La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 35PAROLES

De nouveau, le monde nous englobe, et notre excursionsentimentale a pris fin.

Devant l’hôtel, Dangle et Phipps, avec des attitudessolennelles, et le cocher du dog-cart surveillent uneextraordinaire collection d’instruments à roues. Dans le vestibule,Widgery et le clergyman prêtent apparemment l’oreille aux bruitsconfus des voix de l’intérieur. Au fond du jardin, en une attitudeprostrée, M. Hoopdriver est assis sur un banc rustique.

Par la fenêtre ouverte de la salle, arrive, clair et confus tourà tour, un bourdonnement de femmes en colloque.

— Je ne peux pas m’imaginer où diable elle a pu piger cecoco-là, — assura Phipps à Dangle.

— Qui est ce ravisseur au complet brun ? Je ne parviens pasà comprendre ? — débita le clergyman, en conciliabule avecWidgery.

À l’intérieur, on se posait les mêmes questions. La dame à larobe vert sombre était Miss Mergle, la maîtresse de pension, qui,au reçu de la lettre de Jessie, avait, par un envoi simultané detélégrammes, précipité la poursuite. Par la plus heureuse deschances, le clergyman était un ami de Miss Mergle qui le rencontrajuste au sortir de la gare. Il est à peine nécessaire de mentionnerque la mise à contribution de la boutique du mécanicien est tout àl’honneur de l’esprit napoléonien de Dangle.

En cette émotionnante rencontre, Mme Milton était prête à allerjusqu’au paroxysme de la tendresse. Mais Jessie avait, avec douceuret fermeté, éludé ces menaces d’étreintes, et entamé immédiatementla controverse.

— Pourquoi ai-je été pourchassée de cette façon ridicule ?— interrogea-t-elle, au moment où le clergyman gagnait laporte.

— Pourquoi vous êtes-vous conduite de cette façonridicule ? — riposta Miss Mergle.

— Jessie ! — adjura Mme Milton. — Dites-moi…

— À quoi en viennent les jeunes filles, je me le demande ?— pérorait Miss Mergle — Où pêchent-elles des idéespareilles ? C’est bel et bien dans des livres…

— Mais qui est cet homme ? — insistait Mme Milton. — Oùl’avez-vous rencontré ? Pourquoi vous êtes-vous sauvée ainsiavec lui ?

— Je n’ai jamais vu travestir de façon plus grotesque monenseignement ! — proclamait Miss Mergle. — Je ne puisconcevoir comment vous prétendez trouver une justification…

— Il a l’air d’un jeune homme absolument banal etvulgaire !

— Vagabonder ainsi à travers les villes et lacampagne !

— N’avez-vous rien à dire pour votre défense ?

— Si vous voulez me laisser parler… — commença Jessie.

— Parlez donc ! — invita Mme Milton.

— C’est abominable ! — assurait Miss Mergle.

— Ce jeune homme, — articula lentement Jessie, — est l’un desplus braves, des plus dévoués, des plus délicats…

— Oui, c’est entendu, — interrompit Mme Milton. — Mais commentêtes-vous entrée en relations avec une personne de cegenre ?

— Avec ce parangon ! — renchérit Miss Mergle.

— Il m’a sauvée…

— Allons ! allons !…

— … des mains de votre ami M. Beauchamp.

Et là-dessus, ses émotions l’emportant, Jessie fondit enlarmes.

— Des mains de M. Beauchamp !… Oh ! — s’écria MmeMilton, anticipant les pires choses.

— Qu’est-ce ? — fit Miss Mergle. — Assurément le ridiculebéjaune qui est là…

— M. Beauchamp s’aperçut que je ne me plaisais pas auprès devous. Il m’affirma la vérité de… de toutes les balivernes que…

Jessie hésita.

— Alors ? — balbutia Mme Milton.

— … que les femmes écrivent, dans des livres, surl’indépendance, sur la liberté de vivre, et tout ce genred’histoires. Mais personne n’est libre, pas même de travailler pourgagner sa vie, à moins que ce ne soit aux dépens des autres. Jen’avais pas pensé à cela. Je voulais faire quelque chose dans lemonde, être quelqu’un dans l’humanité, vivre une vie noble, digne,dévouée…

— Vous enflez vos sentiments de la façon la plus… — commençaMiss Mergle.

— M. Beauchamp ! — répéta sur un ton scandalisé MmeMilton.

— Il me prêtait des livres, me fit prendre en dégoût l’existenceoisive que je menais, et me persuada de fuir avec lui, disant qu’ilm’aiderait à me créer une situation…

— Ensuite ?

— Il voulait me forcer à être sa femme.

— Mais, bonté divine ! Oh ! Cet homme… Bigame !…bredouillait Miss Mergle.

— Continuez ! — enjoignit Mme Milton, froissant sonmouchoir. — Continuez ! Dites-nous tout ce qui s’est passé. Ilvous a abandonnée ?

— Nous avons voyagé comme frère et sœur.

— Oui, oui…

— Mais ce… jeune homme banal, comme vous l’appelez, qui est làdehors, nous rencontra et soupçonna quelque chose.

— Alors ?

— Quand, à la fin, il vit que j’étais… prise au piège, ilintervint. Si vous saviez comme il s’est conduit bravement,résolument, avec quelle modestie, quelle simplicité… Un vraigentilhomme !

— De sorte que M. Beauchamp ?… — insista Mme Milton.

— Mais pourquoi n’êtes-vous pas rentrée tout droit chez votremère, quand il vous eut arrachée des griffes de ce… de cethomme ?

— C’est la honte, plus qu’autre chose, qui m’a retenue, jecrois. Je ne voulais pas rentrer à la maison, victime d’unepareille déconvenue. Je ne comprenais pas tout cela encore. J’étaisconvaincue que je pourrais me créer une vie indépendante…

— Mais lui, votre sauveur héroïque et peu distingué, il savaitbien à quoi s’en tenir, — objecta Miss Mergle. — À coup sûr, il lesavait. N’allez pas me dire…

— Il m’étudiait.

— Il faut être singulièrement nigaud pour permettre à une gaminecapricieuse, à peine âgée de dix-sept ans, de traîner sur lesroutes…

— Je ne puis parvenir à comprendre… — déclara Mme Milton.

— Pour une aventure extravagante, celle-ci peut compter, —jabotait Miss Mergle, débordante de commentaires. — Je ne puisattribuer les mobiles de votre acte qu’à cet esprit de révoltequi…

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour cacher votre escapade,Jessie, — murmura Mme Milton.

— Cacher mon escapade ? Que voulez-vous dire ?

— J’ai fait part à tout le monde que vous étiez partie passerquelques jours chez des amis. Personne à Surbiton ne…

— … à cet esprit de révolte, — continuait Miss Mergle, — quis’est emparé de tant de femmes, à notre époque de futilité etd’oisiveté…

— À quoi bon raconter des mensonges ? — demanda Jessie. —Pourquoi les gens ne sauraient-ils pas la vérité sur mesactes ? Je ne vois rien de si particulièrement…

— Mais, ma chère ! — se récria Mme Milton — vous seriezperdue !

— Pourquoi ?

— Lisez Sésame et les Lys, lisez Shakespeare, etChristina Rossetti. Là, au moins, vous aurez le pur idéal, —discourait Miss Mergle.

Mais les deux autres ne faisaient pas la moindre attention à cesdiscours.

— Comment serais-je perdue ? Et en quoi consiste cetteperte ?

— Personne à Surbiton ne voudrait plus vous recevoir, — expliquaMme Milton. — Vous seriez une réprouvée, et toutes les portes sefermeraient devant vous…

— Mais je n’ai rien fait de mal, — protesta Jessie. — Ce n’estqu’une convention…

— Mais tout le monde croira que vous en avez fait.

— Me faut-il alors mentir, parce que d’autres personnes croirontceci ou cela ? Des gens stupides ! Du reste, qui sesoucie de fréquenter ce monde-là ?

— Ma chère enfant, vous ne comprenez pas…

Pendant ce temps, et sans que personne l’écoutât, Miss Merglecontinuait ses effusions à propos d’Idéal, du Rôle Véritable de laFemme, des Nécessaires Distinctions de Classes, de la SaineLittérature, et autres fariboles.

— Miss Mergle vous exposera mieux que moi ces choses, — gémitMme Milton, faisant appel à l’éloquente institutrice.

Miss Mergle endigua tout à coup son torrent de paroles, pourattester la nécessité de laisser ignorer au monde l’escapade deJessie.

— Les gens croient que vous êtes en visite chez des amis, —déclara péremptoirement Miss Mergle, — et si vous n’éveillez pasvous-même leurs soupçons, ils ne vous questionneront pas. Il n’y aaucune raison pour renseigner les gens, et il y en a mille pour leslaisser dans l’ignorance.

— Et voilà ce qu’on appelle vivre honnêtement etloyalement !

— Si vous voulez vivre honnêtement et loyalement, vouscommencerez par éviter de pareilles extravagances, — proférasévèrement Miss Mergle, avec une logique éblouissante.

Pendant ce temps, M. Hoopdriver faisait triste figure dans lejardin. Elle était finie, cette merveilleuse excursion, du moins ence qui le concernait, et ce coup brutal qui les séparait luifaisait comprendre tout ce qu’elle avait été pour lui pendant cesquelques jours. Il essaya de voir les aspects divers de leurposition. À coup sûr, ces gens allaient ramener Jessie auxaltitudes sociales qu’elle occupait, et elle redeviendrait pour luiune jeune dame inaccessible.

— Me laisseront-ils au moins lui dire adieu ? Comme toutcela avait été extraordinaire ! Il se remémora leur premièrerencontre, quand il l’avait aperçue, pédalant sur la routeparallèle, au long du fleuve ; il se rappela la soiréedramatique de Bognor, comme si les événements eussent été lerésultat de sa seule initiative. Il avait agi adroitement, là, etelle l’en avait félicité. Il l’évoqua descendant déjeuner, lelendemain matin, souriante, aimable, naturelle ; elle avaittoujours l’air si naturel !

Mais n’aurait-il pas dû alors la persuader de rentrer ? Ilse souvint d’une vague intention analogue. Et voilà que ces gens lalui arrachaient, comme s’il n’était pas digne de vivre dans la mêmeatmosphère qu’elle. Il ne l’était plus, en effet. Un moment il sereprocha d’avoir abusé de l’ignorance de la jeune fille, en lalaissant voyager ainsi avec lui. Elle était si délicate, sicharmante, si sereine ! Il récapitula les diverses expressionsde son joli visage, la clarté de ses yeux, le galbe de sestraits…

Au diable, tout cela ! Il n’était pas digne de cheminer surla même route qu’elle. Et personne n’en était digne. Si l’onpermettait qu’il lui fît ses adieux… que pourrait-il dire ? Illui dirait cela même. Assurément ! Mais il était probablequ’on ne leur accorderait pas une entrevue tête à tête. Sabelle-mère assisterait à l’entretien. Le chaperon !…

Quelles occasions il avait perdues… Il n’aurait plus aucun moyend’exprimer ce qu’il ressentait, et c’était maintenant seulementqu’il commençait à se rendre compte de ses sentiments. Del’amour ? Il n’oserait pas. C’était un culte. Si le hasardvoulait qu’il eût encore une occasion… Il en provoquerait une,n’importe comment, n’importe où. Alors, il déverserait éloquemmentle trop plein de son cœur. Il sentait avec éloquence, et les motsaccourraient d’eux-mêmes. Il était de la poussière sous les piedsde Jessie.

Sa méditation fut interrompue par le déclic d’un loquet. Laporte de la véranda s’ouvrit, et Jessie parut.

— Voulez-vous venir ? — fit-elle, s’adressant à Hoopdriver,qui se levait pour voler à sa rencontre. — Je m’en retourne aveceux, et nous avons à nous dire au revoir.

M. Hoopdriver ouvrit la bouche, la ferma, et s’avança sansproférer un seul mot.

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