La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 18LA CRISE DE BOGNOR

Le séduisant Beauchamp allait se décider à précipiter la crise.Il s’était engagé dans cette affaire par humeur romanesque,immensément fier de sa perversité, et d’ailleurs aussi amoureux deJessie que pouvait l’être la surâme artificielle qui lerecouvrait. Mais, ou bien Jessie était la plus rouée des coquettes,ou bien elle n’avait pas en elle le moindre élément de Passion(avec un P majuscule). Cette attitude contrecarrait toutes lesidées que Beauchamp avait de lui-même et de la natureféminine, et il était stupéfait de constater que, malgrétout ce que les circonstances pouvaient avoir pour elle deflatteur, la jeune fille restât si dépourvue de vitalité. Safroideur persistante, son mépris plus ou moins déguisé pour luil’exaspéraient au plus haut degré. En vain il se répétait queJessie ferait perdre patience à un saint, en vain il essayait de seconvaincre que c’était chose piquante et agréable d’avoir à vaincreun cœur aussi résistant, sans cesse sa vanité blessée saignait pluscruellement. Le fait est que, sous l’influence de cette irritationcontenue, Beauchamp revenait à l’homme qu’il était par nature : etl’homme qu’il était par nature, en dépit d’Oxford et du Club de laJeune Critique, se rapprochait fort d’une créature de l’âge depierre, avec des instincts primitifs et des méthodes violentes.

— Je finirai bien par avoir raison de toi ! — pensait-il aufond de son cœur, et chaque fois avec plus d’entêtement.

Puis, il y avait cet infernal détective. Beauchamp avait racontéà sa femme qu’il allait à Davos, voir son ami Carter. Ils’imaginait qu’elle s’était plus ou moins résignée à cela : tandisque la façon dont elle prendrait ce nouvel exploit l’inquiétaitbeaucoup. Mme Beauchamp avait, sur la morale, des vuesparticulières, et mesurait la gravité de l’infidélité conjugaleselon qu’elle en était ou non la victime. Hors de sa présence et àson insu, à l’insu surtout des autres femmes de ses relations, toutvice de l’espèce reconnue était, puisqu’on ne pouvait faireautrement, toléré chez ces créatures débiles et méprisables : leshommes. Mais, en ce moment, c’était pratiquer le vice sur lesgrandes routes ! Immanquablement, elle ferait une scène, et M.Beauchamp était d’autant plus tourmenté que c’était sa femme quidétenait l’argent et qu’elle n’était déjà que trop disposée à lelaisser à court. Du moins, il décida, héroïquement, selon lui, que,le mal étant fait, mieux valait maintenant aller jusqu’au bout. Lavision d’une sorte de matrone Valkyrie harcelait son imagination etl’air était plein de rumeurs de poursuite et de vengeance.Toutefois, l’idylle occupait encore le devant de la scène. Cemaudit détective avait été dépisté, semblait-il, ce qui donnait aumoins une nuit de répit. Il s’agissait maintenant de brusquerl’issue de l’affaire.

À huit heures, ce soir-là, dans une salle à manger réservée del’Hôtel de la Vigogne, à Bognor, la crise avait éclaté, etmaintenant Jessie, toute rouge de colère et le cœur défaillant, sepréparait à soutenir un nouveau combat, grave et décisif.Beauchamp, cette fois, usant d’un subterfuge, avait réussi à faireinscrire sa compagne sur le registre de l’hôtel sous le nom de «Mme Beaumont ». Jusque-là, cependant, sauf qu’elle avait refuséd’entrer dans la chambre qu’on leur avait offerte, elle avaitconservé les apparences devant le maître d’hôtel. Mais le dîneravait été lugubre. Pendant le repas, la jeune fille avait, tour àtour, fait appel aux bons sentiments de son suborneur, et exposédes plans extravagants de fuite.

L’homme était blême, et sa rage frémissante se laissait voirsous l’affectation de son sourire pervers.

— Je sais où est la gare, — dit-elle. — Je vais m’en aller.

— Il n’y a plus de train nulle part après 7 heures 42.

— Je m’adresserai à la police.

— On voit bien que vous ne la connaissez pas.

— Je dirai tout à ces gens de l’hôtel.

— Ils vous mettront dehors. Vous ne vous rendez pas compte de lafausse position où vous vous trouvez. Les braves gens de ce pays,voyez-vous, ne comprennent pas encore que l’on veuille… vivre endehors de toute convention, comme vous dites.

Elle tapa du pied.

— Quand je devrais errer dans les rues toute la nuit… —commença-t-elle.

— Vous qui n’êtes jamais sortie seule après le coucher dusoleil ? Vous ne vous doutez pas de ce que sont les rues d’uncharmant petit lieu d’excursion comme celui-ci…

— N’importe ! — s’obstina-t-elle. — Je vais aller trouverle pasteur d’ici.

— Un charmant homme ! Célibataire, justement, etd’ailleurs…

— Quoi ?

— Comment pourrez-vous expliquer à qui que ce soit les deuxnuits dernières ? Non, voyez-vous, Jessie, le mal estfait.

—— Lâche ! — gronda-t-elle, en portant la main à soncœur.

Il crut qu’elle avait l’intention de se trouver mal. Mais elletint bon, et lui fit face, pâle et tremblante !

— C’est que je vous aime ! — murmura-t-il, les dentsserrées.

— Vous m’aimez ? — s’écria-t-elle.

— Oui, je vous aime !

— Il me reste toujours un autre moyen d’en finir, — reprit-elle,après une pause.

— Oh ! non, celui-là n’est pas pour vous. Vous êtes encoretrop pleine de vie et d’espoir. Quel genre à vos préférences ?Une arche de pont, avec l’eau toute noire qui s’engouffredessous ? Ce n’est pas un moyen d’en finir, pour vous ;n’y songez pas ! Voyez-vous, au moment de sauter le pas, vousferiez demi-tour, et le drame finirait en comédie.

Elle se détourna de lui brusquement, et se mit à considérer lamer brillante, sur laquelle les dernières lueurs du jours’évanouissaient à l’approche des rayons de la lune. Beauchampconservait son attitude narquoise et dure. Il y eut quelquesinstants de silence.

Enfin le séducteur reprit la parole, du ton le plus persuasifqu’il put appeler à son aide.

— Voyons, Jessie, acceptez la situation raisonnablement.Pourquoi voulez-vous que vous et moi, qui avons tant de pointscommuns, nous nous querellions mélodramatiquement ? Je vousjure que je vous aime. Vous êtes ce qu’il y a au monde pour moi deplus charmant et de plus désirable. De penser que, vous aussi, voussacrifiez aux conventions ! Ne suis-je pas exactement l’hommecapable de s’accorder avec l’admirable spécimen de femme que vousêtes ?

Elle le regarda par-dessus son épaule ; et il ne puts’empêcher de frissonner de désir en admirant les lignes délicatesdu menton sous la courbe de la joue.

— Un homme, vous ! — riposta-t-elle — Est-ce qu’unhomme s’abaisse à mentir ? Est-ce le fait d’un hommed’employer son expérience de trente-cinq ans à abuser d’une jeunefille de dix-sept ans ? Vous, l’homme qui convient à la femmeque je suis ? Ceci est vraiment le pire de vosoutrages !

— Vous avez la répartie tragique, Jessie. Assurément, un hommeest capable de tout cela… et de bien plus encore, s’il a le cœurpris par une aussi adorable enfant que vous. Mais, pour l’amour duciel, laissez de côté cette humeur acariâtre. Pourquoi seriez-voussi… si difficile avec moi ? Vous me voyez à vos pieds, avec maréputation, ma carrière, tout ce que j’ai. Écoutez, Jessie. Sur monhonneur, je suis prêt à vous épouser dès que…

— Que le ciel m’en préserve ! — s’écria-t-elle si vivementqu’elle ne lui laissa pas le temps de l’informer qu’il était déjàmarié, mais disposé à se rendre libre.

Alors, sous le coup de fouet de cette riposte, l’idée lui vintpour la première fois qu’elle ignorait qu’il fût marié.

— Nous signerons le contrat après le mariage, voilàtout !

Sur cette insinuation, il se tut.

— Allons, — reprit-il, — soyez raisonnable. Vous savez bien quetoute cette aventure est entièrement de votre faute. Venez plutôtmaintenant faire un tour sur la plage. La plage est superbe, ici,et nous allons avoir un beau clair de lune.

— Non ! — refusa-t-elle, en tapant du pied.

— Bien. Bien…

— Oh ! laissez-moi seule. Laissez-moi réfléchir…

— C’est cela, — dit-il, — réfléchissez, si ça vous amuse.Réfléchir ! Il vous faut toujours réfléchir. Mais je vouspréviens que ce ne sont pas vos réflexions qui vous tirerontd’embarras, ma chère enfant. Rien, à présent, ne pourra plus vousen tirer.

— Oh ! allez-vous-en ! Laissez-moi !

— Parfait ! Je vais aller fumer un cigare… et penser àvous, ma chérie. Mais vraiment, dites, croyez-vous que je feraistout cela si je ne vous aimais pas ?

— Laissez-moi ! — implora-t-elle, sans se détourner. Unmoment, il se tint debout, la contemplant, avec une étrange lueurdans les yeux. Puis il fit un pas vers elle.

— Vous êtes à moi. Prise au piège, séduite, tout ce que vousvoudrez, mais à moi ! — Il éprouvait un désir sauvage des’approcher et de la prendre dans ses bras. Mais il n’osa pas s’yrisquer encore. — Je vous ai dans ma main ! En monpouvoir ! Entendez-vous ? En mon pouvoir !

Elle restait impassible. Il la regarda quelques secondes ;puis, avec un salut superbe, — en pure perte d’ailleurs, car ellene le vit pas, — il sortit.

— Assurément, — se disait-il, — j’ai la force pour moi, et laforce en impose aux femmes, instinctivement. Un peu d’énergie et labataille est gagnée.

Toujours immobile, Jessie, les yeux fixés sur la merscintillante, entendit la porte se refermer derrière le personnageet le loquet retomber bruyamment.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer