La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 4SUR LA ROUTE DE RIPLEY

Avec le temps, M. Hoopdriver finit par approcher d’Esher. Arrivésous le viaduc, et apercevant en face de lui, à une vingtaine depas, l’auberge du Marquis de Granby, il remonta sur samachine, et, bravement, pédala jusqu’à l’entrée. Sur son ordre, onlui apporta une bouteille de bière Burton, avec du biscuit et dufromage, ce qui est la bonne manière d’accommoder le Burton.Pendant qu’il était en train de s’en régaler, il vit entrer unhomme d’âge moyen, en costume de cycliste, avec un visage toutrouge et luisant de colère. L’homme, d’un ton rogue, demanda unelimonade ; après quoi, il s’installa devant le bar, ets’essuya le visage. Mais à peine assis, il se leva, gagna le seuil,et regarda au-dehors.

— Mille tonnerres ! — gronda-t-il soudain. — Tripleidiot !

— Hein ? — fit M. Hoopdriver, se retournant prestement, lajoue gonflée par une bouchée de fromage.

L’inconnu pivota sur lui-même.

— Je me suis traité de maudit idiot, monsieur. Y voyez-vousquelque objection ?

— Oh ! pas du tout, pas du tout ! — assura M.Hoopdriver. — Je croyais que vous me parliez. Je n’avais pasentendu ce que vous disiez.

— Avoir à la fois un tour d’esprit contemplatif et untempérament actif, monsieur, c’est l’enfer. L’enfer, vous dis-je.Des goûts contemplatifs et un tempérament flegmatique, voilà qui vabien ! Mais unir en soi l’énergie et la philosophie…

M. Hoopdriver se donna l’air le plus intelligent qu’il put, maisne souffla mot.

— Car notez bien, monsieur, que je ne suis pas pressé, pas dutout. Je suis sorti simplement pour prendre un peu d’exercice, pourjouir du paysage et pour herboriser. Mais je ne suis pas plus tôtsur cette satanée machine qu’il faut que je file à fond detrain ! Jamais je ne regarde ni à droite ni à gauche ;jamais je n’observe une fleur, ni ne contemple un point de vue : jem’échauffe, je deviens rouge, juteux, comme une côtelette grillée.Et me voici, monsieur, venu de Guildford en quarante minutes. Etpourquoi tout cela, monsieur ?

M. Hoopdriver hocha la tête.

— Parce que je suis un triple idiot, monsieur ! Parce quej’ai en moi d’incalculables réservoirs d’énergie musculaire, etqu’il y en a toujours l’un ou l’autre qui fuit. Je suis sûr quecette route, par exemple, est fort intéressante, avec des arbres etdes oiseaux, et toutes sortes de plantes sauvages que j’aurais unbonheur infini à pouvoir étudier. Mais impossible !Installez-moi sur cette machine, et il faut que je pédale. Que jegrimpe sur n’importe quoi, d’ailleurs, et il faut que je file.Notez que je n’en ai pas la moindre envie. Et pourquoi un homme selancerait-il, comme une fusée, à travers l’espace ? Pourquoi,je vous le demande ? C’est fou, exaspérant ! Et je vais,brûlant les routes et me maudissant tout haut de le faire. L’hommeposé, digne, le philosophe que je suis… au fond… vous le voyezsautant de rage et jurant comme un palefrenier ivre, devantquelqu’un que je n’ai jamais vu… Mais, décidément, ma journée estgâtée. Je n’ai tiré aucun profit de ma promenade, et me voilà fortéloigné de Londres. Quand je pense que j’aurais pu employer sidélicieusement toute ma matinée à rêver et à observer. Ah !monsieur, remerciez le ciel de n’avoir pas un tempéramentbouillant, de n’être pas affolé par le conflit éternel, en vous,d’un corps et d’une âme incapables de s’entendre. Une vie d’enfer,je vous le déclare, voilà ce qu’est ma vie, avec ces deuxtempéraments qui se disputent comme chien et chat. Mais à quoi bonrécriminer ? Il faudra aller ainsi jusqu’au bout.

Il agita sa tête et ses mains, en témoignage d’un dégoût de soiqui ne trouvait plus de paroles, avala d’un trait sa limonade, lapaya, et courut vers la porte. M. Hoopdriver se demandait encore cequ’il devait dire, que déjà son interlocuteur avait fui. Lorsquenotre héros, à son tour, vint se poster sur la porte de l’auberge,le cycliste inconnu était à cent mètres de là, sur la route deLondres. On voyait qu’il avait déjà commencé à accélérer sa course.Il pédalait avec une colère évidente, la tête baissée. Un instantaprès, il disparut brusquement à un tournant, et M. Hoopdriver nele vit jamais plus.

Débarrassé de ce tourbillonnant personnage, M. Hoopdriver réglasa note, et, se sentant les muscles des genoux un peu délassés, ilse remit en marche, sur sa machine, dans la direction de Ripley,par une route un peu trop onduleuse, mais en parfait état. Il étaitravi de constater que son autorité sur sa machine s’était déjàsensiblement accrue. Tout le long du chemin, il s’imposait depetites épreuves, et s’en tirait avec des succès divers. Une de cesépreuves consistait, par exemple, à passer entre deux pierresséparées par quelque chose comme un demi-mètre, entreprise assezfacile pour ce qui concerne la roue d’avant ; mais la roued’arrière, profitant de ce qu’elle échappe au contrôle de l’œilhumain, est souvent disposée, en ces occasions, à sauter méchammentpar-dessus l’obstacle, ce qui a pour effet une concussion violentetout le long de l’épine dorsale du cavalier, sans parler d’autressuites possibles plus fâcheuses encore. Ou bien, notre cycliste sehasardait à ôter du guidon chaque main l’une après l’autre, ou lesdeux ensemble ; chose fort simple en soi, mais complexe dansses conséquences. Et c’était précisément, des tours d’adresse ducycliste, celui que M. Hoopdriver, pour différents motifs,souhaitait le plus de pouvoir accomplir ; mais je dois ajouterque, pour le moment, ses essais n’aboutissaient encore pour luiqu’à des oscillations convulsives, ainsi qu’à de nouvelles et peuélégantes variétés de descentes.

Le nez humain n’est, à mettre les choses au mieux, qu’uneexcroissance inutile. Je sais bien qu’il y a des personnes pour leconsidérer comme un ornement, et pour dédaigner un visagequi serait privé de sa présence. Mais je me suis toujours demandési la mode ou la routine n’avaient pas plus de part que le jugementesthétique dans cette opinion. En tout cas, l’inutilité du nez,chez les étudiants en cyclisme, de même que chez les jeunes enfantsdes deux sexes, se trouve encore sérieusement aggravée par le faitque cet organe superflu requiert une attention constante et souventdangereuse. Jusqu’au moment où vous êtes capable de tenir le guidond’une main et d’employer l’autre main à chercher votre mouchoir età vous moucher, le cyclisme, pour vous, — voilà du moins ce qu’ilétait pour M. Hoopdriver, — n’est forcément qu’une série continuede descentes. Et puis, autre ennui, il y a les mouches. Jusqu’aujour où le cycliste peut se guider d’une seule main, son visage estlibrement abandonné à ces petits démons. L’unique manière de lesdéloger pour un instant est de secouer fortement la tête et decontracter les traits du visage en une révoltante grimace : méthodenon seulement fatigante, et bien des fois infructueuse, mais qui aencore le défaut d’effrayer ou de stupéfier les piétons. Outrecela, l’apprenti cycliste est souvent contraint de pédaler uncertain temps l’œil clos pour cause de trop abondantetranspiration, méthode qui lui donne un air burlesque, étranger àses sentiments, et qui ne suffit pas à mettre un terme à sestribulations. Or, nous sommes maintenant à même de comprendrel’objet des épreuves que s’imposait M. Hoopdriver, et de mesurerl’étendue exacte de ses progrès : il se juge déjà suffisammentaguerri pour réussir, par moments, à se donner une forte claque surle visage avec la main droite, sans que cela ait fatalement pourrésultat de renverser sa machine ; mais, quant à son mouchoir,ce nécessaire objet aurait pu aussi bien être au diable que dans sapoche, pour l’usage qu’il lui était loisible d’en faire tant qu’ilétait en selle.

Au moins ne vous figurez pas que, parce que M. Hoopdriversubissait ainsi de petites incommodités, il fût malheureux le moinsdu monde. À l’arrière-plan de sa conscience, il avait la notionqu’à cette heure Briggs achevait d’arranger les étalages, queGosling, l’apprenti, les oreilles très rouges, s’occupait à roulerdes pièces de cretonne, que le magasin devait être plein depoussière, et que peut-être le patron s’y démenait, harcelant etquerellant son personnel.

Tandis qu’ici, tout était calme et vert ; ici, on pouvaitvagabonder à son plaisir sans rencontrer âme qui vive ; ici,il n’y avait pas à ranger le déplié de la journée, il n’y avaitaucune voix pour crier : « Allons, pressons-nous, Hoopdriver. » Unmoment, il faillit presque écraser quelque chose de tout à faitmerveilleux, une petite bête rouge très basse, avec une queuejaune, qui traversait la route en courant, devant lui ;c’était le premier écureuil qu’il eût vu, dans sa vie decitadin.

Devant lui s’étendaient des lieues et des lieues de cetenchantement : forêts de chênes et de pins, landes aux bruyèresfleuries, prairies où erraient paresseusement des cours d’eaumiroitants, villages avec des tours d’église carrées en pierresgrises, et de charmantes et cordiales auberges à bon marché, et depetites villes blanches et de délicieuses déclivités où l’onpouvait pédaler sans fatigue (sauf une petite pelle, par-cipar-là), et puis, au loin, derrière tout cela, la mer.

Qu’importaient quelques mouches, en face de pareillesdélices ? Un instant, sans doute, le peu glorieux épisode dela Jeune Dame en Gris l’avait décontenancé, et le souvenir del’incident s’était peut-être réfugié dans quelque repli de samémoire pour lui confirmer, le cas échéant, qu’en une certaineoccasion il avait fait bien triste figure ; mais, pour lemoment, Hoopdriver n’en avait cure. Ce Monsieur de l’auberge, —évidemment un homme du monde, — lui avait parlé comme à unégal ; et d’ailleurs, n’avait-il pas sans cesse sous les yeuxles jambes de sa belle culotte, et, en tournant la tête (à sesrisques et périls, il est vrai), n’apercevait-il pas lesmagnifiques dessins qui ornaient ses bas ? Et puis quelle joiede se sentir, peu à peu, devenir plus maître de cette maîtresse,mais adorable machine. Tous les cinq cents mètres environ, sesgenoux lui rappelaient leur existence. Il descendait alors, ets’asseyait quelques minutes au bord de la route.

Ce fut à un coquet endroit, entre Esher et Cobham, à l’endroitoù un pont traverse un ruisseau, que M. Hoopdriver rencontral’autre cycliste, vêtu de brun, tout comme lui. Il est bon de noterle fait ici, malgré le caractère tout sommaire de l’entrevue, parceque Hoopdriver, par la suite, eut de très importantes relationsavec ce personnage. L’autre cycliste montait une machine neuve,dont les pièces brillaient au soleil. Pour l’instant, assis àterre, il tenait un pneu crevé sur ses genoux. C’était un homme detrente à trente-cinq ans, avec un visage blême, un nez aquilin, unemoustache courte et jaune, et des cheveux très blonds. Ilentremêlait son travail de petits grognements.

En l’apercevant, M. Hoopdriver se redressa, et ce fut avecl’assurance d’un vieux routier qu’il passa près du cycliste enpanne.

— Une matinée splendide ! — fit-il, — et une routeexcellente !

— Que la matinée, et vous, et la route, aillent à tous lesdiables, — grogna l’autre, pendant que Hoopdriver s’éloignait.

Mais notre héros entendit le murmure de la réponse sans endistinguer les mots, et il éprouva simplement l’agréablesatisfaction d’avoir dûment affirmé la vaste fraternité desfervents de la pédale. Cependant, l’autre le regardaits’éloigner.

— Prolétaire crasseux ! — marmonna-t-il, ressentant pour ceconfrère une antipathie poétique. — Et l’animal s’est procuré uncomplet brun, l’image même du mien. On croirait qu’il l’a faitexprès pour me caricaturer. Voilà bien ma chance ! Voyez unpeu sa manière d’appuyer les pieds. Pourquoi diable le Ciels’amuse-t-il à créer des êtres comme ceux-là ?

Après quoi, ayant allumé une cigarette, le cycliste maussade seremit à son travail.

M. Hoopdriver, lui, grimpa de son mieux la montée de Cobham,jusqu’à un point de la côte où il fut bien sûr d’être hors de vuede l’autre. Là, il descendit, et poussa sa machine à la mainjusqu’à ce que l’approche du village et son amour-propre l’eussentremit en selle, une fois de plus.

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