La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 3LE REMARQUABLE ÉPISODE DE LA JEUNE DAME EN GRIS

M. Hoopdriver n’était assurément, en aucune façon, un de nos «jeunes gens dans le mouvement ». Il considérait le sexe féminincomme quelque chose que l’on salue à distance respectueuse, parcrainte du danger. Des années d’inapprochable intimité avec desdames, derrière un comptoir, laissent une empreinte sur leur homme.Quand, par hasard, le dimanche, M. Hoopdriver emmenait une de sescollègues à l’église, c’était pour lui toute une aventure. Iln’avait rien du mauvais sujet ni du bourreau des cœurs. Mais,parfois, j’ai pensé que sa machine devait être un peu ensorcelée,qu’il existait un aimant particulier dans le métal dont elle étaitfaite. Après tout, qui saurait divulguer son mystérieuxpassé ? Notre héros l’avait achetée, de seconde main, à Hare,le revendeur de Putney, qui convint qu’elle avait eu déjà plusieursmaîtres. En fait, « de seconde main » était un euphémisme ;Hare fut quelque peu ébahi de trouver acheteur pour une pareilleantiquaille. Il assura qu’elle était parfaitement solide, d’unmodèle légèrement ancien, mais il ne souffla mot du caractère moralqu’elle pouvait dissimuler. Qui sait si elle n’avait point commencésa carrière avec un poète, au temps de sa glorieuse jeunesse ?Peut-être même fut-elle le véhicule d’un homme véritablementdévergondé, dissolu, dépravé. Nul de ceux qui ont jamais monté unebicyclette ne me démentira, en tous cas, si je dis que cesmachines-là ont une disposition inexplicable à acquérir demauvaises habitudes, — et à les garder.

C’est chose indéniable que la bicyclette de M. Hoopdriver futtourmentée des plus violentes convulsions dès qu’apparut àl’horizon la Jeune Dame en Gris. Aussitôt, elle commença une sériesans précédents de sinuosités et de brusques crochets, — sansprécédents, du moins dans l’expérience de son possesseur actuel.Celui-ci, de plus, dut constater que sa casquette était sur lepoint de tomber, et que son reste de respiration allait luimanquer.

La Jeune Dame en Gris, elle aussi, montait une bicyclette, et lesoleil, derrière elle, dessinait en or ses contours, laissant lesdétails dans l’ombre. Hoopdriver eut l’impression qu’elle étaitjeune, mince et brune, avec un teint brillant et des yeux animés.Le guidon de sa machine étincelait ; le timbre reflétait, avecun éclat aveuglant, un grand faisceau de lumière. Son costume étaitd’un superbe gris bleu, mais quelle forme bizarre avait donc lajupe ? M. Hoopdriver, étant du métier, avait entendu parlerdes modèles spéciaux pour dames, — des modèles français,naturellement. Elle suivait un petit chemin qui venait des villasde Surbiton, et gagnait la grande route à angle aigu. Elle allait àpeu près à la même allure que M. Hoopdriver. Les apparencesannonçaient une rencontre imminente.

Alors un affreux conflit de doutes s’empara de notre héros.Comparée à l’aisance de cette jeune femme, sa façon de monter étaitgrotesque. Ne ferait-il pas mieux de descendre tout de suite, enfeignant de réparer une avarie imaginaire à la pédale, parexemple ? Oui, mais l’issue même d’une descente étaitincertaine. La dernière fois, en présence du garde ! Et,d’autre part, s’il continuait à avancer, que se passerait-il ?Aller très lentement ? C’était abdiquer sa supérioritémasculine. Et puis la jeune cycliste elle-même ne marchait pas trèsvite. Par contre, s’élancer devant elle, lui brûler la politesse,quelle grossièreté ! — sans parler du danger. Son éducationprofessionnelle l’avait accoutumé à s’incliner et à s’effacer. Si,au moins, il avait pu lâcher le guidon d’une main et soulever sacasquette, au passage, tout était sauvé ! Mais ce geste simplene rappelait-il pas trop le salut silencieux d’un convoifunèbre ?

Or, pendant ces réflexions, les deux distances se rapprochaient.La jeune personne, qui observait notre héros, avait le sang auxjoues, les cheveux un peu dénoués, et des yeux très brillants. Leslèvres rouges s’entrouvrirent, peut-être dans l’effort de gagner devitesse M. Hoopdriver, mais on pouvait tout aussi bien croire à unsourire discret. Et notre touriste constata soudain que cereprésentant du sexe faible portait une jupe-culotte. N’était-cepas une audace immodeste, indécente même ? Il éprouva un désirirrésistible d’échapper à l’inconnu d’une situation risquée.L’instant pressait, le choix d’un parti s’imposait. Tout à coup, M.Hoopdriver se mit à pédaler frénétiquement, avec l’intention depasser le premier. Il roula sur un fragment de tôle qui s’engageaentre la roue d’avant et le garde-boue. La bicyclette se dirigeamalgré lui vers la droite. Quel démon la possédait ?

À ce moment suprême, il se dit qu’après tout il aurait mieuxfait de descendre. Il essaya de virer tout à fait, mais, craignantde tomber, il redressa vivement son guidon, le tournant, d’unmouvement instinctif, beaucoup trop sur la gauche, et réussit àpasser derrière la jeune personne, en frôlant dangereusement saroue. Le rebord du trottoir attendait l’acrobate. Il voulutrétablir sa direction, mais franchit l’obstacle trop proche etdonna tête baissée dans une palissade en planches. Le choc lui fitquitter la selle ; il bascula de côté et d’autre, et se trouvaenfin assis sur le gravier, les jambes entre la fourche et la sellede sa machine. Le contact avec le sol l’avait secoué des pieds à latête. Il restait dans cette position, regrettant de ne s’être pointcassé le cou, regrettant plus cordialement encore d’être jamaisné.

Toute sa joie de vivre s’en était allée. Un Duc, envérité ! Ah ! les femmes !

M. Hoopdriver perçut un doux frémissement, le déclic d’un frein,le bruit de deux pieds tombant à terre ; et la Jeune Dame enGris, tenant sa machine, était debout près de lui. La chaudelumière du soleil l’éclairait en plein.

— Vous êtes-vous blessé ? — demanda-t-elle.

Elle avait une voix charmante, claire, juvénile, et vraimentelle était toute jeune, presque une fillette. Et elle pédalait déjàsi bien ! Amère pensée pour notre héros ! M. Hoopdriverse releva aussitôt.

— Pas du tout ! — balbutia-t-il, prêt à s’excuser, avec lapénible conscience du fâcheux effet que devaient produire, sur uncomplet Norfolk, de larges placards de terre. — Je suis vraimentdésolé…

— C’est entièrement ma faute, — dit-elle, l’interrompant. — J’aivoulu vous dépasser du mauvais côté. C’est à moi d’êtredésolée.

— Mais, c’est ma direction qui…

— J’aurais dû voir tout de suite que vous étiez novice, —reprit-elle, avec une nuance de supériorité. — Et pourtant, vousmarchiez si droit, et si vite, là-bas…

En vérité, elle était diablement jolie. M. Hoopdriver tremblaitd’émotion, corps et âme. Quand il parvint à reprendre la parole, ilmit dans sa voix une certaine note de distinctionaristocratique.

— Il se trouve, en effet, que c’est la première fois que jemonte. Mais cela ne saurait être une excuse pour mon… pour monerreur…

— Votre doigt saigne ? — fit-elle, brusquement. En effet lajointure d’un de ses doigts était écorchée.

— Je n’ai rien senti, — reprit-il, virilement.

— Oui, on ne sent rien sur l’instant. Avez-vous dutaffetas ? Sinon…

Appuyant contre elle sa machine, la jeune personne tira d’unepetite poche latérale un paquet de taffetas et une paire de ciseauxdans un étui. Elle découpa une large bande de l’étoffe gommée.Hoopdriver éprouva une tentation folle de la prier d’enroulerelle-même la bande autour de son doigt, mais il se retint.

— Merci beaucoup ! — se contenta-t-il de dire.

— Pas d’accident à la machine ? — demanda-t-elle enreluquant le malheureux véhicule toujours à terre.

Pour la première fois, Hoopdriver ne se sentit pas fier de samachine. Il se retourna, et se mit en devoir de la ramasser.Soudain, il regarda par-dessus son épaule : l’inconnue étaitpartie. Il se tourna vers la route : l’inconnue était remontée sursa bicyclette, et s’éloignait.

— La v’là filée, — se dit Hoopdriver. — Tant pis ! Tuparles d’une pelle, alors ! — Dans ses soliloques privés, M.Hoopdriver ornait rarement son discours de raffinementsaristocratiques.

Son esprit tourbillonnait. Un fait, pourtant, était clair : unedélicieuse créature humaine avait traversé son horizon un instant,et, de nouveau, disparaissait de sa vie. La folie de la libertés’emparait de lui… Et voici que l’inconnue s’était retournée pourle voir !

Aussitôt, il porta précipitamment sa machine sur la route, et,en hâte, essaya de remonter en selle : insuccès ! Nouveleffort. Mille diables ! Ne pourrait-il jamais plus regrimpersur ce maudit clou ? Encore une minute, et l’élégante cyclisteserait hors de vue. Un autre effort. Ah ! Il tient la pédale.Non !… Cette fois, il y est bien. Il saisit le guidon etbaisse la tête. Coûte que coûte, il la rattrapera.

La situation était vieille comme le monde. L’homme, pour unmoment, prévalait sur sa superstructure civilisée, le calicot.Hoopdriver pédalait avec une violence archaïque. Tel, jadis, lemâle de l’âge de pierre devait avoir poursuivi la créature quireprésentait pour lui l’Éternel Féminin. Déjà, la jeune femme avaitdisparu au tournant de la route ; mais l’effort de notre hérosn’en devint que plus titanique.

Que lui dirait-il, quand il l’aurait rattrapée ? Ce soucine le préoccupa guère au début. Comme elle lui avait paru belle,animée par l’effort de la course, respirant un peu vite, mais siactive et si élastique !

Tout de même, qu’allait-il lui dire ? C’était là leproblème ennuyeux. Inutile de penser à la saluer en soulevant sacasquette, sans risquer une répétition de la honte de tout àl’heure. Ah ! Celle-là était une jeune fille du monde. Pasd’erreur là-dessus. Ce n’était pas une de ces banales demoisellesde magasin. (Il n’y a pas au monde de plus profond mépris que celuides employés de magasin pour les demoiselles de magasin, si cen’est celui des demoiselles pour les susdits employés.) Ah !Cette fois, au moins, il pédalait pour de bon. Si seulement il n’yavait pas cette maudite gêne autour des genoux.

— Pourrai-je savoir à qui je suis redevable de ce bonservice ? — se murmurait-il à lui-même, d’une voix haletante,par manière d’essai et de répétition. Oui, cela irait fort bien,comme entrée en matière. Et quelle chance qu’il eût emporté descartes de visite ! Un shilling le cent, prêtes à laminute ! Il avançait, mais le souffle commençait à luimanquer. Enfin, il arriva au tournant : il aperçut la longue route,devant lui, et une forme grise toute petite à l’horizon. Il serrales dents. Avait-il seulement gagné un peu sur elle ?

— Tiens, un singe sur un gril ! — cria un gamin, aupassage.

Hoopdriver redoubla d’énergie. Sa respiration devenait bruyante,sa direction indécise, ses coups de pédale positivement féroces.Une goutte de sueur lui entra dans un œil, irritante comme unacide. Pas d’illusion possible, la route montait. Exténué, il fitcependant un dernier et terrible effort, qui l’amena à un autretournant, et lui montra un autre morceau de la route, mais,hélas ! vide, sauf qu’il y vit venir dans le lointain unevoiture de boulanger.

— Sapristi ! — pesta Hoopdriver, en ralentissant.Décidément, la jeune femme n’était plus en vue. Il descendit commeil put, et, pendant un instant, il lui sembla que ses jambess’étaient changées en rouleaux de coton. Il s’assit, toutpantelant, sur le gazon de la route, après y avoir traîné samachine. Les veines de ses mains saillaient comme des cordes. Iltremblait pitoyablement et soufflait comme un bœuf.

— Je ne suis pas encore tout à fait entraîné, — songea-t-il.

Maintenant ses jambes étaient devenues de plomb.

— Si encore je pouvais manger un morceau.

Il tira de sa poche un étui à cigarettes tout flambant neuf etun paquet de cigarettes également intact. Il remplit l’étui. Puis,son œil se reposa avec complaisance sur ses beaux bas à carreaux,et il se plongea dans de profondes méditations.

— C’était tout de même une superbe fille ! — se dit-il. —Je me demande si je la reverrai jamais. Et en voilà une qui savaitmonter ! Qu’a-t-elle pensé de moi ?

La phrase du garde lui revint en mémoire, avec une certainesaveur consolante : « Monsieur le Duc. »

Il alluma une cigarette, et resta assis, fumant et méditant. Ilne prenait même pas la peine de lever la tête quand des voiturespassaient. Cela dura bien dix minutes. Enfin, il se secoua de sonrêve.

— Bah ! Quelle sottise ! — marmotta-t-il. — À quoi bonpenser à des choses pareilles ? Je ne suis malgré tout qu’unemazette d’employé de nouveautés.

À vrai dire, il se servit d’un terme plus énergique que mazette.La profession de vendeur de nouveautés peut adoucir et polir lesmanières extérieures, mais le dortoir commun est une assez fâcheuseécole de politesse et de morale.

Il se remit sur pied, et, poussant sa machine, prit le cheminqui menait à Esher. La journée, décidément, allait être très belle.Les arbres, les haies, les prés paraissaient enchanteurs à sesyeux, fatigués de la ville. Mais l’enthousiasme du départ s’étaitquelque peu modifié.

— Regarde le beau Monsieur avec sa bicyclette, — zézaya unebonne d’enfant à un bébé dans sa voiture.

Cette simple phrase lui fit du bien.

— Un beau Monsieur avec sa bicyclette ! Un Duc ! Aufond, je ne dois pas marquer trop mal, — se dit-il complaisamment.Mais comme j’aimerais à savoir…

Il éprouva aussi un vif soulagement à découvrir, dans lapoussière de la route, la trace droite et ferme laissée par unpneumatique. Sûrement c’était elle et sa machine. Personne d’autren’était passé par là récemment, avec un pneumatique. Peut-être lareverrait-il encore ? Peut-être allait-elle repasser ?Probablement une « émancipée », une de ces « femmes nouvelles »,dont on parlait tant dans les journaux comiques. Il eut lesentiment qu’on devait les calomnier. En tout cas, c’était sûrementune personne comme il faut. Et riche, aussi. Sa machine ne pouvaitpas lui avoir coûté moins d’une affaire de vingt livres. Et, denouveau, la pensée de notre héros s’attarda sur le galbe de lavoyageuse. Somme toute, la jupe-culotte lui allait fort bien, sanslui donner un air masculin. Quels yeux ! Et quelle voix !Puis, brusquement, les réflexions d’Hoopdriver prirent une autredirection. Ce qui était sûr, c’est qu’à la première auberge il seferait servir quelque chose à manger.

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