La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 27RELÂCHE

J’ai le cœur serré d’avoir à vous conter la fin de cettejournée ; à vous confier que les fugitifs disparurent dansl’Immensité, qu’il n’y avait plus de trains dans aucune direction,que la population de Botley refusa tout moyen de transport, toisales membres de l’expédition avec une antipathie certaine ou uneinsupportable ironie, que l’hôtelier du Héron se montraodieusement soupçonneux, que le lendemain était un dimanche, que lachaude journée d’été avait amolli le faux col de Phipps, fripé larobe de Mme Milton et terni les radieuses émotions des quatrevoyageurs. Dangle, une bande de taffetas gommé sur son œil noirci,comprit l’absurdité de poser au chevalier blessé et y renonça aprèsde peu persévérants efforts.

Sans doute, les récriminations ne passèrent jamais au premierrang de la conversation, mais elles s’y laissaient entrevoir, commedes éclairs de chaleur à l’horizon. Chacun, au fond du cœur, étaitharcelé par le sentiment mortifiant du ridicule. Jessie surtout,pensait-on tout bas, était à blâmer. Apparemment aussi, le pire,qui aurait rendu tragique toute l’affaire, n’arrivait pas. Voiciune jeune personne, que dis-je, une fillette, qui se met en tête defuir un foyer confortable, à Surbiton, et tous les charmes d’uncercle raffiné et intellectuel. Elle prend la clef des champs,traînant après elle des amis obligés à une jalousie mutuelle et àune contrainte incessante, et elle les « sème », moroses etharassés, comme des poussières de ses roues, dans cet affreuxvillage, un samedi soir. Et elle se livre à cette escapade non paramour ni passion, excuses qu’on peut admettre, même s’il faut lesréprouver, mais par boutade, par fantaisie. Pourtant telle était lacontrainte que chacun s’imposait, qu’on parlait d’elle comme d’uneinnocente subornée, une brebis égarée, une enfant affectionnée dontle sort vous accable d’anxiété. Mme Milton, étant convenablementrestaurée, continua à faire preuve, sur ce sujet, des plus louablessentiments.

Elle trônait dans le seul siège confortable de la pièce, unfauteuil d’osier garni de coussins ; les autres étaient assissur des meubles rembourrés de crin extraordinairement dur, avec desouvrages au crochet suspendus aux dossiers par des rubans jaunecitron. Il y avait quelque différence avec ces bonnes vieillescauseries à Surbiton. Mme Milton était assise face à la fenêtreouverte, la nuit était calme et chaude et la demi-clarté — car onn’alluma pas la lampe — lui convenait admirablement. Elle parlaitd’un ton plaintif qui laissait entendre qu’elle étaitexténuée ; elle parut même disposée à faire son propre procèsau sujet d’Une âme sans entraves. Le souvenir d’unepareille soirée demeure dans les mémoires affectueuses, mais ellen’en fut pas moins quelque peu morne pendant qu’elle dura.

— Je sais que je suis à blâmer, — s’accusa-t-elle. — J’aidéveloppé une thèse périlleuse dans mon livre. Certes, je n’enretranche pas un mot, mais elle a été mal comprise, détournée deson sens…

— À coup sûr… — certifia Widgery, s’efforçant de témoigner d’unesympathie visible, même dans l’obscurité… — délibérément malcomprise.

— Ne dites pas cela ! — se récria l’auteur. — Non pasdélibérément. Je veux croire que les critiques sont de bonne foi… àleur point de vue, mais je ne pensais pas à eux. C’est à notreégarée que je faisais allusion…

Son silence offrait la parole à d’autres.

— C’est bien possible, — observa Dangle, en examinant dans laglace son taffetas gommé.

— J’écris un livre et j’expose un cas, dans l’espoir que lesgens penseront comme je le recommande, et non pas pourqu’ils agissent comme je l’indique. C’est celal’enseignement, et je le donne sous forme de récit. Je veuxenseigner des notions nouvelles, des idées nouvelles, promulguerdes principes. Puis, quand les idées auront été répandues, lesmœurs se transformeront. Seulement, à l’heure actuelle, ce seraitinsensé de braver l’ordre établi. Bernard Shaw l’a démontré parrapport au socialisme : nous savons tous, par exemple, qu’il estjuste que chacun gagne ce qu’il consomme, et que vivre de l’intérêtd’un capital est inique. Cependant, tant que nous serons si peunombreux à en être convaincus, nous ne pouvons envisagerl’application pratique de ces principes… Que les autrescommencent.

— Précisément ! — confirma Widgery. — Que les autrescommencent !

— En attendant, vous continuez vos opérations de banque…

— Si je cessais, un autre les ferait.

— Et moi, — reprit la dame, — je vis des bénéfices de la lotioncapillaire inventée par M. Milton, tout en essayant de me faire uneplace dans la littérature.

— En essayant ?… — s’écria Phipps. — Vous vous êtes faitcette place.

— C’est légitime, — répondit Dangle, en même temps.

— Vous êtes tous si indulgents ! Mais, pour le cas présent…sans doute, l’héroïne de mon livre, Georgina Griffiths, vivaitseule à Paris dans un appartement, suivait des cours artistiquesd’après le modèle nu, recevait des visites masculines, mais elleavait dépassé vingt et un ans.

— Jessie n’a que dix-huit ans, et de plus elle est très enfant,— remarqua Dangle.

— Une fillette ! Avec une femme, les conditions sont toutesdifférentes. Et Georgina Griffiths n’a jamais abusé de sa libertépour se pavaner à bicyclette à travers la campagne… dans un payscomme le nôtre, où tout le monde est si pointilleux. Imaginez cela,aller dormir ailleurs que dans son lit habituel. C’est affreux… Sila chose se sait, c’est son avenir ruiné.

— Ruiné, — répliqua Widgery.

— Personne ne voudrait épouser une jeune fille d’une pareilletrempe ! — déclara Phipps.

— Il ne faut rien laisser transpirer de cette escapade, —recommanda Dangle.

— Il me semble toujours que la vie est faite d’individus et decas individuels, — prononça Mme Milton. — Il faut considérer chaquepersonne à part, en dehors des circonstances de sa position. Lesrègles générales ne s’appliquent pas…

— J’ai souvent reconnu la vérité de tout cela, — approuvaWidgery.

— Tels sont mes principes. À coup sûr, mes livres…

— C’est différent, absolument différent, — interrompit Dangle. —Le roman traite de cas typiques.

— Et la vie n’est pas typique, — prononça Widgery, avec uneprofondeur immense.

À cet instant, sans qu’il y prît garde, — et il en fut le plussurpris et le plus choqué de tous, — Phipps bâilla. La défaillancefut contagieuse, et la diserte compagnie, ayant causé jusqu’auxconfins de la fatigue, se dispersa sous des prétextes divers, maisnon pour dormir immédiatement.

Aussitôt qu’il fut seul, Dangle, avec un dépit extrême, inspectadans la glace l’état de son œil tuméfié, car, malgré toute sonénergie, c’était un petit homme net et précis. Toute cette affaire,avec la capture ratée de si peu, était horriblement vexante, et leretour en voiture à Fareham serait fort désagréable, on n’enpouvait douter.

Phipps demeura, un certain temps, assis sur le bord de son lit,contemplant, avec un dégoût profond, un faux col que, vingt-quatreheures auparavant, il aurait jugé impossible pour un dimanche.

Mme Milton médita comparativement sur la longévité des groshommes aux yeux de chien soumis, et Widgery fut malheureux des’être montré si peu courtois avec elle à la gare, et de n’avoirpas, il en était certain, eu l’avantage sur Dangle, à l’égard dequi il éprouvait aussi un vif ressentiment. Ces quatre personnages,qui vivaient surtout sur l’apparence des choses, formaient, dansleur esprit, deux tableaux désagréables : autour d’eux, le villagede Botley moqueur et soupçonneux, et dans le lointain, Surbiton etLondres indiscrets et goguenards. Leur conduite, après tout,était-elle si absurde ? Mais si elle ne l’était pas, commentexpliquer qu’ils fussent tous aussi irrités et penauds ?

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