La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 19Comment d’Épernon eut son pourpoint déchiré, et comment Schombergfut teint en bleu.

Tandis que maître la Hurière entassaitsignatures sur signatures, tandis que Chicot consignait Gorenflot àla Corne-d’Abondance, tandis que Bussy revenait à la vie, dans cebienheureux petit jardin tout plein de parfums, de chants etd’amour, Henri, sombre de tout ce qu’il avait vu par la ville,irrité des prédications qu’il avait entendues dans les églises,furieux des saluts mystérieux recueillis par son frère d’Anjou,qu’il avait vu passer devant lui dans la rue Saint-Honoré,accompagné de M. de Guise et de M. de Mayenne,avec tout une suite de gentilshommes que semblait commanderM. de Monsoreau, Henri, disons-nous, était rentré auLouvre en compagnie de Maugiron et de Quélus.

Le roi, selon son habitude, était sorti avecses quatre amis ; mais, à quelques pas du Louvre, Schomberg etd’Épernon, ennuyés de voir Henri soucieux, et comptant qu’au milieud’un pareil remue-ménage il y avait des chances pour le plaisir etles aventures, Schomberg et d’Épernon avaient profité de lapremière bousculade pour disparaître au coin de la rue del’Astruce, et, tandis que le roi et ses deux amis continuaient leurpromenade par le quai, ils s’étaient laissé emporter par la rued’Orléans.

Ils n’avaient pas fait cent pas, que chacunavait déjà son affaire. D’Épernon avait passé sa sarbacane entreles jambes d’un bourgeois qui courait, et qui s’en était allé ducoup rouler à dix pas, et Schomberg avait enlevé la coiffe d’unefemme qu’il avait cru laide et vieille, et qui s’était trouvée, parfortune, jeune et jolie.

Mais tous deux avaient mal choisi leur jourpour s’attaquer à ces bons Parisiens, d’ordinaire sipatients ; il courait par les rues cette fièvre de révolte quibat quelquefois tout à coup des ailes dans les murs descapitales : le bourgeois culbuté s’était relevé et avaitcrié : «Au parpaillot !» C’était un zélé, on le crut, eton s’élança vers d’Épernon ; la femme décoiffée avaitcrié : «Au mignon !» ce qui était bien pis ; et sonmari, qui était un teinturier, avait lâché sur Schomberg sesapprentis.

Schomberg était brave ; il s’arrêta,voulut parler haut, et mit la main à son épée.

D’Épernon était prudent, il s’enfuit.

Henri ne s’était plus occupé de ses deuxmignons, il les connaissait pour avoir l’habitude de se tirerd’affaire tous deux : l’un, grâce à ses jambes, l’autre, grâceà ses bras ; il avait donc fait sa tournée comme nous avonsvu, et, sa tournée faite, il était revenu au Louvre.

Il était rentré dans son cabinet d’armes, et,assis sur son grand fauteuil, il tremblait d’impatience, cherchantun bon sujet de se mettre en colère.

Maugiron jouait avec Narcisse, le grandlévrier du roi.

Quélus, les poings appuyés contre ses joues,s’était accroupi sur un coussin, et regardait Henri.

– Ils vont, ils vont, disait le roi. Leurcomplot marche ; tantôt tigres, tantôt serpents ; quandils ne bondissent pas, ils rampent.

– Eh ! sire, dit Quélus, est-cequ’il n’y a pas toujours des complots, dans un royaume ? Quediable voudriez-vous que fissent les fils de rois, les frères derois, les cousins de rois, s’ils ne complotaient pas ?

– Tenez, en vérité, Quélus, avec vosmaximes absurdes et vos grosses joues boursouflées, vous me faitesl’effet d’être, en politique, de la force du Gilles de la foireSaint-Laurent.

Quélus pivota sur son coussin et tournairrévérencieusement le dos au roi.

– Voyons, Maugiron, reprit Henri, ai-jeraison ou tort, mordieu ! et doit-on me bercer avec desfadaises et des lieux communs, comme si j’étais un roi vulgaire ouun marchand de laine qui craint de perdre son chatfavori ?

– Eh ! sire, dit Maugiron qui étaittoujours et en tout point de l’avis de Quélus, si vous n’êtes pasun roi vulgaire, prouvez-le en faisant le grand roi. Quediable ! voilà Narcisse, c’est un bon chien, c’est une bonnebête ; mais, quand on lui tire les oreilles, il grogne, etquand on lui marche sur les pattes, il mord.

– Bon ! dit Henri, voilà l’autre quime compare à mon chien.

– Non pas, sire, dit Maugiron ; vousvoyez bien, au contraire, que je mets Narcisse fort au-dessus devous, puisque Narcisse sait se défendre et que Votre Majesté ne lesait pas.

Et, à son tour, il tourna le dos à Henri.

– Allons, me voilà seul, dit leroi ; fort bien, continuez, mes bons amis, pour qui l’on mereproche de dilapider le royaume ; abandonnez-moi,insultez-moi, égorgez-moi tous ; je n’ai que des bourreauxautour de ma personne, parole d’honneur. Ah ! Chicot !mon pauvre Chicot, où es-tu ?

– Bon, dit Quélus, il ne nous manquaitplus que cela. Voilà qu’il appelle Chicot, à présent.

– C’est tout simple, réponditMaugiron.

Et l’insolent se mit à mâchonner entre sesdents certain proverbe latin qui se traduit en français parl’axiome : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tues.

Henri fronça le sourcil, un éclair de terriblecourroux illumina ses grands yeux noirs, et, pour cette fois,certes, c’était bien un regard de roi que le prince lança sur sesindiscrets amis.

Mais, sans doute épuisé par cette velléité decolère, Henri retomba sur sa chaise et frotta les oreilles d’un despetits chiens de sa corbeille.

En ce moment un pas rapide retentit dans lesantichambres, et d’Épernon apparut sans toquet, sans manteau, etson pourpoint tout déchiré.

Quélus et Maugiron se retournèrent, etNarcisse s’élança vers le nouveau venu en jappant, comme si, descourtisans du roi, il ne reconnaissait que les habits.

– Jésus-Dieu ! s’écria Henri, quet’est-il donc arrivé ?

– Sire, dit d’Épernon,regardez-moi ; voici de quelle façon l’on traite les amis deVotre Majesté.

– Et qui t’a traité ainsi ? demandale roi.

– Mordieu ! votre peuple, ou plutôtle peuple de M. le duc d’Anjou, qui criait : Vive laLigue ! vive la messe ! vive Guise ! viveFrançois ! vive tout le monde enfin ! excepté : Vivele roi.

– Et que lui as-tu donc fait, à cepeuple, pour qu’il te traite ainsi ?

– Moi ? rien. Que voulez-vous qu’unhomme fasse à un peuple ? Il m’a reconnu pour ami de VotreMajesté, et cela lui a suffi.

– Mais Schomberg ?

– Quoi ! Schomberg ?

– Schomberg n’est pas venu à tonsecours ? Schomberg ne t’a pas défendu ?

– Corbœuf ! Schomberg avait assez àfaire pour son propre compte.

– Comment cela ?

– Oui, je l’ai laissé aux mains d’unteinturier dont il avait décoiffé la femme, et qui, avec cinq ousix garçons, était en train de lui faire passer un mauvais quartd’heure.

– Par la mordieu ! s’écria le roi,et où l’as-tu laissé, mon pauvre Schomberg ? dit Henri en selevant ; j’irai moi-même à son aide. Peut-être pourra-t-ondire, ajouta Henri en regardant Maugiron et Quélus, que mes amism’ont abandonné, mais on ne dira pas au moins que j’ai abandonnémes amis.

– Merci, sire, dit une voix derrièreHenri, merci, me voilà, Gott verdamme mih ; je m’ensuis tiré tout seul, mais ce n’est pas sans peine.

– Oh ! Schomberg ! c’est lavoix de Schomberg ! crièrent les trois mignons. Mais où diablees-tu ?

– Pardieu, où je suis, vous me voyezbien, s’écria la même voix.

Et, en effet, des profondeurs obscures ducabinet on vit s’avancer, non pas un homme, mais une ombre.

– Schomberg ! s’écria le roi, d’oùviens-tu, d’où sors-tu, et pourquoi es-tu de cettecouleur ?

En effet, Schomberg, des pieds à la tète, sansexception d’aucune partie de ses vêtements ou de sa personne,Schomberg était du plus beau bleu de roi qu’il fût possible devoir.

– Der Teufel !s’écria-t-il ; les misérables ! Je ne m’étonne plus sitout ce peuple courait après moi.

– Mais qu’y a-t-il donc ? demandaHenri. Si tu étais jaune, cela s’expliquerait par la peur ;mais bleu !

– Il y a qu’ils m’ont trempé dans unecuve, les coquins ; j’ai cru qu’ils me trempaient toutbonnement dans une cuve d’eau, et c’était dans une cuved’indigo.

– Oh ! mordieu, dit Quélus enéclatant de rire, ils sont punis par où ils ont péché. C’est trèscher l’indigo, et tu leur emportes au moins pour vingt écus deteinture.

– Je te conseille de plaisanter,toi ; j’aurais voulu te voir à ma place.

– Et tu n’en as pas étripéquelqu’un ? demanda Maugiron.

– J’ai laissé mon poignard quelque part,voilà tout ce que je sais, enfoncé jusqu’à la garde dans unfourreau de chair ; mais, en une seconde, tout a étédit : j’ai été pris, soulevé, emporté, trempé dans la cuve etpresque noyé.

– Et comment t’es-tu tiré de leursmains ?

– J’ai eu le courage de commettre unelâcheté, sire.

– Et qu’as-tu fait ?

– J’ai crié : Vive laLigue !

– C’est comme moi, dit d’Épernon ;seulement on m’a forcé d’ajouter : Vive le ducd’Anjou !

– Et moi aussi, dit Schomberg en mordantses mains de rage ; moi aussi je l’ai crié. Mais ce n’est pasle tout.

– Comment ! dit le roi, ils t’ontencore fait crier autre chose, mon pauvre Schomberg ?

– Non, ils ne m’ont pas fait crier autrechose, et c’est bien assez comme cela, Dieu merci ; mais aumoment où je criais : Vive le duc d’Anjou !…

– Eh bien !

– Devinez qui passait ?

– Comment veux-tu que jedevine ?

– Bussy, son damné Bussy, lequel m’aentendu crier vive son maître.

– Le fait est qu’il n’a rien dû ycomprendre, dit Quélus.

– Parbleu ! comme il était difficilede voir ce qui se passait ! j’avais le poignard sur la gorge,et j’étais dans une cuve.

– Comment, dit Maugiron, il ne t’a pasporté secours ? Cela se devait cependant de gentilhomme àgentilhomme.

– Lui, il paraît qu’il avait à songer àbien autre chose ; il ne lui manquait que des ailes pours’envoler ; à peine touchait-il encore la terre.

– Et puis, dit Maugiron, il ne t’aurapeut-être pas reconnu ?

– La belle raison !

– Étais-tu déjà passé au bleu ?

– Ah ! c’est juste, ditSchomberg.

– Dans ce cas, il serait excusable,reprit Henri, car, en vérité, mon pauvre Schomberg, je ne tereconnais pas moi-même.

– N’importe, répliqua le jeune homme, quin’était pas pour rien d’origine allemande, nous nous retrouveronsautre part qu’au coin de la rue Coquillière, et un jour que je neserai pas dans une cuve.

– Oh ! moi, dit d’Épernon, ce n’estpas au valet que j’en veux, c’est au maître ; ce n’est pas àBussy que je voudrais avoir affaire, c’est à monseigneur le ducd’Anjou.

– Oui, oui, s’écria Schomberg,monseigneur le duc d’Anjou qui veut nous tuer par le ridicule, enattendant qu’il nous tue par le poignard.

– Au duc d’Anjou, dont on chantait leslouanges par les rues, – vous les avez entendues, sire, direntensemble Quélus et Maugiron.

– Le fait est que c’est lui qui est ducet maître dans Paris à cette heure, et non plus le roi :essayez un peu de sortir, lui dit d’Épernon, et vous verrez si l’onvous respectera plus que nous.

– Ah ! mon frère ! monfrère ! murmura Henri d’un ton menaçant.

– Ah ! oui, sire, vous direz encorebien des fois, comme vous venez de le dire : «Ah ! monfrère ! mon frère !» sans prendre aucun parti contre cefrère, dit Schomberg ; et cependant, je vous le déclare, etc’est clair pour moi, ce frère est à la tête de quelquecomplot.

– Eh ! mordieu ! s’écria Henri,c’est ce que je disais à ces messieurs quand tu es entré tout àl’heure, d’Épernon ; mais ils m’ont répondu en haussant lesépaules et en me tournant le dos.

– Sire, dit Maugiron, nous avons hausséles épaules et tourné le dos, non point parce que vous disiez qu’ily avait un complot, mais parce que nous ne vous voyions pas enhumeur de le comprimer.

– Et maintenant, continua Quélus, nousnous retournons vers vous pour vous redire : «Sauvez-nous,sire, ou plutôt sauvez-vous, car, nous tombés, vous êtesmort ; demain M. de Guise vient au Louvre, demain ildemandera que vous nommiez un chef à la Ligue ; demain vousnommerez le duc d’Anjou comme vous avez promis de le faire, etalors, une fois le duc d’Anjou chef de la Ligue, c’est-à-dire à latête de cent mille Parisiens échauffés par les orgies de cettenuit, le duc d’Anjou fera de vous ce qu’il voudra.»

– Ah ! ah ! dit Henri, et encas de résolution extrême, vous seriez donc disposés à meseconder ?

– Oui, sire, répondirent les jeunes gensd’une seule voix.

– Pourvu cependant, sire, dit d’Épernon,que Votre Majesté me donne le temps de mettre un autre toquet, unautre manteau et un autre pourpoint.

– Passe dans ma garde-robe, d’Épernon, etmon valet de chambre te donnera tout cela ; nous sommes demême taille.

– Et pourvu que vous me donniez le temps,à moi, de prendre un bain.

– Passe dans mon étuve, Schomberg, et monbaigneur aura soin de toi.

– Sire, dit Schomberg, nous pouvons doncespérer que l’insulte ne restera pas sans vengeance ?

Henri étendit la main en signe de silence, et,baissant la tête sur sa poitrine, parut réfléchir profondément.Puis, au bout d’un instant :

– Quélus, dit-il, informez-vous siM. d’Anjou est rentré au Louvre.

Quélus sortit. D’Épernon et Schombergattendaient avec les autres la réponse de Quélus, tant leur zèles’était ranimé par l’imminence du danger. Ce n’est point pendant latempête, c’est pendant le calme qu’on voit les matelotsrécalcitrants.

– Sire, demanda Maugiron, Votre Majestéprend donc un parti ?

– Vous allez voir, répliqua le roi.

Quélus revint.

– M. le duc n’est pas encore rentré,dit-il.

– C’est bien, répondit le roi. D’Épernon,allez changer d’habit ; Schomberg, allez changer decouleur ; et vous, Quélus, et vous, Maugiron, descendez dansle préau et faites-moi bonne garde jusqu’à ce que mon frèrerentre.

– Et quand il rentrera ? demandaQuélus.

– Quand il rentrera, vous ferez fermertoutes les portes ; allez.

– Bravo, sire ! dit Quélus.

– Sire, dit d’Épernon, dans dix minutesje suis ici.

– Moi, sire, je ne puis dire quand j’yserai, ce sera selon la qualité de la teinture.

– Venez le plus tôt possible, répondit leroi, voilà tout ce que j’ai à vous dire.

– Mais Votre Majesté va donc resterseule ? demanda Maugiron.

– Non, Maugiron, je reste avec Dieu, àqui je vais demander sa protection pour notre entreprise.

– Priez-le bien, sire, dit Quélus, car jecommence à croire qu’il s’entend avec le diable pour nous damnertous ensemble dans ce monde et dans l’autre.

– Amen ! dit Maugiron.

Les deux jeunes gens qui devaient faire lagarde sortirent par une porte. Les deux qui devaient changer decostume sortirent par l’autre.

Le roi, resté seul, alla s’agenouiller à sonprie-Dieu.

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