La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 16RÉFLEXIONS ET PROJETS

M. Hoopdriver regagna la petite chambre aux vitraux, danslaquelle il avait dîné, et où l’alcôve et le lit étaient prêts à lerecevoir ; il s’assit sur une malle, devant la fenêtre,considéra la lune qui se levait pardessus le toit brillant dupresbytère, et s’efforça de recueillir ses pensées. Quel tourbillondans sa tête ! Il était dix heures passées et la population deMidhurst était déjà bordée dans les lits. Quelqu’un pourtant, dansle haut de la rue, s’escrimait à des exercices de violon ; àde rares intervalles, un habitant attardé se hâtait de rentrer chezlui, et réveillait les échos au passage ; dans un jardinvoisin, un râle de genêt caquetait à perdre haleine. Le ciel étaitd’un bleu profond, avec encore un reste de lumière le long desrebords sombres de la colline ; et la lune blanche, tout enhaut, à peine accompagnée de deux étoiles jaunes, avait le cielpour elle seule.

Les premières pensées définies de M. Hoopdriver furent del’ordre actif. Donc, il y avait là ce malfaiteur, et sa victime :et c’était à lui, Hoopdriver, que le destin avait réservéd’intervenir en sauveur. Cet homme était marié ! Lesavait-elle ? Non évidemment. Pas un instant, une mauvaisepensée au sujet de la jeune fille ne traversa l’espritd’Hoopdriver. Les esprits simples, d’ailleurs, sont toujoursmeilleurs juges des questions de morale que les personnesd’intelligence supérieure, qui, à force de lire et de réfléchir, sesont compliquées jusqu’à l’impuissance. Il avait entendu sa voix, àelle, admiré la limpide franchise de ses yeux, et il l’avait vuepleurer : cela lui suffisait. Il ne possédait pas encore toutes lesdonnées de l’affaire. L’idée d’avoir pour adversaire cet odieux… mafoi, oui ! cet odieux pourceau, lui était encore plus agréableque tout le reste. Il se rappelait l’épilogue qui clôtural’incident du pont de chemin de fer. « En ce cas, nous ne voulonspas vous retenir ! » répéta tout haut, et du bout des lèvres,M. Hoopdriver, prenant une voix étrange, travestie et méprisante,qui prétendait contrefaire celle de Beauchamp.

— Oh ! le gredin. Je vais maintenant lui en faire voir. Ila peur de nous, les détectives, ça, je le jurerais.

Phrases d’un effet flatteur, si le hasard voulait que MmeWardour fût de l’autre côté de la cloison, à portée d’entendre.

Pendant un temps, il médita des châtiments et des vengeances,malheureusement chimériques en grande partie, Beauchamp précipitésur le sol sous le choc du poing volumineux, mais, pour dire vrai,faiblement emmanché, de M. Hoopdriver ; la haute figure deBeauchamp bondissant sous un coup de cravache vigoureusementappliqué. Rêves si charmants que l’honnête visage de M. Hoopdriver,sous le clair de lune, en était transfiguré. On aurait pu lecomparer, si suave était son extase, avec le triomphal Réveilde l’âme, ce tableau fameux dans l’admiration universelle.Après quoi, quand sa soif de vengeance se fut encore désaltérée parsix ou sept autres formes de combat, comprenant un pugilat, un duelen règle et deux assassinats, il évoqua enfin la Jeune Dame enGris.

Elle aussi, tout comme lui-même, n’avait pas froid aux yeux. Ilse représenta leur arrivée à l’Ange, telle que lademoiselle du bar la lui avait décrite. Ses pensées, cessant d’êtreun torrent, s’aplanirent pour former un miroir où la jeune fille setrouva reflétée avec une précision infinie. Jamais encore iln’avait rencontré personne qui lui fût comparable. Et cetteservante du bar osait s’imaginer qu’elle pouvait porter les mêmescostumes ! Il pouffa d’un rire dédaigneux. Il opposa lescouleurs, la voix, la vigueur et la souplesse de la jeune cyclisteavec celles de toutes les jeunes employées qu’il avait eul’occasion de connaître chez MM. Antrobus. Même en larmes, elleétait belle : plus belle encore, pour lui, car ses larmes luidonnaient une apparence plus douce et plus faible, plus accessible.Jamais il n’avait vu une femme pleurer ainsi, sans nez rouge, sanscheveux en désordre. Et notez qu’il était particulièrement experten fait de larmes féminines : car pleurer est la coutume invariablede toutes les jeunes employées de magasin, lorsque, pour un motifquelconque, on les informe qu’on n’a plus besoin de leurs services.Non : seule, cette jeune fille-là savait pleurer ! Et,pardieu, elle savait aussi sourire. Sur quoi M. Hoopdriver,revenant brusquement à l’interprétation mimée de ses pensées,sourit confidentiellement à la pâleur blême de la lune.

Je ne me chargerai pas de dire combien de temps dura cetterêverie de M. Hoopdriver. Mais enfin, les pensées actives lereprirent. Il se rappela qu’il avait à « épier », que, lelendemain, il aurait à agir. Il se dit que ce serait bien dans sonrôle de prendre des notes, et il tira de sa poche son petit carnet.Mais sans cesse il retombait dans ses réflexions. Le coquindirait-il à la jeune fille que des « sbires », que des « limiers »étaient à leurs trousses ? Et, en ce cas, serait-elle aussianxieuse que lui de leur échapper ? Hoopdriver estima qu’ildevait se tenir en alerte : la voir seule, et, si possible, luiparler. Rien qu’un mot, au besoin, mais significatif : « Ami…fiez-vous à moi. » Puis il pensa que, le lendemain, les deuxfugitifs pourraient bien se lever de très bonne heure pourdéguerpir. Il regarda sa montre, et constata qu’il était onzeheures et demie.

— Seigneur ! — fit-il. — Il faut à tout prix que je meréveille à temps !

Il bâilla, se leva, et, le store étant replié, il écarta lespetits rideaux de perse de la fenêtre afin que, le lendemain matin,le jour pût entrer librement jusqu’à son lit ; il accrocha samontre à un clou, en vue de son oreiller, se déshabilla rapidement,et se mit au lit. Un instant encore il songea glorieusement auxpossibilités, plus merveilleuses encore, du pays des rêves.

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