La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 13DE L’ARTIFICIEL DANS L’HOMME ET DE L’ESPRIT DU SIÈCLE

Ces deux jeunes gens, — au fait, vous ai-je dit que l’hommes’appelait Beauchamp et la jeune fille Jessie Milton ? — vousles avez vus dehors ; vous les avez entendus parler ;vous les apercevez maintenant pédalant côte à côte, mais pas tropprès l’un de l’autre, et dans un silence gêné, sur le chemin deHaslemere : il me reste encore à vous introduire rapidement dansces curieuses petites chambres du conseil, à l’intérieur de leurscrânes, où leurs motifs tiennent séance et où leurs actes sontdiscutés et votés. Un plaisant, s’appuyant sur la proportioncroissante des têtes chauves et des yeux myopes, a conjecturé pourl’humanité future un avenir singulier. Aujourd’hui, a-t-il dit,quand un homme devient chauve, nous lui donnons une perruque ;quand il a des rides, nous les lui effaçons ; quand il perdses dents, nous appliquons sur ses gencives une fausse dent montéesur or. Qu’il perde un membre, et nous tenons à sa disposition unbeau bras ou une belle jambe tout neufs, confectionnés surmesure ; qu’il digère mal, et nous lui expédions dansl’estomac un fluide digestif artificiel : bile ou pancréatine,selon le cas. Les teints se modifient et se remplacent ; deslunettes obvient à l’inefficacité des globes oculaires, etd’imperceptibles faux diaphragmes sont introduits dans les oreillesaffaiblies. Ainsi ce plaisant passe en revue toute notre anatomie,jusqu’à ce qu’il ait confectionné un amas de fragments et delambeaux, un mannequin, tout un corps humain artificiel, avec àpeine un reste douteux de chair vivante caché quelque part, dans unrecoin. C’est à cela, affirme-t-il, que nous aboutirons.

Jusqu’à quel point une pareille substitution est possible, celane nous intéresse pas ici. Mais le diable, prenant pour truchementM. Rudyard Kipling, prétend que, dans le cas d’un certainTomlinson, la chose, tout au moins en ce qui concerne l’âme, a déjàété accomplie. Il fut un temps où les hommes avaient des âmessimples, des désirs aussi naturels que leurs yeux, une petite doseraisonnable de philanthropie, une petite dose raisonnable dephiloprogénitivité, de l’appétit, le goût du bien-être, une vanitédécente, une saine combativité, etc. Mais à présent l’éducationnouvelle et nos lectures ont changé tout cela. Une troupeinnombrable d’hypnotiseurs pédagogues, hypnotiseurs de la chaire etde la salle de conférences, hypnotiseurs du livre, hypnotiseurs dujournal, se sont abattus sur chacun de nous. « Ce sucre que vousmangez, nous disent-ils, c’est de l’encre, » et aussitôt nous lerejetons avec un dégoût infini. « Ce breuvage écœurant qu’est latâche quotidienne, c’est cela qui est le vrai bonheur, » et voilàque nous l’avalons avec tous les symptômes du plus vif plaisir. «Cet Ibsen, nous disent-ils, est mortellement ennuyeux ! » Surquoi nous bâillons à nous décrocher la mâchoire. « Pardon,reprennent-ils, mais cet Ibsen est à la fois profond et exquis. »Sur quoi nous rivalisons d’excès d’admiration.

Ainsi, quand nous ouvrons les têtes de ces deux jeunescyclistes, nous trouvons dans l’une et dans l’autre, en vérité,moins une âme qu’une surâme, une congestion d’idéesacquises, une kermesse de hautes et confuses pensées. La jeunefille est résolue à « vivre sa propre vie », ce qui est une phraseque vous n’êtes pas sans avoir déjà entendue. L’homme, par un effetd’hypnotisme analogue, est possédé tout entier par l’ambitioncontre nature d’être un « artiste », un personnage cynique etdétaché de tout scrupule humain. Il espère, entre autres choses,qu’il parviendra à éveiller la passion dans le cœur de la jeunefille ; et cela simplement parce qu’il a lu, dans les livres,que l’on devait éveiller la passion dans le cœur des jeunes filles.Il sait qu’elle admire ses brillants talents, et ne se doute pasqu’elle admire beaucoup moins la forme de sa tête. Il est un descritiques d’art les plus distingués de Londres ; il arencontré Jessie chez la belle-mère de celle-ci, la femme-auteur laplus célèbre : et vous les voyez à présent embarqués dansl’aventure. Mais déjà tous deux se trouvent à ce premier degré durepentir qui consiste, — comme probablement vous avez eu l’occasionde le découvrir par votre expérience personnelle, — à serrer lesdents et à se dire : « Je tiendrai bon. »

Ils continuent donc à pédaler côte à côte, mais avec, entre eux,une certaine contrainte qui ne promet guère pour le développementorthodoxe de leur aventure. Lui, s’aperçoit qu’il a agi avec tropde précipitation. Mais il sent que son « honneur » est enjeu ; et, par suite, tout en ayant conscience que sonignominie romanesque commence à se dédorer sensiblement, il méditele plan d’une nouvelle attaque.

Et la jeune fille ? Celle-là, en vérité, ne s’est pasencore éveillée à la vie. Tous ses motifs sont livresques, écritspar un syndicat accidentel d’auteurs, — poètes, romanciers,biographes, — sur la page blanche de son inexpérience. Unesurâme artificielle, voilà ce qu’elle est pour le moment :une surâme qui pourrait fort bien se briser, un de cesjours, et révéler une personne humaine. Elle en est encore à cettephase écolière où un vieil homme bavard est jugé plus intéressantqu’un jeune homme silencieux, et où elle est prête à penser qu’iln’y a point pour une jeune fille de plus belle ambition que, parexemple, celle d’acquérir la gloire dans les mathématiques, ouencore de diriger un journal quotidien. Beauchamp lui a précisémentpromis de l’aider à satisfaire cette ambition de la façon la plusexpéditive ; et à présent vous l’avez vu, voyageant avec elle,lui débitant des phrases énigmatiques sur la « passion », luijetant d’étranges coups d’œil dont elle est tout embarrassée, etmême une fois, — c’est ce qui a été jusqu’ici sa plus graveoffense, — s’offrant à l’embrasser. Du reste, il s’en est excusé.Les voilà repartis ensemble. Et la jeune fille ne fait encore qued’entrevoir vaguement le mauvais pas où elle s’est engagée.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer