La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 17LA POURSUITE

M. Hoopdriver fut debout avec le soleil ; vigilant, actif,perplexe, les oreilles tendues, l’œil aux aguets, sansinterruption, il épia, par la fenêtre entrouverte, la façade del’Ange. Mme Wardour aurait voulu qu’il vînt prendre sondéjeuner en bas, dans sa cuisine ; mais, fermement résolu à nepas abandonner sa faction, il déclina avec énergie cetteinvite.

Dès six heures du matin, sa bicyclette était déposée,derrière la petite boutique, prête à être enfourchée. Vers les neufheures, notre héros fut saisi de l’horrible crainte que sa proie nelui eût échappé ; il risqua une reconnaissance jusque dans lacour de l’Ange, pour se renseigner. Là, il trouval’hôtelier (combien ces puissants personnages sont déchus de leurancienne grandeur), occupé à nettoyer les bicyclettes du couplequ’il « filait ». Rassuré, il revint prendre sa factionchez Mme Wardour. Vers dix heures, les deux cyclistes sortirent etremontèrent tranquillement la rue du Nord. Hoopdriver les guettajusqu’à ce qu’ils eussent tourné le coin de la poste, et se lançasur leurs traces, fringant et bien en forme. Le couple passa devantla remise des pompes à incendie, auprès de laquelle on voit encoreun antique pilori et les poteaux des condamnés au fouet, puiss’engagea sur la route de Chichester : notre héros leur emboîtarésolument le pas. Ainsi commença la chasse.

Les deux compagnons ne se retournaient pas : et leur poursuivantavait soin de les garder tout juste à portée de vue, descendantpour un moment lorsque, par hasard, après avoir tourné un coude, ilse trouvait avoir par trop raccourci la distance. Le jeune couple,d’ailleurs, allait sans se presser, de telle sorte qu’en pédalantavec une vigueur soutenue, Hoopdriver put facilement maintenir son« clou » à proximité des deux machines neuves. Sans doute, ilattrapa chaud, et se sentit les genoux un peu raides : mais voilàtout ! Aucun danger pour lui que sa proie s’esquive car, dansla fine poussière crayeuse de la route, les pneus de la jeune femmelaissaient une trace bordée de hachures comme la tranche d’unepièce d’argent, et les roues de son compagnon formaient,parallèlement, un ruban rayé dans toute sa largeur. Après lemonument de Cobden, ils furent en pleine campagne, traversèrenttour à tour de délicieux villages et arrivèrent devant le versantabrupt des Downs. Au pied des hauteurs, les deux touristes firenthalte à l’unique auberge de l’endroit. M. Hoopdriver, la faceruisselante et la gorge sèche, se posta sur une barrière d’où ilcommandait la porte de l’auberge, s’épongea la tête, et, toujoursaussi altéré, alluma une cigarette. Le séjour à l’auberge seprolongea. Une dizaine de gamins revenant de l’école s’arrêtèrent àla vue de notre héros, se rangèrent en demi-cercle devant lui, etle dévisagèrent, avec calme mais fermeté, pendant un petit quartd’heure.

— Allez-vous-en ! — leur enjoignit-il, ordre qui semblaredoubler encore leur paisible curiosité. Il leur demanda leur nom,l’un après l’autre, et ils baragouinèrent des réponsesindistinctes. Enfin, il se résigna, prit une pose passive sur sabarrière : et les gamins, là-dessus, jugèrent qu’ils l’avaientassez vu.

Le couple resta si longtemps à l’auberge que M. Hoopdriver, à lapensée de l’occupation à laquelle ils se livraient, sentit lestiraillements de la faim en même temps que la torture de la soif.Ils se restauraient, pendant que leur « sbire » jeûnait. La journéeétait rayonnante ; le soleil de midi descendait tout droit surle crâne de M. Hoopdriver, en une vraie douche de lumière torride.Enfin, ils sortirent : l’homme en brun se retourna et aperçut sondétective. Ils pédalèrent jusqu’au bas de la côte : parvenus là,ils mirent pied à terre et, poussant leurs machines, ilscommencèrent à grimper lentement cette longue route aveuglante etpresque verticale. M. Hoopdriver hésita, frappé d’une idée subite.La montée allait certainement durer vingt minutes : il savaitqu’au-delà, il n’y avait qu’un plateau aride sur une distancepeut-être de plusieurs milles. Le détective décida qu’il nerisquait rien à retourner jusqu’à l’auberge pour avaler promptementun déjeuner rapide.

On lui servit une tranche de jambon, du fromage et une capiteuseration d’ale, plaisante au palais, fraîche au gosier, maisparticulièrement lourde aux jambes, surtout par un après-midi aussichaud. En sortant de l’auberge, les yeux clignotants dansl’éblouissante clarté du jour, il se sentit « d’attaque ». Mais àpeine avait-il atteint le pied de la côte qu’il dut s’avouer que saboîte crânienne était trop petite pour son cerveau surchauffé. Lapente devenait plus raide ; la route crayeuse flamboyait commedu magnésium, et sa roue d’avant se prit à gémir d’une façonapparemment incurable. Comme un habitant de la planète Marstransporté soudain sur notre planète, il se sentit environ troisfois plus pesant qu’à son ordinaire. Les deux petites formes noiresavaient disparu au sommet de la colline.

— N’importe ! J’aurai toujours les traces pour me guider, —se dit M. Hoopdriver.

Cette réflexion consolante justifia non seulement une ascensiontrès ralentie, mais encore, sur la crête, une halte, couché dansl’herbe, pour jouir du point de vue. En deux jours, il avaitfranchi la spacieuse vallée de la Weald, avec son moutonnement decollines verdoyantes, ses bourgs et ses villages épars, sesbouquets de bois et ses champs de céréales, ses étangs et sesruisseaux scintillant au soleil, comme des joyaux d’argent et dediamant. Les Downs du Nord étaient dissimulées au loin par leshauteurs de la Weald. Mais à ses pieds, Hoopdriver distinguait lepetit village de Cocking ; sur sa droite, à mi-côte, ilapercevait un troupeau de moutons au pâturage. Par instants, unvanneau huppé volait, en tournoyant, contre le bleu du ciel, etlançait de temps à autre son léger pi-ouitt. La chaleur là-hautétait tempérée par une douce brise, et M. Hoopdriver, plongé parson déjeuner dans un état irrésistible de béatitude, jouissait deson repos. Il alluma une cigarette, et s’étendit de tout son longsur l’herbe, dans une attitude plus confortable. À coup sûr, l’aiedu Sussex est faite des eaux du Léthé, de pavots et d’agréablesrêves. Et déjà le sommeil rôdait, insidieux, autour dudétective.

Il se réveilla en un sursaut coupable, et se vit couché surl’herbe, sa casquette glissée sur un de ses yeux. Il se mit sur sonséant, se frotta les orbites, et se rendit compte qu’il avaitdormi. Sa tête était encore un peu lourde. Et la poursuite ?D’un bond il fut debout, se baissa pour ramasser sa machine, tiravivement sa montre : deux heures et quart !

— Seigneur Dieu, quelle histoire !… Mais nous avons lestraces, — observa-t-il, d’un air finaud, en poussant sa machine surla route crayeuse. — Je vais « piler » à toute allure, jusqu’à ceque je les rejoigne.

Il remonta en selle, et détala aussi rapidement que la chaleuret un reste de lassitude le lui permettaient. Deux ou trois fois,il eut à descendre, à des croisements de route, pour examiner lesol. Mais la chose l’amusait.

— Voici les foulées ! les foulées ! — se disait-iltout haut, et, dans son for intérieur, il se félicitait del’instinct merveilleux qu’il avait pour les « foulées ». Ainsi ilpassa la gare de Goodwood et traversa Lavant : vers quatre heures,il approchait de Chichester. Mais alors surgit une difficultéterrible. Par endroits, le sol de la route devenait dur ; parendroits toute la chaussée avait été labourée par le passage d’untroupeau de moutons ; et enfin sur le pavé de la ville, aucarrefour de quatre rues, sous l’ombre de la cathédrale, les tracesdisparurent complètement.

— Bigre ! — maugréa M. Hoopdriver. Il descendit toutconfus, et resta bouche bée, les yeux sur le sol.

— Perdu quelque chose ? — s’enquit un habitant.

— Oui, — répondit M. Hoopdriver, — j’ai perdu mes « foulées».

Et il poursuivit son chemin, pendant que l’habitant se demandaitquelles parties de la bicyclette pouvaient s’appeler des « foulées».

Renonçant à découvrir des traces, M. Hoopdriver se mit alors àdemander aux passants s’ils n’avaient pas vu une jeune dame en grissur une bicyclette. Des six personnes questionnées, aucune nel’avait vue ; et Hoopdriver remarqua que son enquêtecommençait à éveiller les soupçons : il abandonna sesinterrogatoires. Oui, mais à présent que faire ?

Il avait chaud, il avait faim, il était épuisé de fatigue, pourne rien dire des premières atteintes d’un affreux remords. Ilrésolut de manger un morceau, et ce fut à la taverne du RoyalGeorge qu’il poursuivit ses méditations mélancoliques. Saproie s’était échappée : tous ses merveilleux rêves d’une vague,mais définitive intervention, s’étaient effondrés comme un châteaude cartes. Quel sot il avait été de ne pas s’attacher au couplecomme une sangsue. N’aurait-il pas dû prévoir cetteéventualité ? Mais à quoi bon ces reproches tardifs ? Ilsongeait aux larmes, à la navrante situation de miss Milton, à laconduite probable de l’homme en brun : et sa colère croissait avecson désappointement.

— Mais que puis-je faire ? — se demanda-t-il tout haut,avec un coup de poing qui frôla la théière.

Qu’aurait fait, en l’occurrence, Sherlock Holmes ?

Peut-être, après tout, et bien que le temps des miracles fûtloin, existait-il encore au monde de miraculeux indices ? Maiscomment en chercher dans un inextricable réseau de ruellespavées ? Fallait-il examiner tous les interstices boueux poury découvrir des vestiges de leur passage ? Le hasard, dit-on,consent parfois à révéler les pistes. S’il faisait une enquête dansles divers hôtels de la ville ? Soit ! il allait essayer…Mais si le couple n’a fait que traverser Chichester ? Si pasune âme ne les a remarqués ? Alors lui vint une idéelumineuse.

— Pardon, monsieur ! — demanderait M. Hoopdriver. — Combieny a-t-il de chemins pour sortir de Chichester ?

Du coup, voilà une idée ! Sherlock Holmes n’aurait pastrouvé mieux.

— S’ils ont laissé des traces sur un de ces chemins, je lesretrouverai : sinon, c’est qu’ils sont ici ! — concluttriomphalement le détective.

Il s’informa d’abord, en passant, au Cygne Noir, àla Couronne, au Lion Rouge. Vers six heures,penché comme un homme qui aurait perdu sa bourse, il suivait à piedla route de Bognor, traînant ses chaussures, soulevant lapoussière, et tourmenté à l’idée de faire fiasco. Un Hoopdriverbien penaud, bien déprimé, vous le croirez sans peine. Mais tout àcoup que voit-il, dans la poussière de la route ? Une tracebordée de hachures, et, tout à côté, une autre barréetransversalement, et qui, par endroits, se dédoublait.

— Pincés ! — s’écria M. Hoopdriver. Il fit demi-tour,galopa jusqu’au Royal George, et, dès le seuil, exigea labicyclette qu’il y avait laissée. Il l’exigea d’un tel ton quel’hôtelier le trouva diantrement impérieux, considérant quel pauvre« clou », quel triste « outil » il montait.

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