La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 12UN INTERMÈDE

Et maintenant laissons pour quelque temps M. Hoopdriver dans lesrues obscures de Midhurst, et revenons aux deux personnes que nousavons vues debout près du pont du chemin de fer, entre Milford etHaslemere. L’une d’elles était une jeune fille de dix-huit ans,brune, avec de beaux traits, un teint délicieux, et les yeuxnaturellement brillants, mais dont l’éclat se trouvait encore avivépar les larmes qui les remplissaient. L’homme pouvait avoirtrente-trois ou trente-quatre ans ; il était blond, avec ungrand nez surplombant sa moustache jaune, et des yeux d’un bleupâle. Il se tenait très droit, les jambes écartées, une main sur sahanche, dans une attitude à la fois agressive et provocante.L’interruption inattendue de leur querelle avait tari les larmes dela jeune fille. Dès que Hoopdriver eut cessé d’être en vue, l’hommetaquina son abondante moustache, et regarda flegmatiquement sacompagne qui continuait à baisser les yeux, obstinément résolue àne pas parler la première.

Vous voyez ! — dit-il. — Votre conduite vous faitremarquer.

Elle se retourna vers lui, les joues enflammées, les poingsserrés.

— Abominable coquin ! — lança-t-elle, suffoquant et tapantle sol de son petit pied.

— Abominable coquin ? Mais, ma chère petite, il estpossible que je sois un coquin… Qui ne le serait pas ?… Pourvous avoir… Ma chère petite ! Comment osez-vous me parler decette façon ?… Vous… Je ferais n’importe quoi pour…

— Oh ! — s’indigna la jeune fille.

Il y eut une nouvelle pause. Elle le regardait maintenant bienen face, de ses yeux rayonnant de colère et de mépris. Il rougit unpeu, caressa de nouveau sa moustache, et, à grand effort, réussit àgarder son calme.

— Soyons raisonnables ! — dit-il.

— Raisonnables ? Vous entendez par là tout ce qu’il y a aumonde de plus bas, de plus lâche, et de plus répugnant.

— Vous voilà bien encore, avec vos façons de généraliser. Maisvoyons, résumons un peu notre situation véritable, si cette formulevous plaît mieux.

Elle se borna à faire un geste d’impatience.

— Donc, — fit-il, — vous avez pris la fuite en ma compagnie.

— Je suis partie de chez moi, —corrigea-t-elle, avec dignité. —Je suis partie de chez moi parce que la vie qu’on m’y faisait étaitintolérable ; parce que cette femme…

— Oui, oui. Mais il n’en est pas moins vrai que vous vous êtesenfuie avec moi.

— C’est vous qui avez voulu venir avec moi. Vous avez prétenduêtre mon ami. Vous m’avez promis de m’aider à gagner de quoi vivre,en faisant de la littérature. C’est vous qui m’avez dit : «Pourquoi un homme et une jeune femme ne vivraient-ils pas enamis ?» Et à présent vous osez… vous osez…

— En vérité, Jessie, vous affectez là une pose d’innocenceoutragée…

— Je vais m’en retourner. Je vous défends… je vous défends de meretenir !

— Un moment, s’il vous plaît ! Je m’étais toujours imaginéque ma petite élève avait au moins du bon sens. C’est que vous nesavez pas encore tout, voyez-vous. Écoutez-moi un moment.

— Ne vous ai-je pas écouté ? Et vous n’avez fait quem’insulter. Vous qui ne me parliez que d’amitié, de camaraderie,sans jamais faire allusion à rien au-delà !

— Pardon, j’ai fait quelques allusions, et vous les avez fortbien prises. Vous saviez ce qu’il en était, vous le saviez. Et vousy consentiez. Que dis-je ? C’était cela qui vous plaisait.Vous saviez que je vous aimais, et que je ne pouvais pas vous enparler. Vous avez joué avec cela.

— Oui, c’est ce que vous m’avez déjà dit tout à l’heure. Est-ceainsi que vous prétendez vous justifier ?

— Et ce n’est pas tout. Écoutez, je vais mettre les choses aupoint, puisque vous m’y forcez. Je vous ai donc suggéré l’idée decette expédition, je vous ai rejointe, et je vous ai raconté quej’avais une sœur à Midhurst, chez qui je vous conduirais. Eh !bien, cette sœur, je l’ai inventée. Je n’ai pas de sœur. Etsavez-vous pourquoi j’ai fait cela ?

— Oui, pourquoi ?

— Pour vous compromettre.

Elle sursauta sous la surprise de cette révélation. Pendant unedemi-minute, aucun des deux n’ouvrit la bouche. Puis la jeune fillerépliqua d’un ton de défi :

— Pour me compromettre, vraiment ? Vous ni m’avez pascompromise le moins du monde. Je reconnais que je me suis conduitecomme une sotte…

— Oh ma chère petite, vous n’êtes encore qu’une enfant, et vousignorez la pratique du monde. Mais vous l’apprendrez vite. Avant devous mettre à écrire tous ces romans dont nous avons tant parlé,vous aurez beaucoup à apprendre. Ainsi, il y a un détail…

Il hésita un instant, puis reprit :

— Vous avez tressailli et rougi, tout à l’heure, à déjeuner,quand cet homme vous a appelée « Madame ». C’était une mépriseamusante, avez-vous pensé, et vous n’avez pas protesté, parce qu’ilétait jeune et troublé… et, pourtant, la pensée d’être ma femmeoffensait votre modestie. Mais c’est moi-même, voyez-vous, qui vousavais inscrite sous le nom de Madame Beaumont…Parfaitement, Madame Beaumont, — répéta-t-il, en tirant samoustache jaune et en guettant l’effet de ses paroles.

Interdite, elle continua à le regarder dans les yeux.

— Allons, — proféra-t-elle enfin, lentement, — je commence àm’instruire.

Il crut le moment venu pour une attaque sentimentale.

— Jessie, — dit-il, en changeant soudain de voix, — je sais quetout cela est bas et vil. Mais pouvez-vous penser que j’aie recouruà ce subterfuge pour un autre objet que…

Elle ne semblait pas l’avoir entendu.

— Je m’en retourne à la maison ! — déclara-t-ellebrusquement.

— Auprès de cette femme ?

Elle ferma les yeux.

— Songez seulement à ce qu’elle vous dirait, après ceci ! —ricana-t-il.

— En tout cas, il faut que nous nous quittions de suite.

— Oui. Et vous allez… ?

— Je vais quelque part où je puisse gagner ma vie, être unefemme libre, et échapper aux conventions…

— Ma chère enfant, parlons sérieusement. Vous n’avez ni argent,ni crédit. Personne ne voudra vous recevoir. Vous n’avez le choixqu’entre deux partis : retourner chez votre belle-mère ou… vousfier à moi.

— Non ! Cela, désormais, je ne le peux plus !

— Alors, il faudra que vous retourniez auprès d’elle. Il se tutun moment, comme pour lui permettre de peser ce qu’il venait dedire.

— Jessie, — reprit-il, — ne tenez aucun compte de mes paroles detout à l’heure. Je vous jure que j’avais perdu la tête. Par pitié,pardonnez-moi, et je vous promets…

— Comment pourrais-je avoir encore confiance en vous ?

— Mettez-moi à l’épreuve. Je puis vous assurer… Mais elle ledévisageait d’un regard méfiant.

— Du moins, — fit-il, — continuons notre route ensemblemaintenant. Ne trouvez-vous pas que nous sommes restés assezlongtemps à l’ombre de cet horrible pont ?

— Oh ! laissez-moi réfléchir, — gémit-elle, se détournantde lui, et pressant son front dans sa main.

— Réfléchir ! Écoutez, Jessie. Il est dix heures. Concluonsune trêve jusqu’à une heure.

Elle hésita, discuta les conditions de la trêve, et finit parconsentir.

Ils remontèrent sur leurs machines, et pédalèrent en silence,sous le beau soleil. Tous deux éprouvaient une sensation affreusede malaise et de désappointement. La jeune fille, toute pâle, étaitpartagée entre la colère et la crainte. Elle se rendait comptequ’elle s’était mise dans un mauvais cas, et s’efforçait en vaind’imaginer un moyen d’en sortir. Une unique pensée demeurait en sonesprit, quoi qu’elle fît pour l’en chasser : elle avait fait cetteabsurde et intempestive découverte que la tête de son compagnonressemblait singulièrement à une noix de coco albinos. Lui aussi sesentait déçu. Il constatait que ses romanesques tentatives deséduction produisaient, inopinément, un effet pitoyable : mais cen’était, il est vrai, que le commencement. Chaque journée de plus,passée avec la jeune fille, était, pour lui autant de gagné.Peut-être les choses paraissaient-elles pires qu’elles n’étaient enréalité : hypothèse qui comportait quelque consolation.

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