La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 8Comment le duc d’Anjou apprit que Diane de Méridor n’était pointmorte.

Pendant ce temps, les derniers jours d’avrilétaient arrivés.

La grande cathédrale de Chartres était tenduede blanc, et sur les piliers, des gerbes de feuillage (car on a vupar l’époque où nous sommes arrivés que le feuillage était encoreune rareté), et sur les piliers, disons-nous, des gerbes defeuillage remplaçaient les fleurs absentes.

Le roi, pieds nus, comme il était venu depuisla porte de Chartres, se tenait debout au milieu de la nef,regardant de temps en temps si tous ses courtisans et tous ses amiss’étaient trouvés fidèlement au rendez-vous. Mais les uns, écorchéspar le pavé de la rue, avaient repris leurs souliers ; lesautres, affamés ou fatigués, se reposaient ou mangeaient dansquelque hôtellerie de la route, où ils s’étaient glissés encontrebande, et un petit nombre seulement avait eu le courage dedemeurer dans l’église sur la dalle humide, avec les jambes nuessous leurs longues robes de pénitents.

La cérémonie religieuse qui avait pour but dedonner un héritier à la couronne de France s’accomplissait ;les deux chemises de Notre-Dame, dont, vu la grande quantité demiracles qu’elles avaient faits, la vertu prolifique ne pouvaitêtre mise en doute, avaient été tirées de leurs châsses d’or, et lepeuple, accouru en foule à cette solennité, s’inclinait sous le feudes rayons qui jaillirent du tabernacle quand les deux tuniques ensortirent.

Henri III, en ce moment, au milieu du silencegénéral, entendit un bruit étrange, un bruit qui ressemblait à unéclat de rire étouffé, et il chercha par habitude si Chicot n’étaitpas là, car il lui sembla qu’il n’y avait que Chicot qui dût avoirl’audace de rire en un pareil moment.

Ce n’était pas Chicot cependant qui avait ri àl’aspect des deux saintes tuniques ; car Chicot, hélas !était absent, ce qui attristait fort le roi, qui, on se lerappelle, l’avait perdu de vue tout à coup sur la route deFontainebleau et n’en avait pas entendu reparler depuis. C’était uncavalier que son cheval encore fumant venait d’amener à la porte del’église, et qui s’était fait un chemin, avec ses habits et sesbottes tout souillés de boue, au milieu des courtisans affublés deleurs robes de pénitents ou coiffés de sacs, mais, dans l’un etl’autre cas, pieds nus.

Voyant le roi se retourner, il resta bravementdebout dans le chœur avec l’apparence du respect ; car cecavalier était homme de cour ; cela se voyait dans sonattitude encore plus que dans l’élégance des habits dont il étaitcouvert.

Henri, mécontent de voir ce cavalier arrivé sitard faire tant de bruit, et différer si insolemment par ses habitsde ce costume monacal qui était d’ordonnance ce jour-là, luiadressa un coup d’œil plein de reproche et de dépit.

Le nouveau venu ne fit pas semblant de s’enapercevoir, et franchissant quelques dalles où étaient sculptéesdes effigies d’évêques en faisant crier ses souliers pont-levis(c’était la mode alors), il alla s’agenouiller près de la chaise develours de M. le duc d’Anjou, lequel, absorbé dans ses penséesbien plutôt que dans ses prières, ne prêtait pas la moindreattention à ce qui se passait autour de lui.

Cependant, lorsqu’il sentit le contact de cenouveau personnage, il se retourna vivement, et à demi-voixs’écria : Bussy !

– Bonjour, monseigneur, répondit legentilhomme, comme s’il eût quitté le duc depuis la veilleseulement et qu’il ne se fût rien passé d’important depuis qu’ill’avait quitté.

– Mais, lui dit le prince, tu es doncenragé ?

– Pourquoi cela, monseigneur ?

– Pour quitter n’importe quel lieu où tuétais, et pour venir voir à Chartres les chemises deNotre-Dame.

– Monseigneur, dit Bussy, c’est que j’aià vous parler tout de suite.

– Pourquoi n’es-tu pas venu plustôt ?

– Probablement parce que la chose étaitimpossible.

– Mais que s’est-il passé depuis tantôttrois semaines que tu as disparu ?

– C’est justement de cela que j’ai à vousparler.

– Bah ! tu attendras bien que noussoyons sortis de l’église ?

– Hélas ! il le faut bien, et c’estjustement ce qui me fâche.

– Chut ! voici la fin ; prendspatience, et nous retournerons ensemble à mon logis.

– J’y compte bien, monseigneur.

En effet, le roi venait de passer sur sachemise de fine toile la chemise assez grossière de Notre-Dame, etla reine, avec l’aide de ses femmes, était occupée à en faireautant.

Alors le roi se mit à genoux, la reinel’imita ; chacun d’eux demeura un moment sous un vaste poêle,priant de tout son cœur, tandis que les assistants, pour faire leurcour au roi, frappaient du front la terre.

Après quoi, le roi se releva, ôta sa tuniquesainte, salua l’archevêque, salua la reine et se dirigea vers laporte de la cathédrale.

Mais, sur la route, il s’arrêta : ilvenait d’apercevoir Bussy.

– Ah ! monsieur, dit-il, il paraîtque nos dévotions ne sont point de votre goût, car vous ne pouvezvous décider à quitter l’or et la soie, tandis que votre roi prendla bure et la serge ?

– Sire, répondit Bussy avec dignité, maisen pâlissant d’impatience sous l’apostrophe, nul ne prend à cœurcomme moi le service de Votre Majesté, même parmi ceux dont le frocest le plus humble et dont les pieds sont le plus déchirés ;mais j’arrive d’un voyage long et fatigant, et je n’ai su que cematin le départ de Votre Majesté pour Chartres, j’ai donc faitvingt-deux lieues en cinq heures, sire, pour venir joindre VotreMajesté : voilà pourquoi je n’ai pas eu le temps de changerd’habit, ce dont Votre Majesté ne se serait point aperçue au restesi, au lieu de venir pour joindre humblement mes prières auxsiennes, j’étais resté à Paris.

Le roi parut assez satisfait de cetteraison ; mais, comme il avait regardé ses amis, dontquelques-uns avaient haussé les épaules aux paroles de Bussy, ilcraignit de les désobliger en faisant bonne mine au gentilhomme deson frère, et il passa outre.

Bussy laissa passer le roi sanssourciller.

– Eh quoi ! dit le duc, tu ne voisdonc pas ?

– Quoi ?

– Que Schomberg, que Quélus et queMaugiron ont haussé les épaules à ton excuse ?

– Si fait, monseigneur, je l’aiparfaitement vu, dit Bussy très calme.

– Eh bien ?

– Eh bien, croyez-vous que je vaiségorger mes semblables ou à peu près dans une église ? Je suistrop bon chrétien pour cela.

– Ah ! fort bien, dit le duc d’Anjouétonné, je croyais que tu n’avais pas vu, ou que tu n’avais pasvoulu voir.

Bussy haussa les épaules à son tour, et, à lasortie de l’église, prenant le prince à part.

– Chez vous, n’est-ce pas,monseigneur ? dit-il.

– Tout de suite, car tu dois avoir biendes choses à m’apprendre.

– Oui, en effet, monseigneur, et deschoses dont vous ne vous doutez pas, j’en suis sûr.

Le duc regarda Bussy avec étonnement.

– C’est comme cela, dit Bussy.

– Eh bien, laisse-moi seulement saluer leroi, et je suis à toi.

Le duc alla prendre congé de son frère, qui,par une grâce toute particulière de Notre-Dame, disposé sans douteà l’indulgence, donna au duc d’Anjou la permission de retourner àParis quand bon lui semblerait.

Alors, revenant en toute hâte vers Bussy, ets’enfermant avec lui dans une des chambres de l’hôtel qui lui étaitassigné pour logement :

– Voyons, compagnon, dit-il, assieds-toilà et raconte-moi ton aventure ; sais-tu que je t’ai crumort ?

– Je le crois bien, monseigneur.

– Sais-tu que toute la cour a pris leshabits blancs en réjouissance de ta disparition, et que beaucoup depoitrines ont respiré librement pour la première fois depuis que tusais tenir une épée ? Mais il ne s’agit pas de cela ;voyons, tu m’as quitté pour te mettre à la poursuite d’une belleinconnue ! Quelle était cette femme et que dois-jeattendre ?

– Vous devez récolter ce que vous avezsemé, monseigneur, c’est-à-dire beaucoup de honte !

– Plaît-il ? fit le duc, plus étonnéencore de ces étranges paroles que du ton irrévérencieux deBussy.

– Monseigneur a entendu, dit froidementBussy ; il est donc inutile que je répète.

– Expliquez-vous, monsieur, et laissez àChicot les énigmes et les anagrammes.

– Oh ! rien de plus facile,monseigneur, et je me contenterai d’en appeler à votresouvenir.

– Mais qui est cette femme ?

– Je croyais que monseigneur l’avaitreconnue.

– C’était donc elle ? s’écria leduc.

– Oui, monseigneur.

– Tu l’as vue ?

– Oui.

– T’a-t-elle parlé ?

– Sans doute ; il n’y a que lesspectres qui ne parlent pas. Après cela, peut-être monseigneuravait-il le droit de la croire morte, et l’espérance qu’ellel’était ?

Le duc pâlit, et demeura comme écrasé par larudesse des paroles de celui qui eût dû être son courtisan.

– Eh bien, oui, monseigneur, continuaBussy, quoique vous ayez poussé au martyre une jeune fille de racenoble, cette jeune fille a échappé au martyre ; mais nerespirez pas encore, et ne vous croyez pas encore absous, car, enconservant la vie, elle a trouvé un malheur plus grand que lamort.

– Qu’est-ce donc, et que lui est-ilarrivé ? demanda le duc tout tremblant.

– Monseigneur, il lui est arrivé qu’unhomme lui a conservé l’honneur, qu’un homme lui a sauvé lavie ; mais cet homme s’est fait payer son service si cher, quec’est à regretter qu’il l’ait rendu.

– Achève, voyons.

– Eh bien, monseigneur, la demoiselle deMéridor, pour échapper aux bras déjà étendus de M. le ducd’Anjou, dont elle ne voulait pas être la maîtresse, la demoisellede Méridor s’est jetée aux bras d’un homme qu’elle exècre.

– Que dis-tu ?

– Je dis que Diane de Méridor s’appelleaujourd’hui madame de Monsoreau.

À ces mots, au lieu de la pâleur qui couvraitordinairement les joues de François, le sang reflua si violemment àson visage, qu’on eût cru qu’il allait lui jaillir par lesyeux.

– Sang du Christ ! s’écria le princefurieux ; cela est-il bien vrai ?

– Pardieu ! puisque je le dis,répliqua Bussy avec son air hautain.

– Ce n’est point ce que je voulais dire,répéta le prince, et je ne suspectais point votre loyauté,Bussy ; je me demandais seulement s’il était possible qu’un demes gentilshommes, un Monsoreau, eût eu l’audace de protéger contremon amour une femme que j’honorais de mon amour.

– Et pourquoi pas ? dit Bussy.

– Tu eusses donc fait ce qu’il a fait,toi ?

– J’eusse fait mieux, monseigneur, jevous eusse averti que votre honneur se fourvoyait.

– Un moment, Bussy, dit le duc redevenucalme, écoutez, s’il vous plaît ; vous comprenez, mon cher,que je ne me justifie pas.

– Et vous avez tort, mon prince, car vousn’êtes qu’un gentilhomme toutes les fois qu’il s’agit deprud’homme.

– Eh bien c’est pour cela que je vousprie d’être le juge de M. de Monsoreau.

– Moi ?

– Oui, vous, et de me dire s’il n’estpoint un traître, traître envers moi ?

– Envers vous ?

– Envers moi, dont il connaissait lesintentions.

– Et les intentions de Votre Altesseétaient ?…

– De me faire aimer de Diane sansdoute !

– De vous faire aimer ?

– Oui, mais dans aucun cas de n’employerla violence.

– C’étaient là vos intentions,monseigneur ? dit Bussy avec un sourire ironique.

– Sans doute, et ces intentions, je lesai conservées jusqu’au dernier moment, quoiqueM. de Monsoreau les ait combattues avec toute la logiquedont il était capable.

– Monseigneur ! monseigneur !que dites-vous là ? Cet homme vous a poussé à déshonorerDiane ?

– Oui.

– Par ses conseils !

– Par ses lettres. En veux-tu voir une,de ses lettres ?

– Oh ! s’écria Bussy, si je pouvaiscroire cela !

– Attends une seconde, tu verras.

Et le duc courut à une petite caisse quegardait toujours un page dans son cabinet, et en tira un billetqu’il donna à Bussy :

– Lis, dit-il, puisque tu doutes de laparole de ton prince.

Bussy prit le billet d’une main tremblante dedoute, et lut :

«Monseigneur,

Que Votre Altesse se rassure : ce coup demain se fera sans risques, car la jeune personne part ce soir pouraller passer huit jours chez une tante qui demeure au château deLude ; je m’en charge donc, et vous n’avez pas besoin de vousen inquiéter. Quant aux scrupules de la demoiselle, croyez bienqu’ils s’évanouiront dès qu’elle se trouvera en présence de VotreAltesse ; en attendant, j’agis… et ce soir… elle sera auchâteau de Beaugé.

De Votre Altesse, le très respectueuxserviteur,

BRYANT DE MONSOREAU.»

– Eh bien, qu’en dis-tu, Bussy ?demanda le prince après que le gentilhomme eut relu la lettre uneseconde fois.

– Je dis que vous êtes bien servi,monseigneur.

– C’est-à-dire que je suis trahi, aucontraire.

– Ah ! c’est juste ! j’oubliaisla suite.

– Joué ! le misérable. Il m’a faitcroire à la mort d’une femme….

– Qu’il vous volait ; en effet, letrait est noir ; mais, ajouta Bussy avec une ironie poignante,l’amour de M. de Monsoreau est une excuse.

– Ah ! tu crois ? dit le ducavec son plus mauvais sourire.

– Dame ! reprit Bussy, je n’ai pasd’opinion là-dessus ; je le crois si vous le croyez.

– Que ferais-tu à ma place ? Maisd’abord, attends ; qu’a-t-il fait lui-même ?

– Il a fait accroire au père de la jeunefille que c’était vous qui étiez le ravisseur. Il s’est offert pourappui ; il s’est présenté au château de Beaugé avec une lettredu baron de Méridor ; enfin il a fait approcher une barque desfenêtres du château, et il a enlevé la prisonnière ; puis, larenfermant dans la maison que vous savez, il l’a poussée, deterreurs en terreurs, à devenir sa femme.

– Et ce n’est point là une déloyautéinfâme ? s’écria le duc.

– Mise à l’abri sous la vôtre,monseigneur, répondit le gentilhomme avec sa hardiesseordinaire.

– Ah ! Bussy !… tu verras si jesais me venger !

– Vous venger ! allons donc,monseigneur, vous ne ferez point une chose pareille.

– Comment ?

– Les princes ne se vengent point,monseigneur, ils punissent. Vous reprocherez son infamie à ceMonsoreau, et vous le punirez.

– Et de quelle façon ?

– En rendant le bonheur à mademoiselle deMéridor.

– Et le puis-je ?

– Certainement.

– Et comment cela ?

– En lui rendant la liberté.

– Voyons, explique-toi.

– Rien de plus facile ; le mariage aété forcé, donc le mariage est nul.

– Tu as raison.

– Faites donc annuler le mariage, et vousaurez agi, monseigneur, en digne gentilhomme et en nobleprince.

– Ah ! ah ! dit le princesoupçonneux, quelle chaleur ! cela t’intéresse donc,Bussy ?

– Moi, pas le moins du monde ; cequi m’intéresse, monseigneur, c’est qu’on ne dise pas que Louis deClermont, comte de Bussy, sert un prince perfide et un homme sanshonneur.

– Eh bien, tu verras. Mais comment romprece mariage ?

– Rien de plus facile, en faisant agir lepère.

– Le baron de Méridor ?

– Oui.

– Mais il est au fond de l’Anjou.

– Il est ici, monseigneur, c’est-à-dire àParis.

– Chez toi ?

– Non, près de sa fille. Parlez-lui,monseigneur, qu’il puisse compter sur vous ; qu’au lieu devoir dans Votre Altesse ce qu’il y a vu jusqu’à présent,c’est-à-dire un ennemi, il y voie un protecteur, et lui, quimaudissait votre nom, va vous adorer comme son bon génie.

– C’est un puissant seigneur dans sonpays, dit le duc, et l’on assure qu’il est très influent dans toutela province.

– Oui, monseigneur ; mais ce dontvous devez vous souvenir avant toute chose, c’est qu’il est père,c’est que sa fille est malheureuse, et qu’il est malheureux dumalheur de sa fille.

– Et quand pourrais-je le voir ?

– Aussitôt votre retour à Paris.

– Bien.

– C’est convenu alors, n’est-ce pas,monseigneur ?

– Oui.

– Foi de gentilhomme ?

– Foi de prince.

– Et quand partez-vous ?

– Ce soir ; m’attends-tu ?

– Non, je cours devant.

– Va, et tiens-toi prêt.

– Tout à vous, monseigneur. Oùretrouverai-je Votre Altesse ?

– Au lever du roi, demain, vers midi.

– J’y serai, monseigneur ;adieu.

Bussy ne perdit pas un moment, et le cheminque le duc fit en dormant dans sa litière et qu’il mit quinzeheures à faire, le jeune homme, qui revenait à Paris le cœur gonfléd’amour et de joie, le dévora en cinq heures pour consoler plus tôtle baron, auquel il avait promis assistance, et Diane, à laquelleil allait porter la moitié de sa vie.

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