La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 7M. HOOPDRIVER CONSIDÉRÉ COMME POÈTE

M. Hoopdriver était (aux jours de cette histoire) un poète, bienqu’il n’eût jamais écrit la moitié d’un vers. Ou bien peut-être, letitre de « romancier » lui convenait-il mieux. De même que celled’une foule d’hommes qui peinent à faire les menues commissions dela vie, son existence réelle était absolument dénuéed’intérêt ; s’il l’avait envisagée au point de vue positif oùse placent, pour envisager la leur, les héros des romans de M.George Gissing, tout porte à croire qu’avant un an il en seraitarrivé au suicide, ne fût-ce que par l’agréable moyen del’alcoolisme. Mais c’était précisément ce qu’il avait, d’instinct,la sagesse de ne point faire. Au contraire, il ne cessait dedécorer son existence d’ornements fictifs, espoirs et attitudes,illusions volontaires et pourtant efficaces ; et lesvicissitudes de chaque jour n’étaient pour lui que des matériauxqu’il employait à échafauder de romanesques histoires. Si quelquegénie avait fait don à Hoopdriver de cette « faculté » invoquée parBurns, « de nous voir nous-mêmes comme les autres nous voient »,notre ami n’aurait eu probablement rien de plus pressé que de larepasser à un autre, à la première occasion.

Non pas, vous m’entendez bien, que sa vie entière ne fût à sesyeux qu’un seul roman continu : c’était plutôt une série de courtesaventures, sans autre lien entre elles que la similitude généralede leur héros, un jeune homme brun avec des yeux bleus et unemoustache blonde (cf. chap. I, comme on dit dans les ouvragessavants). Ce personnage, invariablement, possédait une volonté defer : mais, pour le reste, la trame des récits variaitindéfiniment. La fumée d’une cigarette convertissait le hérosHoopdriver en quelque chose d’entièrement mondain, subtil etpervers, avec un clignement d’œil narquois et des intentionsgalantes à l’arrière-plan. Hoopdriver se voyait, alors, comme vousauriez eu plaisir à le voir aussi, se promenant dans les brillantsjardins d’Earl’s Court, au tomber de la nuit. Ah ! ses coupsd’œil significatifs. (Jamais je n’oserais vous dire ce qu’ilssignifiaient !) Le lendemain, l’éloquence d’un prédicateursuffisait à détourner l’aventure dans de tout autres voies :Hoopdriver devenait une âme blanche, un saint traversant lesépreuves de la vie sans une tache, toujours brave et plein decharité. S’il voyait devant son comptoir, accompagnant quelquebelle acheteuse, un élégant gentleman dans une redingoteimpeccable, les mains gantées, une fleur à la boutonnière et lemonocle à l’œil, cette apparition pimpante éveillait, chezHoopdriver, des visions de simplicité puritaine, d’austéritésévère, à la Cromwell, l’image d’un champion silencieux et fortdonnant l’exemple de la droiture et de l’intégrité. Pendant cettepremière journée de vacances, le héros prédominant avait été,naturellement, un gentleman élégant et oisif, montant une machinedu dernier modèle : une personne quelque peu mystérieuse, neserait-ce que par l’excès de sa réserve, mais avec, par instants,la révélation accidentelle de quelque chose d’au-dessus ducommun ; un « Duc », si vous voulez, commençantincognito une excursion à la Côte du Sud.

Et ne croyez pas non plus qu’aucune de ses histoires fût jamaisdestinée à la moindre publicité. Hoopdriver n’imaginait même pasqu’un autre que lui pût en avoir connaissance. Si ce n’était unebesogne trop fastidieuse, je retournerais en arrière, et jerécrirais cette partie de l’histoire depuis le commencement,effaçant tout ce que j’ai dit du poète et du romancier, et leremplaçant par cette affirmation que M. Hoopdriver était un auteurdramatique qui jouait lui-même ses pièces. Il n’en était passeulement l’unique acteur, mais il formait aussi à lui seul lasalle entière ; et le plaisir qu’il prenait au spectaclel’entretenait dans un état de bonheur presque permanent. Pourtantcette comparaison théâtrale n’embrasse pas tous les faits de lacause ; car un grand nombre de ses rêves, peut-être même laplupart d’entre eux, ne voyaient jamais les feux de la rampe : parexemple, le rêve d’une promenade solitaire, d’un parcours surl’impériale d’un tramway, toutes les fantaisies improviséesderrière le comptoir quand la vente ralentissait et que ses brasrepliaient ou enroulaient machinalement les étoffes : il esquissaitalors de petites scènes dramatiques, des dialogues rapides etempoignants ; entre autres, le retour de M. Hoopdriver à sonvillage natal, dans un élégant complet de vacances, avec des gantsflambant neufs. Les apartés aisément devinés des voisins jaloux, leravissement de la vieille mère, décuplés encore à la nouvelle quel’admirable fils venait d’être nommé inspecteur de son rayon. Oubien encore, c’était le premier murmure d’amour, timide, spirituelet tendre, à la jeune fille blonde à qui il avait vendu deux mètresde satin la semaine précédente, ou encore la vaillance toutechevaleresque qu’il déployait pour sauver une beauté plus vague desinsultes d’un goujat, ou de la morsure d’un chien enragé. Tant degens, que vous ne soupçonnez guère, se livrent à cesrêveries ! Vous rencontrez, dans la rue, un gamin en haillonsqui vend des allumettes, et vous pensez que, seules, unemusculature débile et quelques guenilles le gardent d’unavilissement absolu et de l’anéantissement. Or, sans que vous yvoyiez rien, une multitude de bienheureuses fatuitésl’emmaillotent, le revêtent aussi chaudement peut-être que cellesqui vous affublent. Nombreux sont ceux qui n’ont jamais entrevuleur profil ni le derrière de leur crâne, et, pour le derrière devotre esprit, on n’a jamais inventé de miroir. Une telle épaisseurde rêves enveloppe, comme autant de somptueux manteaux, notrevendeur d’allumettes, que l’aiguillon du destin ne pénètre pasjusqu’à lui, ou lui cause seulement une agréable titillation. Àvrai dire, il en est ainsi de nous tous qui nous obstinons à vivre.Le leurre de soi est l’anesthésique qui nous illusionne, pendantque la divinité nous façonne et nous adapte à l’existence.

Mais, laissons cette vivisection générale, pour en revenir auxchimères de M. Hoopdriver. Vous vous rendez compte que nous n’avonseu de lui qu’un aperçu fort extérieur ; nous n’avons jeté quedes coups d’œil transitoires, instantanés même, sur le théâtre deson âme, sur ce miroir magique de son esprit. Tout le long de laroute, jusqu’à Guildford, et pendant ses rencontres avec le couplecycliste, le drame intérieur de M. Hoopdriver avait eu surtout pourhéros le calme et distingué personnage décrit tout à l’heure ;mais à Guildford, sous des stimulants plus variés, le drame avaitpris, lui aussi, plus de variété. La vue d’une agence de locations,notamment, servit de point de départ à une charmante petitecomédie. Il entrerait, il s’enquerrait de tous les détailsconcernant cette maison d’un loyer de trente livres sterling ;il demanderait à la visiter… et il se réjouissait des suppositionsque ferait l’agent, à son sujet. Lui-même se creusait l’esprit,pour imaginer un motif plausible à cette location, et il s’arrêta àcelui-ci, qu’il était un fabricant de bombes désireux de manipuleren secret et tranquillement sa dynamite. Ayant échafaudé cettethéorie, il pénètre dans l’agence, et un employé l’accompagnevolontiers jusqu’à la maison à louer ; notre dynamiteurl’explore de fond en comble, affirme obscurément qu’elle répondassez bien à l’usage spécial qu’il en veut faire, mais qu’il doit,avant tout engagement, consulter d’autres personnes.L’employé, cependant, ne comprit rien à ces allusions clandestines,mais il éprouva une sincère pitié pour ce client qu’il supposaitmarié trop jeune à une conjointe impérieusement autoritaire. Puisce fut l’acquisition, chez un papetier, d’un carnet et d’un crayon,ce qui aussitôt engendra l’image d’un artiste prenant descroquis.

Aussi bien, ce dernier rôle n’était-il pas absolument nouveaupour M. Hoopdriver, qui, dans son enfance, et en compagnie degalopins de son âge, avait joué au caricaturiste, à l’infinidéplaisir de maints respectables villégiaturants de Hastings. Debonne heure, M. Hoopdriver avait révélé une certaine habileté àmanier un crayon. « Il a beaucoup de goût pour le dessin »,proclamait orgueilleusement sa mère, mais un maître d’écoleconsciencieux et normalement stupide, ayant remarqué ce rudiment detalent, l’avait détruit dans son germe par une série de leçonsdésastreuses. Ce soir-là, notre héros fit fort bonne figure encertains vieux coins de Guildford ; et il arriva une fois quel’autre cycliste en brun, regardant par la fenêtre du Comte deKent où il logeait avec sa compagne, l’aperçut debout contreun pilier de la porte monumentale, un carnet en main, occupé àdessiner l’imposante façade du vieil hôtel. Sur quoi, l’autres’écarta précipitamment de la fenêtre, de façon à ne pas être vu,et, le corps dissimulé, épia attentivement, à travers lesinterstices des rideaux de guipure, tous les mouvements del’artiste.

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