La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 30Comment Bussy trouva trois cents pistoles de son cheval et lesdonna pour rien.

Le lendemain Bussy partit d’Angers avant queles plus matineux bourgeois de la ville eussent pris leur repas dumatin.

Il ne courait pas, il volait sur la route.Diane était montée sur une terrasse du château, d’où l’on voyait lechemin sinueux et blanchâtre qui ondulait dans les prés verts. Ellevit ce point noir qui avançait comme un météore et laissait pluslong derrière lui le ruban tordu de la route.

Aussitôt elle redescendit pour ne pas laisserà Bussy le temps d’attendre, et pour se faire un mérite d’avoirattendu.

Le soleil atteignait à peine les cimes desgrands chênes, l’herbe était perlée et rosée ; on entendait auloin, sur la montagne, le cor de Saint-Luc que Jeanne excitait àsonner pour rappeler à son amie le service qu’elle lui rendait enla laissant seule.

Il y avait une joie si grande, si poignantedans le cœur de Diane, elle se sentait si enivrée de sa jeunesse,de sa beauté, de son amour, que parfois, en courant, il luisemblait que son âme enlevait son corps sur des ailes comme pour lerapprocher de Dieu.

Mais le chemin de la maison au hallier étaitlong, les petits pieds de la jeune femme se lassèrent de foulerl’herbe épaisse, et la respiration lui manqua plusieurs fois enroute ; elle ne put donc arriver au rendez-vous qu’au momentoù Bussy paraissait sur la crête du mur et s’élançait en bas.

Il la vit courir ; elle poussa un petitcri de joie ; il arriva vers elle les bras étendus ; ellese précipita vers lui en appuyant ses deux mains sur soncœur : leur salut du matin fut une longue, une ardenteétreinte. Qu’avaient-ils à se dire ? ils s’aimaient.Qu’avaient-ils à penser ? ils se voyaient. Qu’avaient-ils àsouhaiter ? ils étaient assis côte à côte et se tenaient lamain.

La journée passa comme une heure. Bussy,lorsque Diane, la première, sortit de cette torpeur veloutée quiest le sommeil d’une âme lasse de félicité, Bussy serra la jeunefemme rêveuse sur son cœur, et lui dit :

– Diane, il me semble qu’aujourd’hui acommencé ma vie ; il me semble que d’aujourd’hui je vois clairsur le chemin qui mène à l’éternité. Vous êtes, n’en doutez pas, lalumière qui me révèle tant de bonheur ; je ne savais rien dece monde ni de la condition des hommes en ce monde ; aussi, jepuis vous répéter ce que, hier, je vous disais : ayantcommencé par vous à vivre, c’est avec vous que je mourrai.

– Et moi, lui répondit-elle, moi qui, unjour, me suis jetée sans regret dans les bras de la mort, jetremble aujourd’hui de ne pas vivre assez longtemps pour épuisertous les trésors que me promet votre amour. Mais pourquoi nevenez-vous pas au château, Louis ? mon père serait heureux devous voir ; M. de Saint-Luc est votre ami, et il estdiscret…. Songez qu’une heure de plus à nous voir, c’estinappréciable.

– Hélas ! Diane, si je vais uneheure au château, j’irai toujours ; si j’y vais, toute laprovince le saura ; si le bruit en vient aux oreilles de cetogre, votre époux, il accourra…. Vous m’avez défendu de vous endélivrer….

– À quoi bon ? dit-elle avec cetteexpression qu’on ne trouve jamais que dans la voix de la femmequ’on aime.

– Eh bien ! pour notre sûreté,c’est-à-dire pour la sécurité de notre bonheur, il importe que nouscachions notre secret à tout le monde : madame de Saint-Luc lesait déjà… Saint-Luc le saura aussi.

– Oh ! pourquoi….

– Me cacheriez-vous quelque chose, ditBussy, à moi, à présent ?

– Non… c’est vrai.

– J’ai écrit ce matin un mot à Saint-Lucpour lui demander une entrevue à Angers. Il viendra ; j’auraisa parole de gentilhomme que jamais un mot de cette aventure ne luiéchappera. C’est d’autant plus important, chère Diane, que partout,certainement, on me cherche. Les événements étaient graves lorsquenous avons quitté Paris.

– Vous avez raison… et puis mon père estun homme si scrupuleux, bien qu’il m’aime, qu’il serait capable deme dénoncer à M. de Monsoreau.

– Cachons-nous bien… et, si Dieu nouslivre à nos ennemis, au moins pourrons-nous dire que faireautrement était impossible.

– Dieu est bon, Louis ; ne doutezpas de lui en ce moment.

– Je ne doute pas de Dieu, j’ai peur dequelque démon, jaloux de voir notre joie.

– Dites-moi adieu, monseigneur, et neretournez pas si vite, votre cheval me fait peur.

– Ne craignez rien, il connaît déjà laroute ; c’est le plus doux, le plus sûr coursier que j’aieencore monté. Quand je retourne à la ville, abîmé dans mes doucespensées, il me conduit sans que je touche à la bride.

Les deux amants échangèrent mille propos de cegenre entrecoupés de mille baisers. Enfin la trompe de chasse,rapprochée du château, fit entendre l’air dont Jeanne étaitconvenue avec son amie, et Bussy partit.

– Comme il approchait de la ville, rêvantà cette enivrante journée, et tout fier d’être libre, lui, que leshonneurs, les soins de la richesse et les faveurs d’un prince dusang tenaient toujours embrassé dans des chaînes d’or, il remarquaque l’heure approchait où l’on allait fermer les portes de laville. Le cheval, qui avait brouté tout le jour sous les feuillageset l’herbe, avait continué en chemin, et la nuit venait.

Bussy se préparait à piquer pour réparer letemps perdu, quand il entendit derrière lui le galop de quelqueschevaux.

Pour un homme qui se cache, et surtout pour unamant, tout semble une menace ; les amants heureux ont cela decommun avec les voleurs. Bussy se demandait s’il valait mieuxprendre le galop pour gagner l’avance, ou se jeter de côté pourlaisser passer les cavaliers ; mais leur course était sirapide, qu’ils furent sur lui en un moment.

Ils étaient deux. Bussy, jugeant qu’il n’yavait pas de lâcheté à éviter deux hommes lorsqu’on en vaut quatre,se rangea, et aperçut un des cavaliers dont les talons entraientdans les flancs de sa monture, stimulée d’ailleurs par bon nombrede coups d’étrivières que lui détachait son compagnon.

– Allons, voici la ville, disait cethomme avec un accent gascon des plus prononcés ; encore troiscents coups de fouet et cent coups d’éperon, du courage et de lavigueur.

– La bête n’a plus le souffle, ellefrissonne, elle faiblit, elle refuse de marcher, répondit celui quiprécédait… Je donnerais pourtant cent chevaux pour être dans maville.

– C’est quelque Angevin attardé, se ditBussy…. Cependant… comme la peur rend les gens stupides !j’avais cru reconnaître cette voix. Mais voilà le cheval de cebrave homme qui chancelle….

En ce moment les cavaliers étaient au niveaude Bussy sur la route.

– Eh ! prenez garde, s’écria-t-il,monsieur ; quittez l’étrier, quittez vite, la bête vachoir.

En effet, le cheval tomba lourdement sur leflanc, remua convulsivement une jambe comme s’il labourait laterre, et, tout d’un coup, son souffle bruyant s’arrêta, ses yeuxs’obscurcirent ; l’écume l’étouffait ; il expira.

– Monsieur, cria le cavalier démonté àBussy, trois cents pistoles du cheval qui vous porte.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Bussyen se rapprochant….

– M’entendez-vous ? monsieur, jesuis pressé….

– Eh ! mon prince, prenez-le pourrien, dit avec le tremblement d’une émotion indicible Bussy, quivenait de reconnaître le duc d’Anjou.

En même temps on entendit le bruit sec d’unpistolet qu’armait le compagnon du prince.

– Arrêtez ! cria le duc d’Anjou à cedéfenseur impitoyable ; – arrêtez ! monsieurd’Aubigné ; c’est Bussy, ou le diable m’emporte !

– Eh oui, mon prince, c’est moi !mais que diable faites-vous à crever des chevaux à l’heure qu’ilest sur ce chemin ?

– Ah ! c’estM. de Bussy ? dit d’Aubigné ; alors,monseigneur, vous n’avez plus besoin de moi… Permettez-moi de m’enretourner vers celui qui m’a envoyé, comme dit la sainteÉcriture.

– Non pas sans recevoir mes remercîmentsbien sincères et la promesse d’une solide amitié, dit leprince.

– J’accepte tout, monseigneur, et vousrappellerai vos paroles quelque jour.

– M. d’Aubigné !…Monseigneur !… Ah ! mais je tombe des nues ! fitBussy….

– Ne le savais-tu pas ? dit leprince avec une expression de mécontentement et de défiance quin’échappa point au gentilhomme… Si tu es ici, n’est-ce pas que tum’y attendais ?

– Diable ! se dit Bussyréfléchissant à tout ce que son séjour caché dans l’Anjou pouvaitoffrir d’équivoque à l’esprit soupçonneux de François, ne nouscompromettons pas !

– Je faisais mieux que de vous attendre,dit-il, et, tenez, puisque vous voulez entrer en ville avant lafermeture des portes, en selle, monseigneur.

Il offrit son cheval au prince, qui s’étaitoccupé de débarrasser le sien de quelques papiers importants cachésentre la selle et la housse.

– Adieu donc, monseigneur, dit d’Aubignéqui fit volte-face. Monsieur de Bussy, serviteur.

Et il partit.

Bussy sauta légèrement en croupe de sonmaître, et dirigea le cheval vers la ville, en se demandant toutbas si ce prince, habillé de noir, n’était pas le sombre démon quelui suscitait l’enfer, jaloux déjà de son bonheur.

Ils entrèrent dans Angers au premier son destrompettes de l’échevinage.

– Que faire maintenant,monseigneur ?

– Au château ! qu’on arbore mabannière, qu’on vienne me reconnaître, que l’on convoque lanoblesse de la province.

– Rien de plus facile, dit Bussy, décidéà faire de la docilité pour gagner du temps, et d’ailleurs tropsurpris lui-même pour être autre chose que passif.

– Çà, messieurs de la trompette !cria-t-il aux hérauts qui revenaient après le premier son.

Ceux-ci regardèrent et ne prêtèrent pas grandeattention, parce qu’ils voyaient deux hommes poudreux, suants, eten assez mince équipage.

– Oh ! oh ! dit Bussy enmarchant à eux… est-ce que le maître n’est pas connu dans samaison ?… Qu’on fasse venir l’échevin de service !

Ce ton arrogant imposa aux hérauts ; l’und’eux s’approcha.

– Jésus-Dieu ! s’écria-t-il aveceffroi en regardant attentivement le duc… n’est-ce pas là notreseigneur et maître ?

Le duc était fort reconnaissable à ladifformité de son nez partagé en deux, comme le disait la chansonde Chicot.

– Monseigneur le duc ! ajouta-t-ilen saisissant le bras de l’autre héraut, qui bondit d’une surprisepareille.

– Vous en savez aussi long que moimaintenant, dit Bussy ; enflez-moi votre haleine, faites suersang et eau à vos trompettes, et que toute la ville sache dans unquart d’heure que monseigneur est arrivé chez lui. Nous,monseigneur, allons lentement au château. Quand nous y arriverons,la broche sera déjà mise pour nous recevoir.

En effet, au premier cri des hérauts, lesgroupes se formèrent ; au second, les enfants et les commèrescoururent tous les quartiers en criant :

– Monseigneur est dans la ville !…Noël à monseigneur !

Les échevins, le gouverneur, les principauxgentilshommes, se précipitèrent vers le palais, suivis d’une foulequi devenait de plus en plus compacte.

Ainsi que l’avait prévu Bussy, les autoritésde la ville étaient au château avant le prince pour le recevoirdignement. Lorsqu’il traversa le quai, à peine put-il fendre lapresse ; mais Bussy avait retrouvé un des hérauts, qui,frappant à coups de trompette sur le populaire empressé, fraya unpassage à son prince jusqu’aux degrés de la maison de ville.

Bussy formait l’arrière-garde.

«Messieurs et très féaux âmes, dit le prince,je suis venu me jeter dans ma bonne ville d’Angers. À Paris, lesdangers les plus terribles ont menacé ma vie ; j’avais perdumême ma liberté. J’ai réussi à fuir, grâce à de bons amis.»

Bussy se mordit les lèvres : il devinaitle sens du regard ironique de François.

«Et depuis que je me sens dans votre ville, matranquillité, ma vie, sont assurées.»

Les magistrats, stupéfaits, crièrentfaiblement : Vive notre seigneur !

Le peuple, qui espérait les aubaines usitées àchaque voyage du prince, cria vigoureusement : Noël !

– Soupons, dit le prince, je n’ai rienpris depuis ce matin.

Le duc fut entouré en un moment de toute lamaison qu’il entretenait à Angers en qualité de duc d’Anjou, etdont les principaux serviteurs seuls connaissaient leur maître.

Puis ce fut le tour des gentilshommes et desdames de la ville.

La réception dura jusqu’à minuit. La ville futilluminée, les coups de mousquet retentirent dans les rues et surles places, la cloche de la cathédrale fut mise en branle, et levent porta jusqu’à Méridor les bouffées bruyantes de la joietraditionnelle des bons Angevins.

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