La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 24LE DÉPART DE CHICHESTER

Il envoya quérir sa sœur à plusieurs reprises, et, quand ellefut descendue, il lui expliqua, avec un sourire enjoué, sasituation légale vis-à-vis de la bicyclette remisée dans lacour.

— Ça pourrait devenir désagréable, comprenez-vous ?

Son anxiété à ce sujet était visible.

— C’est fâcheux, en effet, — dit-elle, d’un ton très amical. —Déjeunons promptement et partons. J’ai besoin d’examiner tout celaavec vous.

Après cette nuit de repos, la jeune fille lui parut plus belleque jamais ; sa chevelure encadrait son front de deux grossesailes noires, et ses doigts sans gants étaient roses et frais. Etquel air résolu elle avait ! Le déjeuner lui parut unecérémonie importune et la conversation fut fraternelle maissommaire. Le maître d’hôtel majestueux en imposait à Hoopdriver,déjà fort embarrassé par la multiplicité des fourchettes. Mais ellel’appelait Christian tout court. Pour avoir un prétexte à parler,ils discutèrent leur itinéraire, sur une carte routière à bonmarché, mais ils évitèrent de se décider devant le garçon. Lebillet de cinq livres fut changé pour payer la note, et, grâce à laprétention qu’avait M. Hoopdriver de se montrer gentleman jusqu’aubout, le maître d’hôtel et la femme de chambre reçurent chacuncomme pourboire une demi-couronne et le garçon un florin.

— Une balade de vacances, — gouailla le garçon, sans la moindregratitude.

La mise en selle, en public, dans la rue, fut un instantd’effroi. Sur le trottoir opposé, un policeman s’arrêta pour lesregarder. À supposer qu’il traversât la chaussée et vînt demander :« C’est bien là votre bicyclette, monsieur ? » fallait-illivrer bataille, ou lâcher tout et fuir ? Hoopdriver passaquelques minutes de cruelle appréhension dans la traversée de laville, et sa roue d’avant menaça un moment de démolir une voiturede laitier. Cet incident le rappela au sens de la direction, et ilfit effort pour redevenir calme. Une fois dans la campagne, ilrespira plus librement, et la conversation s’engagea bientôt moinscérémonieuse.

— Vous nous avez fait sortir de Chichester à toute allure, —remarqua Jessie.

— Ma foi, — confessa Hoopdriver, — le fait est que je suisquelque peu tourmenté de me sentir en possession de cettebicyclette.

— C’est vrai, — dit-elle. — Je n’y pensais plus. Mais oùallons-nous ?

— Faisons encore un ou deux détours, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, — répondit Hoopdriver. — Franchissons encore unmille ou deux. J’ai à penser à votre sécurité, comprenez-vous. Jeserai plus à l’aise. Si nous étions coffrés, voyez-vous ?… Nonpas que je le redoute pour ma part !

Ils pédalaient, en laissant sur leur gauche une mer grise etdiaprée. À chaque mille nouveau qu’ils mettaient entre eux etChichester, M. Hoopdriver se sentait un peu moins mordu par leremords, et un peu plus crâne. Il songeait plus volontiers qu’ilmontait une superbe machine, en accompagnant une jeune personne desplus élégantes. Que penseraient de lui ses camarades du magasin, sil’un d’eux l’apercevait ? Il se représenta en détaill’ahurissement de Miss Isaacs et de Miss Howe. « Ma parole !C’est M. Hoopdriver ! » s’exclamerait Miss Isaacs ; àquoi Miss Howe répliquerait par un : « Pas possible ! »emphatique. Puis, il plaisanterait avec Briggs, dont il serisquerait à essayer le tabac noir.

— Hein ? Quel coup si je leur présentais… ma sœurmomentanée, — se dit tout bas M. Hoopdriver.

Car il était son frère, son frère Christian… Christiancomment ?… Saperlipopette ! Harrington ?Hartington ?… Quelque chose comme cela, en tout cas. Il auraitsoin d’éviter ce sujet-là jusqu’à ce que sa mémoire lui redevîntfidèle. Il souhaita de pouvoir lui avouer la vérité, sur-le-champ.Énervé et soucieux, il reluqua de côté sa compagne. Elle avançait,les regards fixés droit devant elle, songeuse et perplexe,semblait-il. Il admira sa tenue superbe et remarqua qu’ellepédalait les lèvres closes, chose qu’il n’avait jamais pufaire.

L’esprit de M. Hoopdriver s’aventura dans l’avenir. Quelledécision allait-elle prendre ? Quelle ligne de conduiteadopteraient-ils tous les deux ? Ses pensées se ternirent deteintes plus sombres. Il l’avait arrachée au danger, et entreprisdu coup de la remettre saine et sauve en lieu sûr. C’était de sapart un bel exploit, une tâche virile. Elle devrait retourner chezelle, nonobstant la belle-mère. Il insisterait gravement etfermement sur ce point. Sans doute, elle paraissait d’humeurardente, d’un caractère fougueux, mais pourtant…

Il se demanda si elle avait de l’argent sur elle, et supputa leprix d’un billet de seconde classe d’Havant à Londres. À coup sûr,c’est à lui qu’incombait cette dépense, puisqu’il était ungentleman. L’accompagnerait-il jusque chez elle ? Il se mit àesquisser la scène du retour. La belle-mère, se repentant de sescruautés indicibles, serait présente, ainsi qu’un oncle ou deux,probablement, — car les gens riches ont aussi leurs tourments. Levalet de pied annoncerait : Monsieur… — au diable ce mauditnom ! — et Miss Milton. Les deux femmes tomberaient enpleurant dans les bras l’une de l’autre, et, à l’arrière-plan, sedresserait un chevaleresque personnage, vêtu d’un splendide completcycliste encore dans son neuf. Il dissimulerait ses sentimentsjusqu’à la fin. Puis, en prenant congé, il s’arrêterait sur leseuil, dans une de ces attitudes que savent seuls trouver lesacteurs de génie, et il articulerait lentement, d’une voix émue : «Soyez bonne pour elle. Oh ! Soyez bonne pour elle. » Et ils’en irait, le cœur brisé, visiblement, même pour les moinsperspicaces… Mais c’était prévoir d’un peu trop loin : il luifaudrait aborder bientôt la question du retour. Pas une voiture neles croisait sur la route, et comme, pendant ses méditations, ilétait resté quelque peu en arrière, il s’empressa de rejoindreJessie. C’est elle qui entama la conversation.

— Monsieur Denison, — commença-t-elle, puis, saisie d’un doute,elle s’arrêta : — C’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Je suisabsolument stupide…

— C’est cela, — répondit M. Hoopdriver. (Denison ? Était-cevraiment ce nom-là ? Denison. Denison. Denison. Qu’est-cequ’elle disait donc ?)

— Je me demande jusqu’à quel point vous êtes disposé àm’aider.

Prodigieusement difficile de répondre d’emblée à une questioncomme celle-là, sans faire quelques embardées.

— Vous pouvez compter sur moi, — assura M. Hoopdriver,recouvrant l’équilibre après une voltige périlleuse. — Je puis vouscertifier que… que je suis disposé à vous aider beaucoup. Ne croyezpas… ou plutôt croyez-moi entièrement à votre service.

Était-ce bête de ne pas savoir tourner des phrases élégantespour dire ces choses-là.

— Je suis, voyez-vous, dans une fâcheuse situation, — reprit lajeune fille.

— Si je puis seulement vous aider… vous me rendrez trèsheureux.

Il n’en sut pas articuler davantage. À un tournant de la route,ils arrivèrent au pied d’une haie, devant un espace gazonné,parsemé de mille-feuilles et de reines des prés, avec le tronc d’unarbre abattu gisant sur l’herbe. Jessie ralentit, s’arrêta, puis,sa machine installée debout, la pédale sur une pierre, elle allas’asseoir.

— Ici nous serons à l’aise pour causer, — dit-elle.

— Oui, — agréa M. Hoopdriver, dans l’expectative.

La jeune fille, assise, un coude sur son genou et son mentondans sa main, le regard perdu devant elle, ne parla pas tout desuite. Enfin, avec des phrases et des expressions empruntées auxromans féminins du jour, elle commença :

— Je suis bien perplexe, mais résolue à vivre ma propre vie.

— Certes, — fit M. Hoopdriver. — C’est naturel.

— Je veux vivre, et je veux voir ce que c’est que la vie… Jeveux apprendre. Tout le monde me talonne, toutes choses meharcèlent… Je veux le loisir de réfléchir.

M. Hoopdriver était fort embarrassé, mais plein d’admiration. Ils’émerveillait de la façon claire et coulante dont la jeune filledébitait tout cela. Mais comment ne pas bien parler avec une gorgeet des lèvres pareilles ? Il se rendait compte qu’il n’étaitpas de force, mais il essaya de s’élever à la hauteur descirconstances.

— Il est certain, — dit-il, — que si vous vous laissiez pousserà faire des choses dont vous vous repentiriez plus tard, ce seraittout à fait bête.

— Et vous, n’avez-vous pas aussi envie d’apprendre ? —questionna-t-elle.

— J’y pensais justement ce matin, — bredouilla-t-il. Elle étaitbeaucoup trop absorbée par ses propres pensées pour remarquerl’indigence de cette réponse.

— Me voici lancée dans la vie, — reprit-elle, — et j’en suisterrifiée. Il me semble n’être qu’un grain de poussière attrapé parune roue tournant sans cesse. Pourquoi suis-je ici-bas ?Est-ce simplement pour y figurer quelque temps ? Voilà ce queje me demande… Je me le demandais il y a huit jours, je me ledemandais encore hier, je me le demande encore aujourd’hui… Toutessortes de petites choses arrivent, et les jours passent. Mabelle-mère m’emmène avec elle dans les magasins faire desemplettes ; des gens viennent prendre le thé, et c’est lethéâtre, le concert, les romans, qui vous prennent tout votretemps. Les roues de la destinée tournent, tournent sans trêve.C’est un horrible vertige. Je voudrais accomplir un miracle, commeJosué, et arrêter le tourbillon jusqu’à ce que j’aie gagné labataille. À la maison… c’est impossible.

— C’est bien cela, — approuva M. Hoopdriver d’un ton méditatif,en tirant sa moustache. — C’est comme delà que vont les choses.

Un souffle faible et tiède agita les arbres. Une aigrette defleur de pissenlit s’éleva dans l’air, entre les reines des prés,et vint heurter le genou de M. Hoopdriver contre lequel elles’éparpilla, chaque brin allant choir dans l’herbe, les uns pour ygermer, les autres pour y périr. Il les suivit de l’œil jusqu’à cequ’ils eussent tous disparu.

— Je ne puis retourner à Surbiton, — déclara la Jeune Dame enGris.

— Hein ? — s’écria M. Hoopdriver, se cramponnant bien viteà sa moustache. C’était là une perspective inattendue.

— Je veux écrire, voyez-vous, — expliqua la jeune personne. — Jeveux écrire des livres et être maîtresse de moi-même. Je ne puisretourner à la maison. Je veux me faire une position commejournaliste. On m’a dit… Mais je ne connais personne qui puissem’aider tout de suite. Je n’ai personne vers qui aller. Si, il y abien quelqu’un… c’est la maîtresse de ma pension. Si je pouvais luiécrire… Oui, mais où me ferais-je adresser une réponse ?

— Hum ! — fit M. Hoopdriver très grave.

— Je ne puis guère vous importuner davantage. Vous êtes venu àmon secours, vous avez assumé des risques…

— Cela ne compte pas, — interrompit M. Hoopdriver. — J’en suisdeux fois payé si vous me le laissez faire, pour ainsi dire.

— Vous êtes bien bon de me rassurer. On est si conventionnel àSurbiton, et je suis résolue à ne pas l’être, quoi qu’il m’en doivecoûter. Mais tant de choses nous contrarient, nous empêtrent… Si jepouvais seulement m’épanouir hors de tout ce qui m’entrave. Je veuxlutter, me faire ma place dans le monde. Je veux être maîtresse demon sort, choisir ma propre carrière. Mais ma belle-mère s’yoppose. Elle-même, elle agit à sa guise, et, pour soulager saconscience, elle est stricte avec moi. Si je rentre au bercailmaintenant, ce sera m’avouer vaincue, et alors…

Elle laissa à l’imagination de M. Hoopdriver le soin de devinerle reste.

— Je me figure la suite, — dit-il.

Impossible de ne pas l’aider. Mentalement, il se livrait à descalculs compliqués avec cinq livres dix shillings et deux pence. Duverbiage de la jeune fille, il concluait vaguement qu’elle fuyaitun mariage qui lui répugnait et qu’elle présentait les choses sousce jour par simple modestie. Le cercle de ses idées, à lui, étaitsi restreint !

— Voyez-vous, monsieur… ? Voilà que j’ai encore une foisoublié votre nom !

M. Hoopdriver semblait perdu dans l’abstrait.

— Vous ne pouvez certainement pas rentrer, tout de go, commecela, — déclara-t-il pensivement.

Ses oreilles étaient soudain devenues cuisantes et ses jouesécarlates.

— Mais quel est votre nom ?

— Mon… mon nom ? — balbutia Hoopdriver. — Heu… Benson,voyons !

— Monsieur Benson, c’est cela. Je suis vraiment stupided’oublier ainsi, mais je n’ai jamais pu me souvenir des noms. Jevais inscrire le vôtre sur ma manchette.

Elle tira un petit porte-mine en argent et écrivit le nom.

— Si je pouvais correspondre avec ma vieille amie, —reprit-elle, — je crois qu’elle pourrait m’aider à me faire une vieindépendante. Il faut que je lui fasse parvenir une lettre, ou queje lui télégraphie. Une lettre est préférable, je suppose, car onne peut guère donner d’explications par télégramme. Je suis sûrequ’elle m’aiderait.

De toute évidence il n’y avait, pour un gentleman, en lacirconstance, qu’un seul parti à prendre.

— En ce cas, — proposa M. Hoopdriver, — si vous ne craigniez pasde vous fier à un étranger, nous pourrions continuer comme noussommes… pendant un jour ou deux, peut-être, jusqu’à ce que laréponse vous arrive.

À supposer une dépense de trente shillings par jour, cela donnequatre jours, calculait mentalement M. Hoopdriver. Ah ! mais,voyons. Il lui restait cent six shillings… Quatre fois trente fontcent vingt… Disons trois jours.

— Vous êtes vraiment trop bon…

Le visage épanoui de M. Hoopdriver fut une éloquenteréponse.

— C’est bien, ajouta-t-elle, — j’accepte et merci. Je suisconfuse… C’est plus que je ne mérite, car vous…

Elle ne continua pas sur ce sujet, et, tout à coup :

— Combien avez-vous payé à Chichester ?

— Hein ? — fit M. Hoopdriver, feignant de n’avoir pascompris.

Là-dessus il y eut une brève discussion. Dans son for intérieur,il était enchanté qu’elle insistât autant pour lui rembourser sapart de dépenses. Finalement, elle triompha. La conversation revintà leurs plans immédiats pour la journée. Ils décidèrent de cheminertranquillement jusqu’à Havant, et gagner de là Fareham ouSouthampton, peut-être. La journée précédente les avait fourbus. Lacarte étalée sur ses genoux, M. Hoopdriver étudiait l’itinéraire,quand son regard tomba par hasard sur la bicyclette couchée à sespieds.

— Cette bécane, — remarqua-t-il, sans le moindre à-propos, —n’aurait plus du tout l’air d’être la même machine si, au lieu dece petit grelot, j’y mettais un gros timbre à double marteau.

— Pourquoi ?

— Oh ! une idée comme cela.

Un silence.

— Très bien, alors… En route, pour Havant et le déjeuner, — ditJessie, en se levant.

— Tout de même, — reprit M. Hoopdriver, — je regrette bien quenous n’ayons pu filer sans voler cette bicyclette, parce que c’estun vol, comprenez-vous, si l’on y réfléchit.

— Peu importe. Si M. Beauchamp vous cherche noise, je raconteraice qu’il en est à tout le monde… certainement.

— Je ne doute pas que vous le fassiez, — répliqua Hoopdriver,admirant cette énergie. — vous en auriez le courage, j’en suis biensûr.

S’apercevant tout à coup qu’elle était debout, il se leva à sontour et lui amena la machine de dame qu’elle prit et roula jusqu’àla route. Il alla chercher la sienne, qu’il examina.

— Quel aspect aurait-elle, cette bécane, si on lui donnait unecouche d’émail gris ?

Par-dessus son épaule, elle lança un coup d’œil vers la facegrave et inquiète de son compagnon.

— Pourquoi essayer de la travestir ou de la cacher ? —C’est une idée en passant, — répondit Hoopdriver.

Pendant qu’ils roulaient de conserve vers Havant, M. Hoopdriversongea, d’une façon transitoire, que l’entretien avait pris unetournure tout autre que celle à laquelle il s’attendait. Mais c’esttoujours ce qui arrivait, d’après l’expérience du brillantchevalier. Bien que sa sagesse eût, au dedans de lui, un visageaustère, que sa prudence fît sonner les pièces de monnaie, qu’unantique préjugé en faveur du principe de propriété lui fît hocherla tête, il y avait cependant autre chose en lui qui clamait àpleine voix pour étouffer ces murmures de bon conseil : la penséede pédaler à côté d’elle toute cette journée, toute celledu lendemain, et peut-être d’autres journées, encore ; de luiparler familièrement, d’être le frère de cette enfant vigoureuse,gracile et fraîche ; de passer des heures ravissantes,merveilleuses au-delà de toute imagination. Toutes sesélucubrations fantaisistes cédèrent la place à des espérances aussiimpalpables, aussi flottantes et chatoyantes qu’un coucher desoleil par un soir d’été.

À Havant, il profita d’un moment où il resta seul pours’acheter, chez un petit coiffeur de la rue principale, une brosseà dents, une paire de ciseaux à ongles, et une mixture à brunir lesmoustaches, article que le marchand recommanda chaleureusement etvendit en un tour de main à son client désorienté.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer