La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 5UNE ERREUR ET UNE GAFFE

C’est après la traversée de Cobham que se produisit un délicieuxincident, délicieux dans son début, tout au moins, avec un résultatfinal plutôt indécis. Parvenu environ à moitié chemin entre Cobhamet Ripley, M. Hoopdriver descendit une petite colline où, des deuxcôtés de la route que ne bordait aucune clôture, se dressaient debeaux arbres aux troncs enveloppés de lierre. Devant lui, ilapercevait une vaste plaine couverte de bruyère et plantée depins ; une route jaune la parcourait et, à trois quarts demille, peut-être, sur cette route, une menue silhouette griseagitait quelque chose de blanc.

— Pas possible ! — s’exclama M. Hoopdriver, les mainscrispées sur son guidon.

Les yeux levés, il activa sa course, buta sur une pierre,oscilla, se remit droit, accéléra davantage son allure, les regardstoujours fixés sur le point gris.

— Ce n’est pas possible ! — répétait Hoopdriver. Il allaitaussi droit qu’il s’y entendait, appuyant de toutes ses forces surles pédales, bien qu’une lourdeur croissante menaçât de prendreentièrement possession de ses jambes.

— Ce n’est pas possible ! — se répétait-il, persuadé deplus en plus que c’était possible. — Sapristi ! Je neveux pas y croire ! — soliloquait-il, les jambestourbillonnant. À quoi il ajouta : — Au diable, mesjambes !

Il tint bon, soufflant dur, capturant insectes et moustiquescomme un papier tue-mouches, mais diminuant peu à peu la distance.Au bas de la vallée, il ne vit plus rien. Puis, la route remonta,la résistance des pédales s’accentua ; mais quand il eutgravit la côte, il aperçut à nouveau la forme grise, à cent pas delui.

— C’est elle ! — se confirmait-il. — C’est elle, pasd’erreur ! C’est à mon costume que je dois ça.

En quoi il disait plus vrai qu’il ne l’imaginait. Mais, àprésent, elle n’agitait plus son mouchoir ; le fait estqu’elle avait tourné la tête ailleurs. Lentement, elle avançait àpied de son côté, poussant sa machine à la main, et contemplant lescharmantes hauteurs qui dominent Weybridge. M. Hoopdriver auraitaussi bien pu ne pas exister, pour l’attention qu’elle luiaccordait. Pendant une seconde, des doutes affreux troublèrentnotre héros. Ce mouchoir n’aurait-il été qu’un leurre ? Sanscompter que le pauvre garçon était cramoisi et ruisselant, et lesentait bien. Non, ce ne pouvait être qu’un jeu de coquetterie dela part de la jeune fille, car la réalité du mouchoir étaitindiscutable. Devait-il pédaler jusqu’auprès d’elle et descendre,ou bien descendre d’abord et aller à pied à sa rencontre ?C’était heureux au moins qu’elle ne regardât pas de son côté : aumoindre effort pour saluer, sûrement, il serait tombé. Peut-êtreque, s’en doutant, c’était pour ce motif qu’elle sedétournait ? Et pendant qu’il hésitait ainsi, il arrivaitdevant elle. Rien que son souffle aurait dû suffire pour laprévenir qu’il approchait. Il serra le frein. Parfait ! Sajambe droite s’agita en l’air, et il descendit, trébuchantpesamment, mais sur ses pieds. Alors enfin, elle tourna ses yeuxvers lui, avec une admirable expression de surprise.

M. Hoopdriver s’efforça de sourire agréablement, de tenir samachine bien droite, de soulever sa casquette, et de s’inclineravec grâce. Il s’y essaya de son mieux et il eut même consciencequ’il y avait réussi. Ce dont il avait moins conscience, en vérité,c’était d’une mèche de cheveux humides, collée en travers de sonfront, et du désordre général de sa chevelure. Il y eut une pauseinterrogative.

— Qu’est-ce que j’aurai le plaisir… ? — commença M.Hoopdriver, de son ton le plus insinuant. Mais aussitôt le souvenirlui revint de son émancipation, et il reprit, cette fois avec uneintonation tout aristocratique : — Pourrai-je vous être de quelqueservice ?

La Jeune Dame en Gris se mordit la lèvre inférieure et répondit,très gentiment :

— Non, merci.

Puis elle détourna les yeux, et fit mine de s’éloigner.

— Oh ! — fit M. Hoopdriver, surpris et décontenancé.

Le geste était si inattendu ! Il essaya de comprendre.Était-ce coquetterie ? Ou la berlue ?…

— Pardon. Une minute ! — dit-il, comme elle recommençait àpousser sa machine.

— Plaît-il ? — susurra-t-elle en s’arrêtant, l’airinnocent, mais les joues empourprées.

— Je ne serais pas descendu de machine si je… s’il ne m’avaitpas semblé voir… que vous agitiez quelque chose de blanc.

Il se tut, et elle lui jeta un regard de doute. Ainsi, ill’avait bien vue. Mais aussitôt, elle décida qu’elle avait affairenon à un grossier personnage prenant avantage d’une erreur, mais àune âme innocente n’ayant que d’honnêtes intentions.

— En effet, — expliqua-t-elle, — j’ai agité mon mouchoir. Je leregrette beaucoup… J’attends un… ami… un monsieur… — Elle devintplus pourpre encore. — Il est aussi à bicyclette, avec un costumebrun… Et à distance, vous comprenez…

— Oh ! parfaitement ! — assura M. Hoopdriver,supportant avec une intrépidité virile son amerdésappointement.

— Je suis vraiment désolée… vraiment… de vous avoir causél’ennui de descendre.

— Pas le moindre ennui, madame, je vous assure, — proféramachinalement M. Hoopdriver, en se penchant par-dessus sa sellecomme s’il eût été derrière un comptoir.

Mais il ne trouva tout de même pas, dans son cœur, le courage del’informer que l’homme qu’elle attendait était un peu plus loin,là-bas, avec un pneu crevé. Il jeta un regard explorateur vers laroute, s’efforçant d’imaginer quelque chose d’autre à dire. Maisnon ; le fossé de la conversation s’élargissait, rapidement etdésespérément.

— Et rien d’autre avec cela ? — reprit-il, recourant encoredans son désarroi à son stock de clichésprofessionnels.

— Non, rien, merci, — fit-elle, résolument. Puis se reprenant :— C’est bien la route de Ripley, n’est-ce pas ?

— Certainement, — confirma l’obligeant M. Hoopdriver. — Ripleydoit être environ à deux milles d’ici, à en croire les poteaux.

— Merci, — dit-elle avec chaleur. — Merci beaucoup. J’étais sûrequ’il ne pouvait y avoir de malentendu. Et vraiment je suisdésolée…

— N’en parlons plus, — protesta M. Hoopdriver. — N’en parlonsplus.

Il hésita, et saisit son guidon, pour remonter.

— C’est moi, — poursuivit-il, — qui aurais de quoi être désolé…— Devait-il se risquer ? Était-ce une impertinence ? Tantpis ! — … de n’être pas l’autre monsieur, vouscomprenez ?

Il essaya un petit sourire insinuant, et il eut l’immédiateconviction qu’il faisait tout simplement une grimace, que la jeunefille désapprouvait cette flatterie, qu’elle le méprisait. Penaudet mortifié, il lui tourna le dos, et se mit en devoir, biengauchement, de se jucher sur sa selle. Il y parvint non sans uneembardée terrifiante, et commença à pédaler, dirigeant son guidond’une façon déplorable, ne s’en rendant que trop compte, etremerciant le ciel d’avoir épargné à son amour-propre la honted’une culbute. À cause du danger qu’il y avait pour lui à seretourner, il ne put revoir la jeune personne, mais il se la figuraindignée et impitoyable. Il se reprocha de se conduire comme unsinistre idiot. Un homme devait être si prudent dans ce qu’ildisait aux jeunes femmes ; et lui, voilà qu’il se lançait, latraitait tout juste comme une servante de bar. Sa conduite étaitsans excuse. D’ailleurs, il avait toujours été un sot. Rien qu’à lamanière dont elle avait reçu sa malencontreuse phrase, on devinaittout de suite qu’elle ne le prenait pas pour un gentleman.D’un seul coup d’œil, elle avait vu clair à travers lui ettranspercé toutes ses affectations. Quelle folie de se risquer àaborder une jeune fille comme celle-là, d’une éducation siraffinée ! Et comme elle parlait bien aussi ! En mots sijolis, si correctement articulés ! Et lui, qui jacassait avecun affreux accent. Et cette dernière remarque, qu’il avait eu lagrossièreté de lui adresser : « Désolé de ne pas être l’autremonsieur, vous comprenez. » Quelle honte ! Il se traitait de «monsieur ». Que pensait-elle de lui ?

La vérité est que la Jeune Dame en Gris avait congédiéHoopdriver de ses pensées presque avant même qu’il eût disparu autournant du chemin. Non pas qu’elle pensât le moindre mal de lui :l’évident mélange de respect et d’admiration qu’il éprouvait pourelle ne l’avait pas le moins du monde offensée. Mais elle avait, ence moment, des choses autrement sérieuses pour occuper sesréflexions, des choses qui allaient influer sur tout le reste de savie. Lentement, elle reprit la route de Londres, poussant samachine. Elle s’arrêta.

— Oh ! mais, pourquoi donc ne vient-il pas ? —dit-elle, en frappant du pied avec pétulance.

Et, comme en réponse, voici que, descendant la colline parmi lesarbres, apparut l’autre cycliste en brun, à pied et menant samachine à la main.

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