La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 12Ce que venait faire M. de Guise au Louvre.

Derrière M. de Guise venaient engrand nombre des officiers, des courtisans, desgentilshommes ; derrière cette brillante escorte venait lepeuple, escorte moins brillante, mais plus sûre et surtout plusredoutable. Seulement les gentilshommes étaient entrés au palais etle peuple était resté à la porte.

C’était des rangs de ce peuple que les crispartaient encore au moment même où le duc de Guise, qu’il avaitperdu de vue, pénétrait dans la galerie.

À la vue de cette espèce d’armée qui faisaitcortège au héros parisien chaque fois qu’il apparaissait dans lesrues, les gardes avaient pris les armes, et, rangés derrière leurbrave colonel, lançaient au peuple des regards menaçants, autriomphateur des provocations muettes.

Guise avait remarqué l’attitude de ces soldatsque commandait Grillon ; il adressa un petit salut plein degrâce au colonel, qui, l’épée au poing, se tenait à quatre pas enavant de ses hommes, et qui demeura roide et impassible dans sadédaigneuse immobilité.

Cette révolte d’un homme et d’un régimentcontre son pouvoir si généralement établi frappa le duc. Son frontdevint un instant soucieux ; mais, à mesure qu’il s’approchaitdu roi, son front s’éclaircit : si bien que, comme nousl’avons vu arriver au cabinet de Henri III, il y entra ensouriant.

– Ah ! c’est vous, mon cousin, ditle roi, comme vous menez grand bruit ! Est-ce que lestrompettes ne sonnent pas ? Il m’avait semblé lesentendre.

– Sire, répondit le duc, les trompettesne sonnent à Paris que pour le roi, en campagne que pour legénéral, et je suis trop familier à la fois avec la cour et avecles champs de bataille pour m’y tromper. Ici les trompettesferaient trop de bruit pour un sujet ; là-bas elles n’enferaient point assez pour un prince.

Henri se mordit les lèvres.

– Par la mordieu ! dit-il après unsilence employé à dévorer des yeux le prince lorrain, vous êtesbien reluisant, mon cousin ? est-ce que vous arrivez du siègede la Charité d’aujourd’hui seulement ?

– D’aujourd’hui seulement, oui, sire,répondit le duc avec une légère rougeur.

– Ma foi, c’est beaucoup d’honneur pournous, mon cousin, que votre visite, beaucoup d’honneur, beaucoupd’honneur.

Henri III répétait les mots quand il avaittrop d’idées à cacher, comme on épaissit les rangs des soldatsdevant une batterie de canons qui ne doit être démasquée qu’à uncertain moment.

– Beaucoup d’honneur, répéta Chicot avecune intonation si exacte, qu’on eût pu croire que ces deux motsvenaient encore du roi.

– Sire, dit le duc, Votre Majesté veutrailler sans doute : comment ma visite pourrait-elle honorercelui de qui vient tout honneur ?

– Je veux dire, monsieur de Guise,répliqua Henri, que tout bon catholique a l’habitude, au retour dela campagne, d’aller voir Dieu d’abord, dans quelqu’un de sestemples ; le roi ne vient qu’après Dieu. Honorez Dieu, servezle roi : vous savez, mon cousin, c’est un axiome moitiéreligieux, moitié politique.

La rougeur du duc de Guise fut cette fois plusdistincte ; le roi, qui avait parlé en regardant le duc bienen face, vit cette rougeur, et, son regard, comme guidé par unmouvement instinctif, étant passé du duc de Guise au duc d’Anjou,il vit avec étonnement que son bon frère était aussi pâle que sonbeau cousin était rouge.

Cette émotion, se traduisant de deux façons siopposées, le frappa. Il détourna les yeux avec affectation, et pritun air affable, velours sous lequel personne mieux que Henri III nesavait cacher ses griffes royales.

– En tout cas, duc, dit-il, rien n’égalema joie de vous voir échappé à toutes ces mauvaises chances de laguerre, quoique vous cherchiez le danger, dit-on, d’une façontéméraire. Mais le danger vous connaît, mon cousin, il vousfuit.

Le duc s’inclina devant le compliment.

– Aussi je vous dirai, mon cousin, nesoyez pas si ambitieux de périls mortels ; car ce serait envérité bien dur pour des fainéants comme nous, qui dormons, quimangeons, qui chassons, et qui, pour toutes conquêtes, inventons denouvelles modes et de nouvelles prières….

– Oui, sire, dit le duc, se rattachant àce dernier mot. Nous savons que vous êtes un prince éclairé etpieux, et qu’aucun plaisir ne peut vous faire perdre de vue lagloire de Dieu et les intérêts de l’Église. C’est pourquoi noussommes venus avec tant de confiance vers Votre Majesté.

– Regarde donc la confiance de toncousin, Henri, dit Chicot en montrant au roi les gentilshommes qui,par respect, se tenaient hors de l’appartement, il en a laissé untiers à la porte de ton cabinet et les deux autres tiers à celle duLouvre.

– Avec confiance ? répétaHenri ; ne venez-vous point toujours avec confiance près demoi, mon cousin ?

– Sire, je m’entends ; cetteconfiance dont je parle a rapport à la proposition que je comptevous faire.

– Ah ! ah ! vous avez à meproposer quelque chose, mon cousin ? Alors parlez avecconfiance, comme vous dites, avec toute confiance. Qu’avez-vous ànous proposer ?

– L’exécution d’une des plus belles idéesqui aient encore ému le monde chrétien depuis que les croisadessont devenues impossibles.

– Parlez, duc.

– Sire, continua le duc, mais cette foisen haussant la voix de manière à être entendu de l’antichambre,sire, ce n’est pas un vain titre que celui de roi très chrétien, iloblige à un zèle ardent pour la défense de la religion. Le filsaîné de l’Église, et c’est votre titre, sire, doit être toujoursprêt à défendre sa mère.

– Tiens, dit Chicot, mon cousin quiprêche avec une grande rapière au côté et une salade en tête ;c’est drôle ! ça ne m’étonne plus que les moines veuillentfaire la guerre ; Henri, je te demande un régiment pourGorenflot.

Le duc feignit de ne pas entendre ; Henricroisa ses jambes l’une sur l’autre, posa son coude sur son genouet emboîta son menton dans sa main.

– Est-ce que l’Église est menacée par lesSarrasins, mon cher duc ? demanda-t-il, ou bienaspireriez-vous par hasard au titre de roi… de Jérusalem ?

– Sire, reprit le duc, cette grandeaffluence de peuple qui me suivait en bénissant mon nom nem’honorait de cet accueil, croyez-le bien, que pour payer l’ardeurde mon zèle à défendre la foi. J’ai déjà eu l’honneur de parler àVotre Majesté, avant son avènement au trône, d’un projet d’allianceentre tous les vrais catholiques.

– Oui, oui, dit Chicot ; oui, jem’en souviens, moi, la Ligue, ventre de biche ! Henri, laLigue, par Saint-Barthélemy ; la Ligue, mon roi ; sur maparole, tu es bien oublieux, mon fils, de ne point te souvenird’une si triomphante idée.

Le duc se retourna au bruit de ces paroles, etlaissa tomber un regard dédaigneux sur celui qui les avaitprononcées, ne sachant pas combien ces paroles avaient de poids surl’esprit du roi, surchargées qu’elles étaient des révélationstoutes récentes de M. de Morvilliers.

Le duc d’Anjou en fut ému, lui, et appuyant undoigt sur ses lèvres, il regarda fixement le duc de Guise, pâle etimmobile comme la statue de la Circonspection.

Cette fois le roi ne s’apercevait point dusigne d’intelligence qui reliait entre eux les intérêts des deuxprinces ; mais Chicot, s’approchant de son oreille, sousprétexte de planter une de ses deux poules dans les chaînettes enrubis de sa toque, lui dit tout bas :

– Vois ton frère, Henri.

L’œil de Henri se leva rapide ; le doigtdu duc s’abaissa presque aussi prompt ; mais il était déjàtrop tard. Henri avait vu le mouvement et deviné larecommandation.

– Sire, continua le duc de Guise, quiavait bien vu l’action de Chicot, mais qui n’avait pu entendre sesparoles, les catholiques ont, en effet, appelé cette association lasainte Ligue, et elle a pour but principal de fortifier le trônecontre les huguenots, ses ennemis mortels.

– Bien dit ! s’écria Chicot.J’approuve pedibus et nutu.

– Mais, continua le duc, c’est peu des’associer, sire, c’est peu de former une masse, si compactequ’elle soit, il faut lui imprimer une direction. Or, dans unroyaume comme la France, plusieurs millions d’hommes ne serassemblent pas sans l’aveu du roi.

– Plusieurs millions d’hommes ! fitHenri n’essayant aucun effort pour dissimuler une surprise qu’oneût pu, avec raison, interpréter comme de la frayeur.

– Plusieurs millions d’hommes, répétaChicot, léger noyau des mécontents, et qui, s’il est planté, commeje n’en doute point, par des mains habiles, fera pousser de jolisfruits.

Pour cette fois, la patience du duc parut êtreà bout ; il serra ses lèvres dédaigneuses, et, pressant laterre d’un pied dont il n’osait point la frapper :

– Je m’étonne, sire, dit-il, que VotreMajesté souffre qu’on m’interrompe si souvent quand j’ai l’honneurde lui parler de matières si graves.

Chicot, à cette démonstration, dont il parutsentir toute la justesse, tourna autour de lui des yeux furibonds,et, imitant la voix glapissante de l’huissier duParlement :

– Silence, donc ! s’écria-t-il, ou,ventre de biche ! on aura affaire à moi.

– Plusieurs millions d’hommes !reprit le roi, qui avait peine à avaler le chiffre, c’est flatteurpour la religion catholique ; mais, en face de ces plusieursmillions d’associés, combien y a-t-il donc de protestants dans monroyaume ?

Le duc parut chercher.

– Quatre, dit Chicot.

Cette nouvelle saillie fit éclater de rire lesamis du roi, tandis que Guise fronçait le sourcil et que lesgentilshommes de l’antichambre murmuraient hautement contrel’audace du Gascon.

Le roi se tourna lentement vers la porte d’oùvenaient ces murmures, et, comme, lorsqu’il le voulait, Henri avaitun regard plein de dignité, les murmures cessèrent.

Puis, ramenant ce même regard sur le duc, sansrien changer à son expression :

– Voyons, monsieur, dit-il, quedemandez-vous ?… Au but… au but….

– Je demande, sire, car la popularité demon roi m’est plus chère encore peut-être que la mienne, je demandeque Votre Majesté montre clairement qu’elle nous est aussisupérieure dans son zèle pour la religion catholique que pourtoutes les autres choses, et qu’elle ôte ainsi tout prétexte auxmécontents de recommencer les guerres.

– Ah ! s’il ne s’agit que de guerre,mon cousin, dit Henri, j’ai des troupes, et rien que sous vosordres vous tenez, je crois, dans le camp que vous venez de quitterpour me donner ces excellents conseils, près de vingt-cinq millehommes.

– Sire, quand je parle de guerre,j’aurais dû peut-être m’expliquer.

– Expliquez-vous, mon cousin ; vousêtes un grand capitaine, et j’aurai, vous n’en doutez pas, plaisirà vous entendre discourir sur de pareilles matières.

– Sire, je voulais dire que, par le tempsqui court, les rois sont appelés à soutenir deux guerres, la guerremorale, si je puis m’exprimer ainsi, et la guerre politique, laguerre contre les idées et la guerre contre les hommes.

– Mordieu ! dit Chicot, comme c’estpuissamment exposé !

– Silence ! fou, dit le roi.

– Les hommes, continua le duc, les hommessont visibles, palpables, mortels ; on les joint, on lesattaque, on les bat ; et, quand on les a battus, on leur faitleur procès et on les pend, ou mieux encore.

– Oui, dit Chicot, on les pend sans leurfaire leur procès ; c’est plus court et plus royal.

– Mais les idées, continua le duc, on neles rencontre point ainsi. Sire, elles se glissent invisibles etpénétrantes ; elles se cachent surtout aux yeux de ceux-là quiveulent les détruire ; abritées au fond des âmes, elles yprojettent de profondes racines ; et plus on coupe les rameauximprudents qui sortent au dehors, plus les racines intérieuresdeviennent puissantes et inextirpables. Une idée, sire, c’est unnain géant qu’il faut surveiller nuit et jour ; car l’idée quirampait hier à vos pieds demain dominera votre tête. Une idée,sire, c’est l’étincelle qui tombe sur le chaume, il faut de bonsyeux en plein jour pour deviner les commencements de l’incendie, etvoilà pourquoi, sire, des millions de surveillants sontnécessaires.

– Voilà les quatre huguenots de France àtous les diables, s’écria Chicot ; ventre de biche ! jeles plains.

– Et c’était pour veiller à cettesurveillance, continua le duc, que je proposais à Votre Majesté denommer un chef à cette sainte union.

– Vous avez parlé, mon cousin ?demanda Henri au duc.

– Oui, sire, et sans détour, comme a pule voir Votre Majesté.

Chicot poussa un soupir effrayant, tandis quele duc d’Anjou, remis de sa frayeur première, souriait au princelorrain.

– Eh bien ! dit le roi à ceux quil’entouraient, que pensez-vous de cela, messieurs ?

Chicot, sans rien répondre, prit son chapeauet ses gants ; puis, empoignant une peau de lion par la queue,il la traîna dans un coin de l’appartement, et se couchadessus.

– Que faites-vous, Chicot ? demandale roi.

– Sire, dit Chicot, la nuit, prétend-on,est bonne conseillère. Pourquoi prétend-on cela ? parce que lanuit on dort. Je vais dormir, sire ; et demain, à têtereposée, je rendrai réponse à mon cousin de Guise.

Et il s’allongea jusqu’aux ongles del’animal.

Le duc lança au Gascon un furieux regard,auquel en rouvrant un œil celui-ci répondit par un ronflementpareil au bruit du tonnerre.

– Eh bien, sire, demanda le duc, quepense Votre Majesté ?

– Je pense que, comme toujours, vousavez, raison, mon cousin ; convoquez donc vos principauxligueurs, venez à leur tête, et je choisirai l’homme qu’il faut àla religion.

– Et quand cela, sire ? demanda leduc.

– Demain.

Et, en prononçant ce dernier mot, il divisahabilement son sourire. Le duc de Guise en eut la première partie,le duc d’Anjou la seconde.

Ce dernier allait se retirer avec la cour,mais, au premier pas qu’il fit dans cette intention :

– Restez, mon frère, dit Henri, j’ai àvous parler.

Le duc de Guise appuya un instant sa main surson front comme pour y comprimer un monde de pensées, et partitavec toute sa suite, qui se perdit sous les voûtes.

Un instant après on entendit les cris de lafoule qui saluait sa sortie du Louvre, comme elle avait salué sonentrée.

Chicot ronflait toujours, mais nous n’oserionspas répondre qu’il dormait.

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