituées dans la grande rue d’Haslemere, mais il s’engagea dans uneruelle transversale, et trouva un petit débit, À la BonneEspérance, où il entra se rafraîchir. Tout en mangeant, ilcondescendit à bavarder avec un vieux paysan, et s’affublasecrètement, pour son propre plaisir, du rôle et des attributs del’héritier pauvre à la recherche de ses riches parents inconnus.Une fois restauré, il monta en selle et pédala vers Northchapel,localité qu’un grand nombre de poteaux s’obstinèrent à indiquer,mais que divers tournants insidieux prirent un malin plaisir àl’empêcher d’atteindre avant un temps considérable.

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