La Burlesque Équipée du cycliste

Chapitre 19LE DÉTECTIVE À LA RESCOUSSE

Dans la nuit demi-obscure, M. Hoopdriver pédale, les joues enfeu, l’œil brillant. Son cerveau n’est qu’un grand tumulte.L’obséquieux et nerveux Hoopdriver que je vous ai présenté il y aquelques jours a subi un changement inimaginable. Depuis l’instantoù il a perdu la piste à Chichester, il n’a cessé d’être hanté desplus horribles visions d’innocence outragée. La nouveauté du milieuet des circonstances a achevé de le dépouiller de la servilité dontses habitudes professionnelles l’avaient recouvert. La lune selevait pendant que le flamboiement du couchant s’éteignait ;des réverbères aux lueurs orange percent par endroits lesténèbres, et le voyageur enrage en songeant à la jeune beauté quis’est si mystérieusement dérobée à sa vue, à l’odieux visage del’homme au complet brun, incarnation de tous les méfaits. M.Hoopdriver chevauche en plein dans le monde du roman et deschevaliers errants ; aucun souvenir ne lui reste de sa propreposition sociale, ni de celle de la jeune personne, ni desmisérables timidités que depuis si longtemps lui imposent lesdistances sociales derrière son comptoir. Il est furieux et ivred’aventures. Le drame dans les noirceurs duquel il est tombél’enveloppe de toutes parts et lui échappe. Il prend beaucoup tropla chose au sérieux maintenant pour renouer le fil de sesfantaisies et se faire un jeu de la poursuite. Seul, l’homme réelvit en lui. Aussi, quand il descendit devant la petite taverne oùil prit son repas du soir, il ne se croyait pas l’illusoirepersonnage d’un roman magnifique.

Après dîner, il alla faire un tour dans Bognor, et il tournaitau coin de l’Hôtel de la Tempérance, désappointé etexaspéré, quand il aperçut Beauchamp qui sortait de l’Hôtel dela Vigogne, et se dirigeait vers l’esplanade bordant la mer. Àcette vue, son cœur bondit, et sa colère fit place au désird’action le plus frénétique. Ainsi, les deux voyageurs logeaient àla Vigogne, et, en ce moment, elle y était seule: l’occasion de la voir s’offrait. Mais le prudent Hoopdrivervoulut d’abord s’assurer que toutes les chances seraient pour lui.Il alla s’asseoir à l’écart sur un banc, vit Beauchamp s’éloigneret disparaître dans les ténèbres de l’esplanade, au long de la mer.Alors seulement, Hoopdriver s’achemina d’un pas ferme versl’Hôtel de la Vigogne.

— Une dame cycliste en gris ? — demanda-t-il, et,délibérément, il suivit le garçon. Ce ne fut que sur le seuil de lasalle à manger qu’il éprouva une sorte de petit vertige. Tout àcoup, il lui sembla que ses traits se convulsaient et l’idée luivint de tourner les talons et de décamper.

La jeune fille avait sursauté, au bruit de la porte. Elle leregarda avec une expression intermédiaire entre la terreur etl’espérance.

— Puis-je… Puis-je vous dire quelques mots… enparticulier ? — balbutia M. Hoopdriver, contenant son souffleavec difficulté.

Elle hésita. Enfin elle fit signe au garçon de se retirer.

M. Hoopdriver attendit que la porte fût refermée. Il avait eud’abord l’intention de s’avancer au milieu de la chambre, decroiser les bras, et de dire :

— Vous êtes en peine. Je suis un ami. Fiez-vous à moi.

Mais, au lieu de cela, il restait muet, tout tremblant. Puis ilparla, avec une familiarité soudaine, hâtivement, peureusement.

— Écoutez. Je ne sais pas de quoi le jeu retourne, mais je croisqu’il y a quelque chose qui va de travers. Excusez-moi d’êtreintervenu, si je me trompe. Je suis prêt à risquer tout ce que vousvoudrez pour vous tirer d’ennui, si vous avez un ennui. Voilà ceque je tenais à vous dire. Que puis-je faire ? Il n’y a rienque je ne fasse pour vous aider.

La jeune fille, le front plissé, tremblait d’émotion, elleaussi, pendant qu’elle l’écoutait débiter péniblement ceremarquable discours.

— Vous ! — dit-elle.

Tout en l’observant, elle envisageait tumultueusement lespossibilités de la situation, et il avait à peine achevé qu’elleavait arrêté tout un plan d’action.

— Vous êtes un homme d’honneur, n’est-ce pas ?

— Certes ! — assura M. Hoopdriver.

— Puis-je me fier à vous ? — Et, sans attendre laréponse : — Il faut que je quitte cet hôtel, sur-le-champ. Venezici.

Elle le prit par le bras et le conduisit à la fenêtre.

— Vous voyez la porte cochère ? Elle est encore ouverte.C’est là que sont nos machines. Descendez, sortez-les et je vaisvenir vous rejoindre. Oserez-vous ?

— Vous voulez que je sorte votre bicyclette dans larue ?

— Les deux. La mienne toute seule, ce serait inutile. Et tout desuite. Oserez-vous ?

— Et par où dois-je passer ?

— Sortez par l’entrée de l’hôtel et faites le tour. Je vousrejoindrai dans une minute.

— Très bien ! — dit M. Hoopdriver.

Et le voilà parti. Si, au lieu de lui ordonner d’aller prendreles bicyclettes, elle lui avait ordonné d’aller tuer Beauchamp, ill’aurait fait. Sa tête, à présent, était un maelström. Il sortit del’hôtel, longea la façade, et pénétra dans la vaste cour sombre. Ilregarda autour de lui. Pas une bicyclette en vue. Soudain un hommeémergea des ténèbres, un petit homme vêtu d’une jaquette noire,très courte et luisante. Hoopdriver était pris. Il ne fit pas minede reculer ni de s’enfuir.

— J’ai donné un coup de nettoyage à vos machines, Monsieur, —dit l’homme, trompé sur l’identité de la personne par la similitudedes costumes, et il souleva sa casquette. Or, l’intelligence deHoopdriver volait à présent d’un essor d’aigle. Il se rendit compteaussitôt de la situation.

— Voilà qui est bien, — complimenta-t-il, et il ajouta bravement: — Où est la mienne ? Je voudrais regarder un peu lachaîne.

L’homme le conduisit vers un hangar ouvert, et s’en allachercher une lanterne. Hoopdriver tira d’abord la bicyclette dedame qui était appuyée sur l’autre et la poussa au-dehors, pours’en débarrasser, puis saisit l’autre machine et l’amena dans lacour. La porte cochère restait ouverte ; au-delà, ilentrevoyait le pavé de la rue, vaguement éclairé. Il se baissa et,les doigts tremblants, manipula la chaîne. Comment allait-il s’entirer ? Une ombre parut s’agiter du côté de l’hôtel. À toutprix, il fallait se débarrasser de cet homme. Son inspiration opérade nouveau.

— Dites donc ! — fit-il. — Ne pourriez-vous pas me procurerun tournevis ?

Hélas ! L’homme n’eut qu’à traverser le hangar, à ouvrir età refermer une boîte, à revenir auprès d’Hoopdriver agenouillé, etil lui tendit un tournevis. Hoopdriver se sentit perdu. Il prit letournevis avec un tiède « merci », et, aussitôt, il eut unenouvelle inspiration.

— Dites donc ! — fit-il.

— Monsieur ?

— Cet outil est beaucoup trop gros.

L’homme alluma sa lanterne, et la déposa à terre, prèsd’Hoopdriver.

— Vous voulez un tournevis plus petit ?

Hoopdriver tira son mouchoir de sa poche et le posa sur son nezen éternuant : procédé courant quand on veut éviter d’êtrereconnu.

— Le plus petit que vous aurez, — spécifia-t-il, le visageenfoui dans son mouchoir.

— Je n’en ai pas de plus petit.

— Celui-là ne fait pas mon affaire, — insista Hoopdriver,soufflant obstinément dans son mouchoir.

— Je peux aller voir dans la maison s’ils n’ont pas autre chose,monsieur, si vous voulez, — offrit l’homme.

— S’il vous plaît, — répondit Hoopdriver.

Dès que les gros souliers à clous résonnèrent dans le fond de lacour, notre ami se redressa, fit un pas vers la machine de dame,posa ses mains tremblantes sur le guidon et la selle, et se préparaà décamper.

La porte de la cuisine s’ouvrit un instant, projetant unelumière jaune dans un coin de la cour, et aussitôt se refermaderrière le garçon. Hoopdriver s’élança vers la rue, avec les deuxmachines. Une forme d’un gris sombre s’avança au-devant de lui.

— Donnez-moi celle-ci, — dit-elle, — et prenez l’autre.

Il lui passa la machine, toucha sa main dans l’obscurité, saisitla bicyclette de Beauchamp, et suivit la forme grise. Le rayon delumière jaune illumina de nouveau les pavés. Trop tard maintenantpour risquer autre chose que la fuite. Le domestique, l’apercevantsur le seuil de la porte, l’appela. Sans s’en inquiéter, il gagnala rue ; la forme grise était en selle et presque perdue dansl’obscurité. D’un bond agile, il se mit en selle, à son tour, àl’instant même où le domestique, apparaissant sur le trottoir,criait à pleine gorge :

— Hé là ! Monsieur. On ne se sauve pas comme ça ! MaisHoopdriver rejoignait déjà la Jeune Dame en Gris.

Pendant quelques instants, la terre entière parut retentir decris de « Arrêtez-les » et toutes les ombres setransformèrent en embuscades de police. Puis la rue tourna ;et les deux cyclistes pédalaient maintenant hors de vue de l’hôtel,derrière des haies sombres, côte à côte.

La jeune fille pleurait d’émotion.

— Comme vous êtes brave ! — répétait-elle ; etHoopdriver cessa de se sentir un voleur traqué.

Avec une maîtrise dont jamais, en temps ordinaire, il ne seserait cru capable, il regarda par-dessus son épaule et autour delui. Il observa que sa compagne et lui étaient sortis de Bognor, —car l’Hôtel de la Vigogne se trouve à l’extrémité ouest dela petite ville, sur la plage, — et qu’ils pédalaient allègrementsur une belle grande route.

Le garçon d’écurie — un sot — s’était lancé, en vociférant, à lapoursuite du couple. Quand il revint, tout essoufflé, quelquesbadauds groupés sur la porte de l’hôtel s’empressèrent de lequestionner, et il s’arrêta pour leur narrer l’aventure telle qu’illa connaissait. C’étaient cinq minutes de gagnées pour lesfugitifs. Toujours essoufflé, le garçon s’engouffra ensuite dans lebar de l’hôtel, où il eut à expliquer l’affaire à lademoiselle ; et, comme le patron était sorti, les deuxemployés passèrent encore quelque temps à débattre ce qu’il pouvaitbien « y avoir à faire », débat rendu plus embrouillé encore parl’intervention de deux badauds qui entrèrent. On échangea aussi desréflexions morales. On se demanda si le parti le plus sensé neserait pas d’aller prévenir la police, ou bien de seller un chevalet de poursuivre ces clients qui dînent sans payer. Tout cela duraau moins cinq autres minutes. Puis ce fut Stephen, le garçon durestaurant, — celui qui avait conduit Hoopdriver auprès de Jessie,— qui se mêla à l’entretien, et lui donna tout de suite unedirection nouvelle, au moyen de cette simple question : « Lequeldes deux ? » Les dix minutes se changèrent ainsi en un bonquart d’heure. Soudain, au milieu de la discussion, imposant à tousun tragique silence, voici que, dans le vestibule, en face du bar,surgit Beauchamp. Il marcha, du pas le plus résolu, jusqu’àl’escalier, monta, et disparut. On eut, au passage, un aperçu deson crâne à la conformation exceptionnellement pointue. Des yeuxincrédules s’interrogeaient, dans le bar, pendant qu’on entendaitle pas régulier de Beauchamp, étouffé d’abord par le tapis del’escalier : il traversait le palier, tournait dans le corridor dupremier étage et entrait dans la salle à manger réservée.

— Ce n’était pas celui-là, mademoiselle ! — s’écria legarçon d’écurie. — Je suis prêt à le jurer.

— Eh bien ! en tout cas, — répondit la demoiselle du bar, —c’est celui-là qui est M. Beaumont.

De nouveau, le pas régulier de Beauchamp résonna au premierétage. Il sortait de la salle, suivait le corridor jusqu’à sachambre. Là, il s’arrêta.

— Le pauvre homme ! — s’apitoya la demoiselle du bar. —J’ai bien vu tout de suite que cette dame ne valait pas cher.

— Chut ! — dit Stephen.

Après une pause, Beauchamp revint vers la salle à manger. Onentendit une chaise craquer sous lui. Nouvel échange de coupsd’œil, entre les parlementaires du bar.

— Allons ! — décida Stephen. — Faut que j’aille luiannoncer la triste nouvelle.

Au bruit de la porte ouverte, Beauchamp releva les yeux, qu’iltenait fixés sur un journal du mois précédent. Stephen vit, à sonvisage, qu’il avait entendu.

— Pardon, monsieur, — s’excusa Stephen, avec une touxdiplomatique.

— Eh bien ? — dit Beauchamp, se demandant tout à coup siJessie n’avait pas mis une de ses menaces à exécution. En ce cas,il allait avoir à fournir une explication ; mais il l’avaitdéjà toute prête : « La jeune femme est atteinte de monomanie.Laissez-moi seul avec elle, dirait-il. Je sais la manière de lacalmer. »

— Monsieur, — commença Stephen, — Mme Beaumont…

— Eh bien ?

— Elle est partie.

Beauchamp se leva avec une belle surprise.

— Partie ? — répéta-t-il en riant à demi.

— Partie, monsieur, sur sa bicyclette.

— Sur sa bicyclette ? Et pourquoi ?

— Monsieur, elle est partie avec un autre monsieur. Cette fois,Beauchamp eut un vrai saisissement.

— Un… un autre monsieur ? Et qui donc ?

— Un autre monsieur en brun, monsieur. Il est venu dans la cour,monsieur ; il a sorti les deux machines, monsieur, et il estparti avec la dame, monsieur, y a pas plus de vingt minutes deça.

Beauchamp était debout, les yeux ronds, et les mains sur leshanches. Stephen, qui le considérait avec une curiosité ravie,essayait de deviner si cet époux abandonné allait pleurer, oumaudire, ou entreprendre aussitôt une furieuse poursuite. Mais,pour l’instant, il semblait simplement ahuri.

— Vêtu en brun ? — demanda-t-il. — Et blondasse ?

— Un peu votre genre, monsieur, tout au moins dans l’obscurité.Le garçon d’écurie, monsieur, Jim Duke…

Beauchamp eut un sourire de travers. Puis, sur le ton d’uneconviction extrême, il proféra… Mais il est des épithètes qu’ondoit entendre et s’abstenir de répéter, surtout quand elles sont àl’adresse d’une dame.

— Idiot que je suis ! — murmura-t-il. — J’aurais dû leprévoir.

Et il s’allongea dans un fauteuil.

— Qu’elle aille au diable ! — reprit-il, avec uneindifférence un peu triviale. — Ce sera à moi de faire avaler endouceur cette infernale histoire. Ainsi, ils ont filé,hein ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! laissons-les filer, — dit Beauchamp, omettantdu coup une phrase mémorable. — Laissons-les filer.Qu’importe ? Et souhaitons-leur bonne chance, à tous deux. Àprésent, apportez-moi un whisky Bourbon, le plus vite que vouspourrez, n’est-ce pas ? Quand je l’aurai pris, je ferai encoreun petit tour dans Bognor avant de rentrer me coucher.

Stephen était trop interdit pour bredouiller autre chose que:

— Un whisky Bourbon, monsieur ?

— Oui, et plus vite que ça ! — gronda Beauchamp. — Vousm’ennuyez à la fin.

Ce qui eut pour effet de changer de camp les sympathies deStephen.

— Bien, monsieur, — marmonna-t-il, déjà sur la porte.

Quant à Beauchamp, ayant de cette façon assumé l’attitude qu’iljugeait nécessaire pour sauver les apparences, il ne fut pas plutôtseul qu’il épancha ses vrais sentiments dans un flot torrentiel deblasphèmes et de malédictions. Que ce détective eût été envoyé parsa femme à lui ou par la belle-mère de la jeune fille, celle-cin’en était pas moins partie avec le limier, et la petite aventureprenait fin. Il avait été dupé, « mis dedans », il faisait làfigure de jocrisse, il aurait à expier un crime qu’il avait à peinecommencé de commettre. Son seul rayon d’espoir était que, selontoutes probabilités, l’homme avec qui la jeune fille s’étaitéchappée devait plutôt être envoyé à ses trousses par la belle-mèrede la fugitive : auquel cas l’aventure pouvait encore êtreétouffée, et l’explication de Beauchamp avec sa femme avait chancede se trouver indéfiniment ajournée. Puis, brusquement, il revit enesprit les formes affriolantes de la petite cycliste enjupe-culotte, et il s’abandonna à une nouvelle émission deblasphèmes. D’un bond il fut debout, agité par l’idée subite d’unepoursuite ; mais aussitôt il se rassit, avec une énergie quifit trembler tout le bar, au-dessous de lui.

— De tous les maudits idiots qui jamais ont été tondus danscette chienne de vie, moi, Beauchamp…

Il entonnait ce refrain, lorsque, avec un coup sec aussitôtsuivi de l’ouverture de la porte, Stephen entra avec le whiskyBourbon.

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