La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 23Comment le roi nomma un chef à la Ligue, et comment ce ne fut nison altesse le duc d’Anjou ni monseigneur le duc de Guise.

L’heure de la grande réception était arrivéeou plutôt allait arriver ; car, depuis midi, le Louvrerecevait déjà les principaux chefs, les intéressés et même lescurieux. Paris, tumultueux comme la veille, mais avec cettedifférence que les Suisses, qui n’étaient pas de la fête la veille,en étaient, le lendemain, les acteurs principaux ; Paris,tumultueux comme la veille, disons-nous, avait envoyé vers leLouvre ses députations de ligueurs, ses corporations d’ouvriers,ses échevins, ses milices et ses flots toujours renaissants despectateurs, qui, dans les jours où le peuple tout entier estoccupé à quelque chose, apparaissent autour du peuple pour leregarder, aussi nombreux, aussi actifs, aussi curieux que s’il yavait à Paris deux peuples, et comme si, dans cette grande ville,en petit l’image du monde, chaque individu se dédoublait à volontéen deux parties, l’une agissant, l’autre qui regarde agir.

Il y avait donc autour du Louvre une masseconsidérable de populaire ; mais qu’on ne tremble pas pour leLouvre. Ce n’est pas encore le temps où le murmure des peuples,changé en tonnerre, renverse les murailles avec le souffle de sescanons et renverse le château sur ses maîtres ; les Suisses,ce jour-là, ces ancêtres du 10 août et du 27 juillet, les Suissessouriaient aux masses de Parisiens, tout armées que fussent cesmasses, et les Parisiens souriaient aux Suisses : le tempsn’était pas encore venu pour le peuple d’ensanglanter le vestibulede ses rois.

Qu’on n’aille pas croire toutefois que, pourêtre moins sombre, le drame fût dénué d’intérêt ; c’était, aucontraire, une des scènes les plus curieuses que nous ayons encoreesquissées, que celle que présentait le Louvre. Le roi, dans sagrande salle, dans la salle du trône, était entouré de sesofficiers, de ses amis, de ses serviteurs, de sa famille, attendantque toutes les corporations eussent défilé devant lui, pour allerensuite, en laissant leurs chefs dans ce palais, prendre les placesqui leur étaient assignées sous les fenêtres et dans les cours duLouvre.

Il pouvait ainsi, d’un seul coup, d’un seulbloc, en masse, embrasser d’un coup d’œil et presque compter sesennemis, renseigné de temps en temps par Chicot, caché derrière sonfauteuil royal ; averti par un signe de la reine mère, ouréveillé par quelques frémissements des infimes ligueurs, plusimpatients que leurs chefs, parce qu’ils étaient moins avant qu’euxdans le secret.

Tout à coup M. de Monsoreauentra.

– Tiens, dit Chicot, regarde donc,Henriquet.

– Que veux-tu que je regarde ?

– Regarde ton grand veneur,pardieu ! il en vaut bien la peine ; il est assez pâle etassez crotté pour mériter d’être vu.

– En effet, dit le roi, c’estlui-même.

Henri fit un signe àM. de Monsoreau ; le grand veneur s’approcha.

– Comment êtes-vous au Louvre,monsieur ? demanda Henri. Je vous croyais à Vincennes, occupéà nous détourner un cerf.

– Le cerf était, en effet, détourné àsept heures du matin, sire ; mais, voyant que midi était prêtà sonner et que je n’avais aucune nouvelle, j’ai craint qu’il nevous fût arrivé malheur, et je suis accouru.

– En vérité ? fit le roi.

– Sire, dit le comte, si j’ai manqué àmon devoir, n’attribuez cette faute qu’à un excès dedévouement.

– Oui, monsieur, dit Henri, et croyezbien que je l’apprécie.

– Maintenant, reprit le comte avechésitation, si Votre Majesté exige que je retourne à Vincennes,comme je suis rassuré….

– Non, non, restez, notre grandveneur ; cette chasse était une fantaisie qui nous étaitpassée par la tête, et qui s’en est allée comme elle étaitvenue ; restez, et ne vous éloignez pas ; j’ai besoind’avoir autour de moi des gens qui me sont dévoués, et vous venezde vous ranger vous-même parmi ceux sur le dévouement desquels jepuis compter.

Monsoreau s’inclina.

– Où Votre Majesté veut-elle que je metienne ? demanda le comte.

– Veux-tu me le donner pour unedemi-heure ? demanda tout bas Chicot à l’oreille du roi.

– Pourquoi faire ?

– Pour le tourmenter un peu. Qu’est-ceque cela te fait ? Tu me dois bien un dédommagement pourm’obliger d’assister à une cérémonie aussi fastidieuse que celleque tu nous promets.

– Eh bien, prends-le.

– J’ai eu l’honneur de demander à VotreMajesté où elle désirait que je prisse place ? demanda uneseconde fois le comte.

– Je croyais vous avoir répondu :«Où vous voudrez.» Derrière mon fauteuil, par exemple. C’est là queje mets mes amis.

– Venez çà, notre grand veneur, ditChicot en livrant à M. de Monsoreau une portion duterrain qu’il s’était réservé pour lui tout seul, et flairez-moi unpeu ces gaillards-là. Voilà un gibier qui se peut détourner sanslimier. Ventre de biche ! monsieur le comte, quel fumet !Ce sont les cordonniers qui passent, ou plutôt qui sontpassés ; puis, voici les tanneurs. Mort de ma vie ! notregrand veneur, si vous perdez la trace de ceux-ci, je vous déclareque je vous ôte le brevet de votre charge !

M. de Monsoreau faisait semblantd’écouter, ou plutôt il écoutait sans entendre. Il était fortaffairé et regardait tout autour de lui avec une préoccupation quiéchappa d’autant moins au roi, que Chicot eut le soin de la luifaire remarquer.

– Eh ! dit-il tout bas au roi,sais-tu ce que chasse en ce moment ton grand veneur ?

– Non ; que chasse-t-il ?

– Il chasse ton frère d’Anjou.

– Ce n’est pas à vue, en tout cas, ditHenri en riant.

– Non, c’est au juger. Tiens-tu à cequ’il ignore où il est ?

– Mais je ne serais pas fâché, jel’avoue, qu’il fit fausse route.

– Attends, attends, dit Chicot, je vaisle lancer sur une piste, moi. On dit que le loup a le fumet durenard ; il s’y trompera. Demande-lui seulement où est lacomtesse.

– Pour quoi faire ?

– Demande toujours, tu verras.

– Monsieur le comte, dit Henri,qu’avez-vous donc fait de madame de Monsoreau ? Je nel’aperçois pas parmi ces dames ?

Le comte tressaillit comme si un serpent l’eûtmordu au pied.

Chicot ce grattait le bout du nez en clignantdes yeux à l’adresse du roi.

– Sire, répondit le grand veneur, madamela comtesse était malade, l’air de Paris lui est mauvais, et elleest partie cette nuit, après avoir sollicité et obtenu congé de lareine, avec le baron de Méridor, son père.

– Et vers quelle partie de la Frances’achemine-t-elle ? demanda le roi, enchanté d’avoir uneoccasion de détourner la tête tandis que les tanneurspassaient.

– Vers l’Anjou, son pays, sire.

– Le fait est, dit Chicot gravement, quel’air de Paris ne sied point aux femmes enceintes :Gravidis uxoribus Lutetia inclemens. Je te conseilled’imiter l’exemple du comte, Henri, et d’envoyer aussi la reinequelque part quand elle le sera….

Monsoreau pâlit et regarda furieusementChicot, qui, le coude appuyé sur le fauteuil royal et le mentondans sa main, paraissait fort attentif à considérer lespassementiers qui suivaient immédiatement les tanneurs.

– Et qui vous a dit, monsieurl’impertinent, que madame la comtesse fût enceinte ? murmuraMonsoreau.

– Ne l’est-elle point ? ditChicot ; voilà ce qui serait plus impertinent, ce me semble, àsupposer.

– Elle ne l’est pas, monsieur.

– Tiens, tiens, tiens, dit Chicot, as-tuentendu, Henri ? il paraît que ton grand veneur a commis lamême faute que toi : il a oublié de rapprocher les chemises deNotre-Dame.

Monsoreau ferma ses poings et dévora sacolère, après avoir lancé à Chicot un regard de haine et de menaceauquel Chicot répondit en enfonçant son chapeau sur ses yeux et enfaisant jouer, comme un serpent, la mince et longue plume quiombrageait son feutre.

Le comte vit que le moment était mal choisi,et secoua la tête, comme pour faire tomber de son front les nuagesdont il était chargé.

Chicot se désassombrit à son tour, et, passantde l’air matamore au plus gracieux sourire :

– Cette pauvre comtesse, ajouta-t-il,elle est dans le cas de périr d’ennui par les chemins !

– J’ai dit au roi, répondit Monsoreau,qu’elle voyageait avec son père.

– Soit, c’est respectable, un père, je nedis pas non ; mais ce n’est pas amusant ; et, si ellen’avait que ce digne baron pour la distraire par les chemins… maisheureusement….

– Quoi ? demanda vivement lecomte.

– Quoi, quoi ? répondit Chicot.

– Que veut dire :heureusement ?

– Ah ! ah ! c’était une ellipseque vous faisiez, monsieur le comte.

Le comte haussa les épaules.

– Je vous demande bien pardon, notregrand veneur. La forme interrogatoire dont vous venez de vousservir s’appelle une ellipse. Demandez plutôt à Henri, qui est unphilologue ?

– Oui, dit Henri, mais que signifiait tonadverbe.

– Quel adverbe ?

– Heureusement.

– Heureusement signifiait heureusement.Heureusement, disais-je, et, en cela, j’admirais la bonté de Dieu.Heureusement donc qu’il existe à l’heure qu’il est, par leschemins, quelques-uns de nos amis, et des plus facétieux même, qui,s’ils rencontrent la comtesse, la distrairont à coup sûr ; et,ajouta négligemment Chicot, comme ils suivent la même route, il estprobable qu’ils la rencontreront. Oh ! je les vois d’ici. Lesvois-tu, Henri, toi qui es un homme d’imagination ? Lesvois-tu sur un beau chemin vert, caracolant avec leurs chevaux, etcontant à madame la comtesse cinquante gaillardises dont elle pâme,la chère dame ?

Second poignard, plus acéré que le premier,planté dans la poitrine du grand veneur.

Cependant il n’y avait pas moyend’éclater ; le roi était là, et Chicot avait, momentanément dumoins, un allié dans le roi ; aussi, avec une affabilité quitémoignait des efforts qu’il avait dû faire pour dompter saméchante humeur :

– Quoi ! vous avez des amis quivoyagent vers l’Anjou ? dit-il en caressant Chicot du regardet de la voix.

– Vous pourriez même dire nous avons,monsieur le comte, car ces amis-là sont encore plus vos amis queles miens.

– Vous m’étonnez, monsieur Chicot, dit lecomte ; je ne connais personne qui….

– Bon ! faites le mystérieux.

– Je vous jure.

– Vous en avez si bien, monsieur lecomte, et même ce vous sont des amis si chers, que tout à l’heure,par habitude, car vous savez parfaitement qu’ils sont sur la routede l’Anjou, que tout à l’heure, par habitude, je vous les ai vuchercher dans la foule, inutilement, bien entendu.

– Moi, fit le comte, vous m’avezvu ?

– Oui, vous, le grand veneur, le pluspâle de tous les grands veneurs passés, présents et futurs, depuisNemrod jusqu’à M. d’Autefort, votre prédécesseur.

– Monsieur Chicot !

– Le plus pâle, je le répète :Veritas veritatum. Ceci est un – barbarisme, attendu qu’iln’y a jamais qu’une vérité, vu que, s’il y en avait deux, il y enaurait au moins une qui ne serait pas vraie ; – mais vousn’êtes pas philologue, cher monsieur Esaü.

– Non, monsieur, je ne le suis pas ;voilà donc pourquoi je vous prierai de revenir tout directement àces amis dont vous me parliez, et de vouloir bien, si cependantcette surabondance d’imagination qu’on remarque en vous vous lepermet, et de vouloir bien nommer ces amis par leurs véritablesnoms.

– Eh ! vous répétez toujours la mêmechose. Cherchez, monsieur le grand veneur. Morbleu ! cherchez,c’est votre métier de détourner les bêtes, témoin ce malheureuxcerf que vous avez dérangé ce matin, et qui ne devait points’attendre à cela de votre part. Si l’on venait vous empêcher dedormir, vous, est-ce que vous seriez content ?

Les yeux de Monsoreau erraient avec effroi surl’entourage de Henri.

– Quoi ! s’écria-t-il en voyant uneplace vide près du roi.

– Allons donc ! dit Chicot.

– M. le duc d’Anjou, s’écria legrand veneur.

– Taïaut, taïaut ! dit le Gascon,voilà la bête lancée.

– Il est parti aujourd’hui ! exclamale comte.

– Il est parti aujourd’hui, réponditChicot, mais il est possible qu’il ait parti hier au soir.Vous n’êtes pas philologue, monsieur ; mais demandez au roi,qui l’est. Quand, c’est-à-dire à quel moment a disparu ton frère,Henriquet ?

– Cette nuit, répondit le roi.

– Le duc, le duc est parti, murmuraMonsoreau blême et tremblant. Ah ! mon Dieu ! monDieu ! que me dites-vous là, sire ?

– Je ne dis pas, reprit le roi, que monfrère soit parti ; je dis seulement que, cette nuit, il adisparu, et que ses meilleurs amis ne savent point où il est.

– Oh ! fit le comte avec colère, sije croyais cela !….

– Eh bien, eh bien, queferiez-vous ? d’ailleurs, voyez un peu le grand malheur, quandil conterait quelque douceur à madame de Monsoreau ? C’est legalant de la famille que notre ami François ; il l’était pourle roi Charles IX, du temps que le roi Charles IX vivait, et ill’est pour le roi Henri III, qui a autre chose à faire que d’êtregalant. Que diable ! c’est bien le moins qu’il y ait à la courun prince qui représente l’esprit français !

– Le duc, le duc parti ! répétaMonsoreau, en êtes-vous bien sûr, monsieur ?

– Et vous ? demanda Chicot.

Le grand veneur se tourna encore une fois versla place occupée ordinairement par le duc près de son frère, placequi continuait de demeurer vide.

– Je suis perdu, murmura-t-il avec unmouvement si marqué pour fuir, que Chicot le retint.

– Tenez-vous donc tranquille,mordieu ! vous ne faites que bouger, et cela fait mal au cœurau roi. Mort de ma vie ! je voudrais bien être à la place devotre femme, ne fût-ce que pour voir tout le jour un prince à deuxnez, et pour entendre M. Aurilly, qui joue du luth comme feuOrphée. Quelle chance elle a, votre femme ! quellechance !

Monsoreau frissonna de colère.

– Tout doux, monsieur le grand veneur,dit Chicot, cachez donc votre joie ! voici la séance quis’ouvre ; c’est indécent de manifester ainsi sespassions ; écoutez le discours du roi.

Force fut au grand veneur de se tenir à saplace ; car, en effet, petit à petit la salle du Louvres’était remplie : il demeura donc immobile et dans l’attitudedu cérémonial. Toute l’assemblée avait pris séance ;M. de Guise venait d’entrer et de plier le genou devantle roi, non sans jeter, lui aussi, un regard de surprise inquiètesur le siège laissé vacant par M. le duc d’Anjou.

Le roi se leva. Les hérauts commandèrent lasilence.

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