La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 6LES ÉVÉNEMENTS DE GUILDFORD

Pendant que M. Hoopdriver pédalait en oscillant sur la route deRipley, l’idée lui vint, accompagnée d’une précieuse sensation desoulagement, qu’il en avait fini désormais de voir la Jeune Dame enGris. Mais le génie caché qui hantait sa machine, le Deus exmachina, pour ainsi parler, était à présent contre lui. Labicyclette, soustraite à l’influence excitante de la jeuneinconnue, devenait sans cesse plus lourde et marchait sans cessemoins droit. Le cavalier comprit qu’il avait à choisir entre unehalte sérieuse à Ripley ou la mort à la fleur de l’âge. Il s’arrêtadonc à la Taverne de la Licorne, après avoir appuyé samachine contre le mur ; et là, tandis qu’il se rafraîchissaitet fumait une cigarette, en attendant les œufs qu’il avaitcommandés, voici qu’il aperçut, par la fenêtre, la Jeune Dame enGris et le cycliste en brun.

Ils le remplirent d’appréhension en se dirigeant vers la maisonqui l’abritait ; mais la vue de sa monture, affalée près de laporte, les renvoya, — c’est du moins ce qu’imagina M. Hoopdriver, —à l’auberge concurrente du Dragon Doré. La jeune femmeétait sur sa machine, et roulait très lentement à côté de soncompagnon qui, n’ayant apparemment pu réparer sa crevaison, allaità pied. M. Hoopdriver nota sa moustache jaune, son nez aquilin, sesépaules un peu voûtées ; et tout cela éveilla en lui, soudain,une vive antipathie.

La servante de la Licorne est, naturellement,charmante, encore que le grand nombre des cyclistes qu’elle voitjournellement l’ait blasée sur le cyclisme. Même pendant qu’ils’entretenait avec elle fort galamment, — et avec sa prononciationla plus distinguée, — du temps qu’il faisait, de la distancefranchie depuis Londres, et de l’excellence de la route de Ripley,Hoopdriver songeait malgré lui à la fraîcheur et à l’éléganceincomparables de la Jeune Dame en Gris. Tout en avalant ses œufs,il tenait la tête tournée vers la fenêtre, pour tâcher de découvrirquelques traces de cette personne : mais le gros visage blanc duDragon Doré ne trahissait aucune appréciation du délicieuxmorceau qu’il avait ingurgité ; et le seul résultat que valutcette imprudente distraction à M. Hoopdriver fut de happer sans yprendre garde une bouchée de jambon recouverte d’une épaisse couchede moutarde, dont il fut grandement incommodé. Le repas fini, etsous l’influence stimulante de deux verres de Burton, il se dirigeavers le seuil de la taverne, avec l’intention de s’y installer enfaction, les jambes allongées et les mains enfoncées dans sespoches, et de surveiller hardiment l’autre côté de la route. Maisau même instant, l’autre cycliste en brun apparut sous la portecochère du Dragon Doré, conduisant sa machine chez leréparateur voisin ; il leva les yeux, aperçut Hoopdriver, lefixa une minute, et grommela un juron entre ses dents.

Cependant, Hoopdriver se maintint résolument à son poste, sur leseuil de l’auberge. Puis, ne voyant toujours rien de ce querecelait dans ses flancs le Dragon Doré, il esquissa unsifflement d’indifférence, et se mit à pousser sa machine au milieude la route, pour s’assurer une marge suffisante avant demonter.

Je le déclare de nouveau : Hoopdriver, à ce moment, auraitplutôt aimé ne plus revoir la Jeune Dame en Gris. Il devinait quel’autre cycliste en brun devait être son frère, malgré l’extrêmedifférence de leur teint et de la nuance de leurs cheveux. Dureste, quoi qu’il en fût de leurs relations, Hoopdriver sentaitqu’il avait à jamais perdu sa cause, par sa sottise et samaladresse. Mais le génie de sa machine était décidément contrelui. L’après-midi était d’une chaleur intolérable, surtout pour lesommet de sa tête, et toute la force vitale avait quitté ses jambespour présider à la digestion de son déjeuner ; aussi sachevauchée jusqu’à Guildford fut-elle extrêmement intermittente.Sans cesse il descendait, remontait, s’asseyait un instant sur legazon, et toutes les auberges qu’il rencontrait, — en dépit desavertissements de Briggs et de ses propres sentiments d’économie, —signifiaient pour lui un verre de bière mêlée de limonade. Carc’est un fait expérimenté par quiconque a jamais chevauché unebécane, que la boisson engendre la soif, plus encore que la soifn’engendre la boisson ; et que celui qui cède à son besoin deboire se transforme en une véritable fournaise, en un enfer où lefeu ne s’éteint pas et où la soif n’est jamais apaisée. Finalement,notre voyageur, en grignotant quelques pommes vertes, enraya lesardeurs qui menaçaient de le consumer. De temps à autre, uncycliste ou un groupe de cyclistes passaient, avec des rouesbrillantes et des chaînes glissant doucement ; à chacune deces rencontres, M. Hoopdriver, pour sauver son amour-propre, avaitsoin de descendre, en feignant d’avoir découvert quelque accroc àsa selle. Mais je dois ajouter que ces descentes s’accomplissaientsans cesse avec plus d’aisance.

Il n’atteignit Guilford que vers quatre heures, et si fatiguéqu’il décida de s’y arrêter pour la nuit, à l’hôtel et café duMarteau Jaune. Donc, après avoir un peu soufflé et s’êtrerestauré d’un goûter de pain, de beurre et de confitures, arrosé dethé, de thé qu’il lampa bruyamment dans la soucoupe, il sortit del’hôtel pour occuper par une oisive promenade le reste del’après-midi.

Guildford est une vieille ville tout à fait agréable. Ellepossède un beau château, tout tapissé de lierre, et son hôtel deville date du temps des Tudor ; ses magasins, l’après-midi,sont très affairés, surtout dans certaines rues ; une foulenombreuse d’allants et venants donne à l’endroit un air animé etprospère. Quel plaisir de s’arrêter à une devanture de nouveautés,et d’observer les vendeurs et vendeuses, qui s’agitent, esclaves dela tâche, s’usant à la corvée. La Grande Rue descend en faisantavec l’horizon un angle de soixante-dix degrés ; c’est dumoins ce que supputa M. Hoopdriver, singulièrement enclin àexagérer l’inclinaison des pentes. Aussi éprouva-t-il une stupeureffarée en voyant un cycliste qui, sans avoir de frein, ladescendait à toute allure ; il pensa à une mouche sur la vitred’une fenêtre.

Il se décida à visiter le château avant qu’il fût trop tard etpaya ses quatre sous pour monter au donjon.

De là-haut, il considéra à ses pieds les toits rouges de laville et la tour de l’église ; puis, gagnant l’autre côté dela plate-forme, du côté du sud, il s’assit, alluma une cigarette,et, par-dessus les ruines couvertes de ronces et de fougères, sesregards se perdirent dans la contemplation des collines bleues,moutonnant l’une derrière l’autre, par-delà la rivière Weald,jusqu’aux hauteurs grises de Hindhead et de Butser. Ses yeux et soncœur se remplissaient de charmantes espérances. Demain, ils’élancerait librement à travers ces vastes espaces.

Ainsi il jouissait de la vie, sans la moindre idée que quelqu’unfût monté dans le donjon après lui, jusqu’à ce qu’il entendît,derrière son dos, une voix tout ensemble caressante et moqueuse,qui disait :

— Eh ! bien, miss Beaumont, la voici votre vue !

Quelque chose, dans la façon dont ce fut prononcé, semblaitindiquer que ce cérémonieux « miss Beaumont » devait être unsobriquet occasionnel, donné par plaisanterie.

— Oui, c’est vraiment une délicieuse petite ville, frèreGeorges, — répondit une autre voix, dont le timbre était familierdéjà à notre héros.

Tournant la tête, celui-ci aperçut l’autre cycliste en brun etla Jeune Dame en Gris, debout, le dos tourné, à l’extrémité opposéede la plate-forme, et regardant la ville. Soudain, la jeune femmetourna son profil souriant vers Hoopdriver.

— Seulement, vous savez, — fit-elle observer à son compagnon, —ce n’est pas l’usage que les frères appellent leurs sœurs decette…

Sur quoi elle s’arrêta, car elle venait de reconnaîtreHoopdriver.

L’autre cycliste en brun tourna lui aussi la tête, sursauta, etgrogna assez haut pour être entendu :

— C’est assommant !

Avec un bel air d’indifférence, M. Hoopdriver reprit sacontemplation du paysage.

— Une admirable vieille ville, n’est-ce pas ? — remarqual’autre cycliste, après une pause.

— N’est-ce pas ? — reprit la Jeune Dame en Gris. Et il yeut une nouvelle pause.

— Pas moyen d’être seuls nulle part ! C’estassommant ! — grommela l’homme, en regardant, cette fois, ducôté d’Hoopdriver.

Alors celui-ci comprit clairement qu’il gênait, et résolut de seretirer. Ce fut encore bien sa chance qui voulut qu’il fît un fauxpas à l’entrée de l’escalier : de sorte qu’il n’eut même pas lasatisfaction de disparaître avec dignité. C’était la troisième foisqu’il le voyait, lui, et la quatrième fois, elle.Et il avait été assez nigaud pour ne pas soulever sa casquette,songea-t-il, en arrivant au bas du donjon. Apparemment, ils sedirigeaient vers la Côte Sud, comme lui. Mais il se lèverait debonne heure, le lendemain, et prendrait de l’avance, pour éviter dela rencontrer, c’est-à-dire de les rencontrer.Pas une minute, il ne lui vint à l’esprit que, peut-être, missBeaumont et son frère pourraient avoir exactement la même idée. Etpas un instant non plus, ce soir-là du moins, il ne pensa às’étonner de l’anomalie d’un frère appelant sa sœur « miss Beaumont». Il était bien trop occupé à analyser son propre rôle dans sesrencontres de la journée. Hélas ! le pauvre garçon avait beaurecueillir ses souvenirs, il ne trouvait pas le moyen d’êtrepleinement satisfait de la figure qu’il avait faite.

Le hasard décida que, une fois encore, ce même soir, il seheurterait à ces deux personnes. Il était environ sept heures.Arrêté devant un magasin de soieries, Hoopdriver considérait,par-delà les marchandises de la montre, l’activité fébrile desvendeurs ; il y aurait, avec bonheur, passé la journéeentière. Il se disait, en vérité, qu’il examinait, au point de vuepurement professionnel, la façon qu’on avait, dans ce magasin, deranger les étoffes derrière le comptoir ; mais au fond de soncœur il savait bien que ce n’était point cela qui l’intéressait.Les clients, naturellement, lui importaient peu ; et ce ne futqu’après deux ou trois minutes de contemplation devant la vitrinequ’il s’aperçut que, parmi les acheteurs, se trouvait… la JeuneDame en Gris ! Aussitôt il se détourna ; mais alors ilvit le cycliste en brun debout derrière lui, sur le trottoir, et lefixant avec une expression des plus singulières.

Un angoissant problème surgit à la pensée de M. Hoopdriver :était-ce lui qui pouvait passer pour un importun poursuivant cecouple, ou bien était-ce ce couple qu’il fallait regarder comme lepoursuivant lui-même ? À la fin, il renonça à résoudre laquestion, se sentant tout à fait incapable de décider de laconduite qu’il aurait à tenir en conséquence, à la prochainerencontre. Devait-il se fâcher et grommeler, ou bien prendre uneattitude exprimant le regret et la conciliation ?

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