La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 14LA RENCONTRE À MIDHURST

Nous avons laissé M. Hoopdriver sur la porte du petit magasin dethé et de tabac, tenu, dans la rue du Nord, par une gentille petitevieille dame dont le nom, — j’avais oublié de vous en informer, —était Mme Wardour. Vous n’allez pas manquer de croire que j’abusedes coïncidences quand je vous aurai dit que la maison contiguë àcelle de Mme Wardour, dans la susdite rue, est l’Hôtel del’Ange, et que c’est à l’Hôtel de l’Ange ques’étaient logés « M. » et « Miss » Beaumont, le soir même où M.Hoopdriver fit son entrée à Midhurst. Et cependant cettecoïncidence paraîtra toute naturelle, pour peu que mes lecteursprennent la peine de se rendre à Midhurst en passant par Guildford.Dès leur arrivée, ils verront la porte cochère de l’Angebéer pour engloutir deux cyclistes du genre distingué, tandis quela théière qui sert d’enseigne à Mme Wardour se trouve là juste àpoint pour attirer un voyageur plus économe, ou de ressources plusmesurées. Mais les trois personnages de notre histoire étaient,tout comme vous, fort peu familiers avec les routes du comté deSussex, de telle sorte qu’ils ne pouvaient pas se rendre compteaussi clairement que moi de tout ce que la coïncidence en questionavait d’inévitable.

C’est Beauchamp qui s’aperçut le premier qu’ils étaient, toustrois, réunis derechef dans le même voisinage. Il achevait deresserrer la chaîne de sa machine, dans la cour de l’Ange,lorsqu’il vit Hoopdriver passer lentement devant la porte cochère,la tête entourée du halo de fumée qu’il tirait de sa cigarette.Aussitôt une masse nuageuse d’inquiétude, qui s’était en partiedissipée durant la journée, se rassembla de nouveau, et se condensaen un soupçon défini. Glissant promptement son tournevis dans sapoche, Beauchamp gagna la rue pour régler l’affaire séance tenante,car il se targuait d’être un homme expéditif. Hoopdriver n’étaitencore qu’à quelques pas de là, poursuivant sa flânerie, et lesdeux hommes se trouvèrent bientôt face à face. À la vue de sonadversaire, M. Hoopdriver fut pris d’un sentiment moyen entre ledégoût et la joie, ce qui, pour un instant, lui fit oublier sonanimosité.

— Tiens ! Nous nous retrouvons encore ! — dit-il,affectant de s’amuser d’un caprice du hasard.

L’autre s’arrêta court, barrant le passage de M. Hoopdriver etle regardant fixement. Puis, toute sa personne prit une attitude dedangereuse civilité.

— Vous étonnerai-je beaucoup, — demanda-t-il du ton le plusprévenant, — si je vous informe que vous avez l’air de noussuivre ?

M. Hoopdriver, pour des motifs peu précis, résista à sonhabitude professionnelle de s’excuser. Son désir de contrarierl’autre le rendit à la fois impertinent et spirituel. Une phrasequ’il avait apprêtée dans la journée, en prévision d’une questionde ce genre, lui revint fort à propos en mémoire.

— Et depuis quand, monsieur, — répondit-il vaillamment, — depuisquand avez-vous acheté pour votre usage personnel le comté deSussex ?

— Permettez ! — reprit l’autre. — Ce qui me… ce qui nousimportune, ce n’est pas seulement votre fréquente proximité. C’estque, pour être franc, vous paraissez avoir un but en noussuivant.

— Vous êtes toujours libre de filer ailleurs si la chose ne vousplaît pas, — riposta M. Hoopdriver, — et de retourner d’où vousêtes venus.

— Ah ! ah ! Nous y voilà. — C’est donc ça. Je lepensais bien.

— Vraiment ? — fit M. Hoopdriver, absolument ahuri, maiss’élevant intrépidement à la hauteur des circonstances.

— Oui, oui, j’y suis, je comprends, — répétait l’autre. — Jem’en doutais.

Son ton devint tout à coup suspicieusement amical.

— Oui, je voudrais vous dire quelques mots. Vous ne refuserezpas, n’est-ce pas, de m’accorder deux minutes ?

Les hypothèses les plus fantastiques s’entrechoquaient dans lacervelle de M. Hoopdriver. Pour qui cet homme le prenait-il ?Que croyait-il ? Où voulait-il en venir ? Il hésita.Puis, à tout hasard :

— Vous avez une communication à me… ?

— Soit, appelons cela une communication ! — réponditBeauchamp.

— Je puis vous accorder les deux minutes, — consentit M.Hoopdriver, avec dignité.

— En ce cas venez par ici.

Et lentement, ils descendirent la rue jusqu’à l’école communale.Il y eut environ une minute de silence. L’homme frisaitnerveusement sa moustache. Quant à Hoopdriver, ses instinctsdramatiques se trouvaient à présent en pleine alerte.

Il ne comprenait pas très bien quel rôle lui était dévolu, maisil pressentait à coup sûr quelque chose de sombre et de mystérieux.Sir Arthur Conan Doyle, Victor Hugo et Alexandre Dumas étaient aunombre des auteurs favoris de notre héros, et ce n’est pas en vainqu’il les avait lus.

— Je vais être absolument franc avec vous, — débuta l’homme à lamoustache.

— La franchise est toujours préférable, — répliqua M.Hoopdriver.

— Eh ! bien, alors… dites-moi qui diable vous aenvoyé ?

— M’a envoyé ?

— Ne jouez pas à l’innocent. Qui est-ce qui vous emploie ?Pour le compte de qui êtes-vous ici ?

— Hum ! — fit M. Hoopdriver, embarrassé. — Hum ! Non,je ne puis pas le dire.

— C’est bien sûr ?

Et l’autre, prononçant ces mots d’un ton significatif, clignaitde l’œil vers sa main droite. M. Hoopdriver, machinalement, regardacette main, et vit une pièce jaune qui luisait dans lapénombre.

Or, l’offre impliquée dans ce geste était d’autant mieux faitepour offenser M. Hoopdriver qu’il se trouvait faire partie de laclasse sociale immédiatement supérieure à celle où le pourboire estrégulièrement admis. Aussi notre héros rougit-il jusqu’auxoreilles ; et ce fut avec des yeux pleins de colère qu’il fixale tentateur, en lui disant :

— Rengainez ça, hein !

— Quoi ? — : dit l’autre, très surpris, et « rengainant »effectivement la pièce dans la poche de sa culotte.

— Ainsi, vous vous êtes figuré qu’on pouvait me corrompre ?— s’écria M. Hoopdriver, dont l’imagination s’exaltait de minute enminute. — Pardieu ! je vous suivrai maintenant…

— Mon cher monsieur, interrompit l’autre — je vous demandepardon. Je me suis mépris à votre endroit. Vraiment, je vousdemande pardon. Voulez-vous que nous fassions encore quelquespas ? Dans votre profession…

— Et qu’avez-vous à dire contre ma profession, s’il vousplaît ?

— C’est que vraiment… Enfin, vous comprenez. Il y a despoliciers d’un rang subalterne, des agents qui s’occupent enparticulier de… de poursuites comme celles-là. Mais je vois àprésent que vous êtes d’une autre espèce… un détective privé,évidemment. Recevez encore toutes mes excuses. Les hommes d’honneursont rares, en ce monde, surtout dans votre… dans tous lesmétiers.

Il était heureux pour M. Hoopdriver qu’on se dispensât, àMidhurst, d’allumer les réverbères pendant l’été, sans quoi celuisous lequel ils passaient à ce moment l’eût trahi. Même, il dutporter vivement la main à son rudiment de moustache et en tirerviolemment les poils, pour dissimuler la tumultueuse exultation, lafolle hilarité qui bouillonnait en lui. Détective !

Et l’autre s’aperçut, malgré l’obscurité, que son compagnonétouffait une envie de rire. Il s’imagina que c’était son allusionaux « hommes d’honneur » qui avait causé cette gaieté.

— Ce gaillard-là finira bien par en venir où je veux, — sedit-il. — Il tient bon, simplement, pour que j’aille jusqu’aubillet de cinq livres.

Il toussa.

— Tout de même, — reprit-il, — je ne vois pas ce qui vousempêcherait de me dire pour le compte de qui vous êtesici ?

— Vous ne le voyez pas ? Mais je le vois, moi.

— Voilà qui est net, — admit Beauchamp, complaisamment. — Maisil y a une chose surtout que je tiens à savoir : le nœud de toutel’affaire. Libre à vous de ne pas me répondre, si cela ne vousconvient pas. Il n’y a aucun mal à vous avouer ce qui me préoccupedans cette histoire. Est-ce moi qu’on vous a chargé de suivre, oumiss Milton ?

— Je ne suis pas de l’espèce à qui l’on tire les vers du nez, —répliqua M. Hoopdriver, se divertissant fort de garder un secretqu’il ignorait. Miss Milton ? Voilà donc comment elles’appelait. Qui sait s’il n’allait pas apprendre quelque chose deplus ? — Non, rien à faire avec moi. Et c’est tout ? —ajouta-t-il.

Beauchamp était très fier aussi des talents diplomatiques dontil s’estimait pourvu. Il voulut tâter d’un échange deconfidences.

— Vous savez comme moi, — fit-il, — qu’il y a deux personnesintéressées à surveiller cette affaire.

— Oh ! Et qui est donc l’autre personne ? — demanda M.Hoopdriver.

Il posa cette question avec calme, mais ai-je besoin de direl’énorme tension intérieure qu’il lui fallait pour contenirl’orgueil qui l’agitait. Le fait est qu’il considérait soninterrogation comme simplement géniale.

— Il y a ma femme, — continuait l’autre, tout à son idée, — etil y a la belle-mère de Miss Milton.

— Et vous désirez savoir laquelle des deux m’a envoyéici ?

— Oui.

— Eh ! bien, allez le leur demander ! — répondit M.Hoopdriver, décidément enchanté de ses dons de répartie… — Allez leleur demander à l’une et à l’autre !

Beauchamp fit un mouvement d’impatience. Pourtant, il crutdevoir encore risquer une dernière tentative.

— Je donnerais volontiers un billet de cinq livres pour savoirau juste ce qu’il en est, — insinua-t-il.

— Rengainez ça, je vous dis ! — répliqua M. Hoopdriver,d’un ton menaçant, À quoi il ajouta, avec un grand air de mystère,et d’ailleurs une parfaite vérité : — Vous ne soupçonnez pas à quivous avez à faire. Mais vous l’apprendrez !

Il parlait avec une telle conviction qu’il en arrivait à croirequ’il appartenait vraiment à un office de renseignements situé àLondres, quelque part du côté de Baker Street.

Ainsi s’acheva l’entrevue. Beauchamp revint à l’Ange,très troublé.

Au diable ces policiers !

Il reconnaissait s’être trompé sur le compte de ces gens-là.Hoopdriver, cependant, les yeux ronds et avec un sourire béat,poursuivit sa promenade jusqu’à l’endroit où les eaux du moulinétincelaient sous le clair de lune ; puis, après quelquesminutes de méditation au-dessus du parapet, il rentra dans laville, si pénétré de l’importance de son nouveau rôle qu’il mettaitdu mystère jusque dans sa démarche.

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