La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 15LE DÉTECTIVE

La joie qui s’exprime par des yeux écarquillés et par dessifflements longs et bas posséda pleinement M. Hoopdriver.

Pendant un certain temps, dans l’extase de son plaisir, iloublia les larmes de la Jeune Dame en Gris. Le ciel lui avaitenvoyé un nouveau jeu, et bien réel cette fois. Voilà donc que M.Hoopdriver était devenu un détective, un agent de recherches privé,un véritable Sherlock Holmes, en somme, chargé de tenir ces deuxpersonnes en observation. Lentement il revint se poster en face del’Ange, et il passa bien un quart d’heure à contempler cetétablissement, tout en savourant l’étrange sensation d’être unpersonnage merveilleux, un être mystérieux et redoutable. Et touts’arrangeait si bien pour confirmer cette hypothèse !Prévoyant qu’il aurait à suivre des cyclistes, avec sa divinationde policier, il s’était lui-même déguisé en cycliste, et s’étaitemparé du premier vieux rossignol qu’il avait trouvé sous sa main.« On ne regardait pas à la dépense. »

Puis il s’efforça de comprendre quel pouvait être le genreparticulier de crime qu’il avait à épier. « Ma femme », « labelle-mère de miss Milton ». Alors, il se rappela les yeux enlarmes de la jeune fille : et à ce souvenir un grand flot de colèrel’envahit soudain, qui emporta toute la défroque du détective, etne laissa plus que le véritable M. Hoopdriver. Cet homme en brun,avec ses confidences, et son offre de la pièce d’or, lemisérable ! devait avoir quelque mauvais projet en coursd’exécution ! Car sans cela, pourquoi aurait-il eu si peurd’être surveillé ? Il était marié. La jeune fille n’était passa sœur. Hoopdriver commençait à comprendre : un horrible soupçonde l’état réel des choses lui entrait dans la tête. Mais luiétait-il possible de déjouer le complot, en sa qualité dedétective ? Et aussitôt il se mit à combiner des plansd’action, dont le meilleur lui parut être d’aller d’abord auxrenseignements dans la petite salle de bar, au rez-de-chaussée del’Ange.

— Une limonade et de la bière, s’il vous plaît, —demanda M. Hoopdriver à la demoiselle du bar.

Il but une gorgée, pour s’éclaircir la voix.

— Est-ce que M. et Mme Bowlong ne logent pas ici ? —s’enquit-il.

— Ne serait-ce pas un jeune homme et une jeune dame habillés encyclistes ?

— Oui, des amis à moi, un jeune ménage.

— Non, — répondit la grosse et bavarde demoiselle du bar. — Nousn’avons pas de jeune couple qui loge ici aujourd’hui. Mais nousavons un M. et une Miss Beaumont. Vous êtes bien sûr que Vous nevous trompez pas de nom, jeune homme ?

— Tout à fait sûr ! — affirma M. Hoopdriver.

— Non… nous avons bien Beaumont, mais personne du nom de…comment dites-vous ?

— Bowlong, — répéta M. Hoopdriver.

— Non, Bowlong, nous n’avons pas ça, — conclut la demoiselle dubar en se préparant à polir avec un torchon un grand verre à boirequ’elle venait d’égoutter. — D’abord, j’ai pensé que vous demandiezles Beaumont, à cause de la ressemblance des noms. Les gens quevous attendez devaient venir à bicyclette ?

— Oui, ils m’ont prévenu qu’ils seraient peut-être à Midhurst cesoir.

— Ils peuvent encore venir… En tout cas, nous n’avons pas çaici. Beaumont, oui. Vous êtes tout à fait sûr que ce n’est pas cenom-là ?

La conversation se poursuivit longuement sur ce ton, et M.Hoopdriver fut ravi d’apprendre que l’affreuse chose qu’ilredoutait ne s’était pas produite. « Miss Beaumont », ce nom, donnéà l’hôtel, signifiait que la jeune fille avait résisté jusque-làaux tentatives de son séducteur. D’ailleurs, la demoiselle du bar,ayant été au pied de l’escalier s’assurer que personne n’était auxécoutes, lui fournit encore d’autres renseignements sur les deuxlocataires. Sa modestie naturelle avait été grandementimpressionnée par le costume de la jeune fille, confia-t-elle. M.Hoopdriver débita le badinage obligatoire en la circonstance, dont,en minaudant, elle se déclara choquée.

— Dans un ou deux ans, — assura-t-elle, — on ne saura pluslequel des deux est l’homme. Je les ai vus arriver. Vous n’avez pasidée des manières qu’elles font, les jeunes filles d’à présent.Celle-là, figurez-vous, elle descend de sa machine, et la donne àson frère pour aller la remiser, et la voilà qui entre toute seule.« Moi et mon frère, qu’elle dit, nous voulons loger ici. À monfrère vous pouvez donner n’importe quelle chambre ; mais pourmoi, je désire une chambre avec une belle vue, si c’est possible. »Alors, voilà le frère qui s’amène et qui la regarde drôlement. «J’ai arrêté les chambres », qu’elle lui dit. Et lui, il se détourneen lâchant un juron, je l’ai entendu. Il ferait bon que je saboulemon frère de cette façon-là.

— Allons ! Avouez que vous seriez bien de force à le faire,— lança d’un air malicieux M. Hoopdriver.

La demoiselle baissa les yeux, sourit, hocha la tête, déposa leverre qu’elle venait de polir, en prit un autre, qui trempait dansl’eau, et l’égoutta sur le zinc de son comptoir.

— En voilà une qui portera les culottes, quand elle sera mariée,— reprit-elle. — C’est effrayant, à quoi en arrivent les jeunesfilles par le temps qui court.

Cette dépréciation de la Jeune Dame en Gris n’était pas faitepour plaire à M. Hoopdriver.

— Affaire de mode ! — dit-il, en empochant sa monnaie. — Lamode dispose de vous à son gré, dans votre sexe : ça a toujours étéet ça sera toujours. Vous-même, vous finirez par les porter, toutcomme les autres.

— Ah, oui, ça m’irait bien, ma foi ! — s’esclaffa lademoiselle du bar. — Ah ! non, je ne suis pas de vos dames àla mode. Il me semblerait que je n’ai rien sur moi, s’il me fallaitmettre un pareil costume. Je croirais toujours avoir oublié de…Bon, me voilà partie à bavarder, — remarqua-t-elle, en posant leverre. — Dieu merci ! je ne suis pas une darne à lamode !— se félicita-t-elle, et elle s’éloigna en chantonnantjusqu’à l’autre bout du comptoir.

— On n’a pas toujours besoin d’être à la mode pour êtrecharmante, — hasarda M. Hoopdriver.

Il attendit qu’elle regardât de son côté ; puis avec sagalanterie naturelle, il lui sourit, souleva sa casquette, et luisouhaita le bonsoir.

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