La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 33Une volée d’angevins.

Bussy parvint à occuper si bien le duc d’Anjoude ses préparatifs de guerre, que, pendant deux jours, il ne trouvani le temps d’aller à Méridor, ni le temps de faire venir le baronà Angers.

Quelquefois cependant le duc revenait à sesidées de visite. Mais aussitôt Bussy faisait l’empressé, visitaitles mousquets de toute la garde, faisait équiper les chevaux enguerre, roulait les canons, les affûts, comme s’il s’agissait deconquérir une cinquième partie du monde.

Ce que voyant Remy, il se mettait à faire dela charpie, à repasser ses instruments, à confectionner ses baumes,comme s’il s’agissait de soigner la moitié du genre humain.

Le duc alors reculait devant l’énormité depareils préparatifs.

Il va sans dire que, de temps en temps, Bussy,sous prétexte de faire le tour des fortifications extérieures,sautait sur Roland, et, en quarante minutes, arrivait à certainmur, qu’il enjambait d’autant plus lestement, qu’à chaqueenjambement il faisait tomber quelque pierre, et que le chaperon,croulant sous son poids, devenait peu à peu une brèche.

Quant à Roland, il n’était plus besoin de luidire où l’on allait, Bussy n’avait qu’à lui lâcher la bride etfermer les yeux.

– Voilà déjà deux jours de gagnés, disaitBussy, j’aurai bien du malheur si, d’ici à deux autres jours, il nem’arrive pas un petit bonheur.

Bussy n’avait pas tort de compter sur sa bonnefortune.

Vers le soir du troisième jour, comme onfaisait entrer dans la ville un énorme convoi de vivres, produitd’une réquisition frappée par le duc sur ses bons et féauxAngevins ; comme M. d’Anjou, pour faire le bon prince,goûtait le pain noir des soldats et déchirait à belles dents lesharengs salés et la morue sèche, on entendit une grande rumeur versune des portes de la ville.

M. d’Anjou s’informa d’où venait cetterumeur ; mais personne ne put le lui dire.

Il se faisait par là une distribution de coupsde manche de pertuisane et de coups de crosse de mousquet à bonnombre de bourgeois attirés par la nouveauté d’un spectaclecurieux.

Un homme, monté sur un cheval blanc ruisselantde sueur, s’était présenté à la barrière de la porte de Paris.

Or Bussy, par suite de son systèmed’intimidation, s’était fait nommer capitaine général du paysd’Anjou, grand-maître de toutes les places, et avait établi la plussévère discipline, notamment dans Angers. Nul ne pouvait sortir dela ville sans un mot d’ordre, nul ne pouvait y entrer sans ce mêmemot d’ordre, une lettre d’appel ou un signe de ralliementquelconque.

Toute cette discipline n’avait d’autre but qued’empêcher le duc d’envoyer quelqu’un à Diane sans qu’il le sût, etd’empêcher Diane d’entrer à Angers sans qu’il en fût averti.

Cela paraîtra peut-être un peu exagéré ;mais cinquante ans plus tard Buckingham faisait bien d’autresfolies pour Anne d’Autriche.

L’homme et le cheval blanc étaient donc, commenous l’avons dit, arrivés d’un galop furieux, et ils avaient étédonner droit dans le poste.

Mais le poste avait sa consigne. La consigneavait été donnée à la sentinelle ; la sentinelle avait croiséla pertuisane ; le cavalier avait paru s’en inquiétermédiocrement ; mais la sentinelle avait crié : «Auxarmes !» le poste était sorti, et force avait été d’entrer enexplication.

– Je suis Antraguet, avait dit lecavalier, et je veux parler au duc d’Anjou.

– Nous ne connaissons pas Antraguet,avait répondu le chef du poste ; quant à parler au ducd’Anjou, votre désir sera satisfait, car nous allons vous arrêteret vous conduire à Son Altesse.

– M’arrêter ! répondit le cavalier,voilà encore un plaisant maroufle pour arrêter Charles de Balzacd’Entragues, baron de Cuneo et comte de Graville.

– Ce sera pourtant comme cela, dit enajustant son hausse-col le bourgeois qui avait vingt hommesderrière lui, et qui n’en voyait qu’un seul en face.

– Attendez un peu, mes bons amis, ditAntraguet. Vous ne connaissez pas encore les Parisiens, n’est-cepas ? eh bien ! je vais vous montrer un échantillon de cequ’ils savent taire.

– Arrêtons-le ! conduisons-le àmonseigneur ! crièrent les miliciens furieux.

– Tout doux, mes petits agneaux, d’Anjou,dit Antraguet, c’est moi qui aurai ce plaisir.

– Que dit-il donc là ? sedemandèrent les bourgeois.

– Il dit que son cheval n’a encore faitque dix lieues, répondit Antraguet, ce qui fait qu’il va vouspasser sur le ventre à tous, si vous ne vous rangez pas.Rangez-vous donc, ou ventre-bœuf….

Et, comme les bourgeois d’Angers avaient l’airde ne pas comprendre le juron parisien, Antraguet avait mis l’épéeà la main, et, par un moulinet prestigieux, avait abattu çà et làles hampes les plus rapprochées des hallebardes dont on luiprésentait la pointe.

En moins de dix minutes, quinze ou vingthallebardes furent changées en manches à balais.

Les bourgeois furieux fondirent à coups debâton sur le nouveau venu, qui parait devant, derrière, à droite età gauche, avec une adresse prodigieuse, et en riant de tout soncœur.

– Ah ! la belle entrée, disait-il ense tordant sur son cheval ; oh ! les honnêtes bourgeoisque les bourgeois d’Angers ! Morbleu, comme on s’amuseici ! Que le prince a bien eu raison de quitter Paris, et quej’ai bien fait de venir le rejoindre !

Et Antraguet, non seulement parait de plusbelle, mais, de temps en temps, quand il se sentait serré de tropprès, il taillait, avec sa lame espagnole, le buffle de celui-là,la salade de celui-ci, et quelquefois, choisissant son homme, ilétourdissait d’un coup de plat d’épée quelque guerrier imprudentqui se jetait dans la mêlée, le chef protégé par le simple bonnetde laine angevin.

Les bourgeois ameutés frappaient à l’envi,s’estropiant les uns les autres, puis revenaient à la charge ;comme les soldats de Cadmus, on eût dit qu’ils sortaient deterre.

Antraguet sentit qu’il commençait à sefatiguer.

– Allons, dit-il, voyant que les rangsdevenaient de plus en plus compacts, c’est bon ; vous êtesbraves comme des lions, c’est convenu, et j’en rendrai témoignage.Mais vous voyez qu’il ne vous reste plus que vos manches dehallebardes, et que vous ne savez pas charger vos mousquets.J’avais résolu d’entrer dans la ville, mais j’ignorais qu’elleétait gardée par une armée de Césars. Je renonce à vousvaincre ; adieu, bonsoir, je m’en vais. Dites seulement auprince que j’étais venu exprès de Paris pour le voir.

Cependant le capitaine était parvenu àcommuniquer le feu à la mèche de son mousquet ; mais, aumoment où il appuyait la crosse à son épaule, Antraguet lui cinglade si furieux coups de sa canne flexible sur les doigts, qu’illâcha son arme et qu’il se mit à sauter alternativement sur le pieddroit et sur le pied gauche.

– À mort ! à mort ! crièrentles miliciens meurtris et enragés, ne le laissons pas fuir !qu’il ne puisse pas s’échapper !

– Ah ! dit Antraguet, vous nevouliez pas me laisser entrer tout à l’heure, et voilà maintenantque vous ne voulez plus me laisser sortir ; prenezgarde ! cela va changer ma tactique : au lieu d’user duplat, j’userai de la pointe ; au lieu d’abattre leshallebardes, j’abattrai les poignets. Çà, voyons, mes agneauxd’Anjou, me laisse-t-on partir ?

– Non ! à mort ! à mort !il se lasse ! assommons-le !

– Fort bien ! c’est pour tout debon, alors ?

– Oui ! oui !

– Eh bien ! gare les doigts, jecoupe les mains !

Il achevait à peine, et se mettait en mesurede mettre sa menace à exécution, quand un second cavalier apparut àl’horizon, accourant avec la même frénésie, entra dans la barrièreau triple galop, et tomba comme la foudre au milieu de la mêlée,qui tournait peu à peu en véritable combat.

– Antraguet, cria le nouveau venu,Antraguet ! eh ! que diable fais-tu au milieu de tous cesbourgeois ?

– Livarot ! s’écria Antraguet en seretournant, ah ! mordieu, tu es le bienvenu, Montjoie etSaint-Denis, à la rescousse !

– Je savais bien que je terattraperais ; il y a quatre heures que j’ai eu de tesnouvelles, et, depuis ce moment, je te suis. Mais où t’es-tu doncfourré ? on te massacre, Dieu me pardonne.

– Oui, ce sont nos amis d’Anjou, qui neveulent ni me laisser entrer ni me laisser sortir.

– Messieurs, dit Livarot en mettant lechapeau à la main, vous plairait-il de vous ranger à droite ou àgauche, afin que nous passions ?

– Ils nous insultent ! crièrent lesbourgeois ; à mort ! à mort !

– Ah ! voilà comme ils sont àAngers ! fit Livarot en remettant d’une main son chapeau sursa tête, et en tirant de l’autre son épée.

– Oui, tu vois, dit Antraguet ;malheureusement ils sont beaucoup.

– Bah ! à nous trois nous enviendrons bien à bout.

– Oui, à nous trois, si nous étionstrois ; mais nous ne sommes que nous deux.

– Voici Ribérac qui arrive.

– Lui aussi ?

– L’entends-tu ?

– Je le vois. Eh ! Ribérac !eh ! ici ! ici !

En effet, au moment même, Ribérac, non moinspressé que ses compagnons, à ce qu’il paraissait, faisait la mêmeentrée qu’eux dans la ville d’Angers.

– Tiens ! on se bat, dit Ribérac,voilà une chance ! Bonjour, Antraguet ; bonjour,Livarot.

– Chargeons, répondit Antraguet.

Les miliciens regardaient, assez étourdis, lenouveau renfort qui venait d’arriver aux deux amis, lesquels, del’état d’assaillis, se préparaient à passer à celuid’assaillants.

– Ah çà ! mais ils sont donc unrégiment, dit le capitaine de la milice à ces hommes ;messieurs, notre ordre de bataille me paraît vicieux, et je proposeque nous fassions demi-tour à gauche.

Les bourgeois, avec cette habileté qui lescaractérise dans l’exécution des mouvements militaires,commencèrent aussitôt un demi-tour à droite.

C’est qu’outre l’invitation de leur capitainequi les ramenait naturellement à la prudence, ils voyaient lestrois cavaliers se ranger de front avec une contenance martiale quifaisait frémir les plus intrépides.

– C’est leur avant-garde, crièrent lesbourgeois qui voulaient se donner à eux-mêmes un prétexte pourfuir. Alarme ! alarme !

– Au feu ! crièrent les autres, aufeu !

– L’ennemi ! l’ennemi ! direntla plupart.

– Nous sommes des pères de famille ;nous nous devons à nos femmes et à nos enfants. Sauve quipeut ! hurla le capitaine.

Et en raison de ces cris divers, qui touscependant, comme on le voit, avaient le même but, un effroyabletumulte se fit dans la rue, et les coups de bâton commencèrent àtomber comme la grêle sur les curieux, dont le cercle presséempêchait les peureux de fuir.

Ce fut alors que le bruit de la bagarre arrivajusqu’à la place du Château, où, comme nous l’avons dit, le princegoûtait le pain noir, les harengs saurs et la morue sèche de sespartisans.

Bussy et le prince s’informèrent ; onleur dit que c’étaient trois hommes, ou plutôt trois diablesincarnés arrivant de Paris, qui faisaient tout ce tapage.

– Trois hommes ? dit leprince ; va donc voir ce que c’est, Bussy.

– Trois hommes ? dit Bussy :venez, monseigneur.

Et tous deux partirent : Bussy en avant,le prince le suivant prudemment, accompagné d’une vingtaine decavaliers.

Ils arrivèrent comme les bourgeoiscommençaient d’exécuter la manœuvre que nous avons dite, au granddétriment des épaules et des crâne des curieux.

Bussy se dressa sur ses étriers, et, son œild’aigle plongeant dans la mêlée, il reconnut Livarot à sa longuefigure.

– Mort de ma vie ! cria-t-il auprince d’une voix tonnante, accourez donc, monseigneur, ce sont nosamis de Paris qui nous assiègent.

– Eh non ! répondit Livarot d’unevoix qui dominait le bruit de la bataille, ce sont, au contraire,les amis d’Anjou qui nous écharpent.

– Bas les armes ! cria le duc ;bas les armes, marauds, ce sont des amis.

– Des amis ! s’écrièrent lesbourgeois contusionnés, écorchés, rendus. Des amis ! ilfallait donc leur donner le mot d’ordre alors ; depuis unebonne heure, nous les traitons comme des païens, et ils noustraitent comme des Turcs.

Et le mouvement rétrograde acheva de sefaire.

Livarot, Antraguet et Ribérac s’avancèrent entriomphateurs dans l’espace laissé libre par la retraite desbourgeois, et tous s’empressèrent d’aller baiser la main de SonAltesse ; après quoi, chacun, à son tour, se jeta dans lesbras de Bussy.

– Il paraît, dit philosophiquement lecapitaine, que c’est une volée d’Angevins que nous prenions pour unvol de vautours.

– Monseigneur, glissa Bussy à l’oreilledu duc, comptez vos miliciens, je vous prie.

– Pour quoi faire ?

– Comptez toujours, à peu près, engros ; je ne dis pas un à un.

– Ils sont au moins cent cinquante.

– Au moins, oui.

– Eh bien ! que veux-tudire ?

– Je veux dire que vous n’avez point làde fameux soldats, puisque trois hommes les ont battus.

– C’est vrai, dit le duc.Après ?

– Après ! sortez donc de la villeavec des gaillards comme ceux-là !

– Oui, dit le duc ; mais j’ensortirai avec les trois hommes qui ont battu les autres, répliquale duc.

– Ouais ! fit tout bas Bussy, jen’avais pas songé à celle-là. Vivent les poltrons pour êtrelogiques !

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