La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 29L’HUMILIATION DE MONSIEUR HOOPDRIVER

Le lundi matin, les deux fugitifs prirent leur petit déjeuner àBlandford, au Faisan Doré. Ils exécutaient, dans le comtéde Dorset, un mouvement tournant très compliqué, afin d’atteindreRingwood où Jessie attendait la réponse de sa maîtresse depension.

Depuis près de soixante heures, les jeunes gens se trouvaientensemble, et, pendant ce temps, les sentiments de M. Hoopdriveravaient subi une intensification et des développementsconsidérables.

Au début, Jessie n’avait été qu’une esquisse impressionnistedans son esprit, quelque chose de féminin, d’actif, d’éblouissant,quelque chose de fabuleusement au-dessus de lui, jeté en sacompagnie par un destin bienveillant. Sa première idée avait été,comme vous le savez, de s’élever au niveau de la jeune dame en seprétendant plus exceptionnel, plus riche, mieux éduqué et surtoutmieux né qu’il n’était. Sa connaissance de l’âme féminine provenaitpresque entièrement des jeunes personnes qu’il coudoyait dans sonmagasin, et, dans cette classe, comme chez les militaires et lesdomestiques de bonne maison, la bonne vieille tradition d’un brutalexclusivisme social est religieusement maintenue. Hoopdriver avaitune peur intolérable que Jessie le prît pour un « imbécile ». Plustard, il commença à distinguer ses idiosyncrasies. À un magnifiquemanque d’expérience, elle joignait un splendide enthousiasme pourdes idées répondant au signalement des plus audacieuses, et laforce de sa conviction était telle qu’elle emporta complètementHoopdriver. Elle annonçait avec emphase son projet de « vivre sapropre vie », et lui, profondément troublé, songeait à prendre desrésolutions similaires. Aussitôt qu’il eut entrevu la teneur de cesthéories, il constata que, depuis ses plus tendres années, il avaiteu les mêmes idées.

— Il est bien certain, — acquiesça-t-il, dans un accès d’orgueilmasculin, — que l’homme est plus libre que la femme ; dans lescolonies, voyez-vous, il y a moitié moins de conventionnalisme quedans la société de ces pays-ci.

Il était ravi qu’elle se fût fait de son courage physique une sihaute opinion, et son inquiétude secrète se dissipait.

À deux ou trois reprises, il s’essaya à paraître affranchi desconventions, sans se douter qu’il se révélait au jugement de sacompagne comme un esprit à idées étroites. Supprimant une habitudedatant du plus loin de son enfance, il n’émit aucune propositiond’aller à l’église et discuta d’une manière détachée les cérémoniesreligieuses.

— C’est une habitude, — déclara-t-il, — une coutume, toutsimplement. Je ne vois pas quel bien ça peut faire, vraiment.

Il débita aussi toute une série d’excellentes plaisanteries surle chapeau haut de forme, le « tuyau de poêle », plaisanteriesqu’il avait lues dans les « mots pour rire » de son journal. Maisil témoigna de sa bonne éducation en gardant ses gants pendanttoute cette journée du dimanche et en jetant avec ostentation unecigarette à peine à demi fumée quand ils passèrent devant uneéglise où entraient les fidèles. Il évita soigneusement lesconversations littéraires, se contentant d’allusions badines etflatteuses, puisqu’elle allait bientôt écrire des livres.

C’est grâce à l’initiative de Jessie qu’ils assistèrent auservice dominical dans la galerie de la vieille église deBlandford. La conscience de Jessie, nous pouvons le divulguer,endurait à présent de douloureux tiraillements. La jeune fille serendait compte que les choses ne s’arrangeraient pas exactementcomme elle se l’était promis. Elle avait lu Olive Schreiner, GeorgeEgerton et autres, avec ce désir de compréhension parfaite d’unefemme qui, au point de vue des émotions, n’est encore qu’uneenfant. Elle savait que ce qu’il fallait faire, c’était de prendreun appartement à Londres, d’aller tous les jours à la Bibliothèquedu British Museum, et d’écrire des articles pour lesgrands journaux, en attendant de trouver mieux. Si, au lieu de seconduire outrageusement, l’abominable Beauchamp avait tenu sespromesses, tout aurait bien été. Désormais, elle n’avait plusd’espoir qu’en cette femme aux idées larges, miss Mergle, qui,l’année précédente, l’avait lâchée dans le vaste monde, pourvued’une éducation achevée. En se séparant d’elle, miss Mergle luiavait recommandé de vivre loyalement et sans crainte, et, pourl’aider à franchir les passes dangereuses de l’adolescence, l’avaitmunie des Essais d’Emerson et de l’Histoire de laRépublique hollandaise de Motley.

Les sentiments que Jessie éprouvait pour le foyer de sabelle-mère, à Surbiton, se résumaient en une aversion violente. Iln’y a pas au monde de femmes plus solennelles et plus sérieuses queces intelligentes jeunes filles chez qui la culture scolastique aretardé le développement des coquetteries féminines. Nonobstant leton avancé du roman antimatrimonial de Thomas Plantagenet, Jessieavait rapidement percé à jour les manèges aimables de l’aimabledame. La variété des poses nécessaires pour faire manœuvrer lecorps des cavaliers servants rebutait Jessie à un degré absolumentdéraisonnable. Toutes ces simagrées étaient si platementinsignifiantes ! Aussi, retourner à cette vie d’irréalitéridicule, capituler sans conditions devant le « conventionnalisme», paraissait une perspective exaspérante. Cependant, à quelleautre alternative se résoudre ?

Vous admettez donc qu’elle fût parfois morose, — humeur que soncompagnon respectait en un silence attentif, — et parfois disposéeà vitupérer éloquemment l’ordre des choses existant. Elle étaitsocialiste, apprit Hoopdriver, qui laissa vaguement deviner qu’ilallait plus loin encore, indiquant par là rien moins que leshorreurs de l’anarchie. Il aurait volontiers avoué avoir pris partà l’attentat du Palais d’Hiver, s’il avait eu la moindre idée dulieu où se trouvait ledit palais et la certitude qu’il eût été lethéâtre d’un attentat. Il fut cordialement d’accord avec elle quandelle proclama que la condition présente des femmes étaitintolérable, mais il se retint juste au moment où il allait émettrecette proposition, qu’une « demoiselle » ne devait pas croirenéanmoins qu’un « employé » dût abandonner une vente sérieuse pourlui atteindre des cartons.

Jessie était préoccupée à l’excès de ses propresperplexités ; en outre, elle craignait fort d’être rattrapée :voilà réellement ce qui empêcha M. Hoopdriver de se dévoiler telqu’il était, pendant les journées du samedi et du dimanche. Il yavait, dans toute sa personne, quelque chose d’illogique, dedisloqué, d’incohérent, que la jeune fille était incapabled’analyser et même de remarquer.

Une fois ou deux, pourtant, il y eut des incidents qui luidonnèrent le vertige et provoquèrent des questions qui laissaientpressentir le soupçon. Trois fois il s’aventura dans desréminiscences sud-africaines qui étaient pleines de crevasses etd’où il s’échappa par miracle. En particulier, il pataugea dans uneinextricable histoire de nègres attaquant leur « maison », razziantles autruches, le bétail, la volaille, et toute la lessive de samère, « raflant tout ce qui leur tombait sous la main » ;puis, c’était la poursuite des voleurs par son père, par lui-mêmeet par son frère survenant tous trois à point nommé, et guidés dansla nuit par les reflets blancs du linge qu’emportaient lesmaraudeurs. Elle jugea le fait « étrange ». Étrange ! Et commeune chose en amène une autre, la lessive, mentionnée par hasard,avait été d’excellente ressource quand elle lui avait demandécomment on pouvait poursuivre des nègres dans la nuit.

— Ça n’est guère facile, — avait-il bredouillé, et c’est alorsque le linge blanc l’avait sauvé.

Mais, si elle y réfléchissait, comme tout cela lui sembleraitsaugrenu.

Dans la nuit du dimanche au lundi, sans raison concevable, uneagitation insolite le tint éveillé. D’une façon inexplicable, il serendait compte qu’il était un odieux menteur. Sur le matin, ilrepassa mentalement la série de ses turpitudes, s’enfuit à toutesjambes devant une bande de Matabélés indignés et vêtus de draps etde torchons ; et quand il essaya de détourner son esprit deces cauchemars, ce fut le problème financier qui les remplaçasoudain. Il entendit sonner deux heures, trois heures…

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