La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 10Ce qui s’était passé entre monseigneur le duc d’Anjou et le grandveneur.

Il est temps d’expliquer ce changement subitqui s’était opéré dans les façons du duc d’Anjou à l’égard deBussy.

Le duc, lorsqu’il reçutM. de Monsoreau, après les exhortations de songentilhomme, était monté sur le ton le plus favorable aux projetsde ce dernier. Sa bile, facile à s’irriter, débordait d’un cœurulcéré par les deux passions dominantes dans ce cœur :l’amour-propre du duc avait reçu sa blessure ; la peur d’unéclat, dont menaçait Bussy, au nom de M. de Méridor,fouettait plus douloureusement encore la colère de François.

En effet, deux sentiments de cette natureproduisent, en se combinant, d’épouvantables explosions, quand lecœur qui les renferme, pareil à ces bombes saturées de poudre, estassez solidement construit, assez hermétiquement clos pour que lacompression double l’éclat.

M. d’Alençon reçut donc le grand veneuravec un de ces visages sévères qui faisaient trembler à la cour lesplus intrépides, car on savait les ressources de François enmatière de vengeance.

– Votre Altesse m’a mandé ? ditMonsoreau fort calme et avec un regard aux tapisseries ; caril devinait, cet homme habitué à manier l’âme du prince, tout lefeu qui couvait sous ces froideurs apparentes, et l’on eût dit,pour transporter la figure de l’être vivant aux objets inanimés,qu’il demandait compte à l’appartement des projets au maître.

– Ne craignez rien, monsieur, dit le ducqui avait compris ; il n’y a personne derrière cestentures ; nous pourrons causer librement et surtoutfranchement.

Monsoreau s’inclina.

– Car vous êtes un bon serviteur,monsieur le grand veneur de France, et vous avez de l’attachementpour ma personne ?

– Je le crois, monseigneur.

– Moi, j’en suis sûr, monsieur, c’estvous qui, en mainte occasion, m’avez instruit des complots ourdiscontre moi, vous qui avez aidé mes entreprises, oubliant souventvos intérêts, exposant votre vie.

– Altesse !….

– Je le sais. Dernièrement encore, ilfaut que je vous le rappelle, car, en vérité, vous avez tant dedélicatesse, que jamais chez vous aucune allusion, même indirecte,ne remet en évidence les services rendus. Dernièrement, pour cettemalheureuse aventure….

– Quelle aventure, monseigneur ?

– Cet enlèvement de mademoiselle deMéridor ; pauvre jeune fille !

– Hélas ! murmura Monsoreau de façonque la réponse ne fût pas sérieusement applicable au sens desparoles de François.

– Vous la plaignez, n’est-ce pas ?dit ce dernier l’appelant sur un terrain sûr.

– Ne la plaindriez-vous pas,Altesse ?

– Moi ! oh ! vous savez si j’airegretté ce funeste caprice ! Et tenez, il a fallu toutel’amitié que j’ai pour vous, toute l’habitude que j’ai de vos bonsservices, pour me faire oublier que sans vous je n’eusse pas enlevéla jeune fille.

Monsoreau sentit le coup.

– Voyons, se dit-il, seraient-cesimplement des remords ? Monseigneur, répliqua-t-il, votrebonté naturelle vous conduit à exagérer : vous n’avez pas pluscausé la mort de cette jeune fille, que moi-même….

– Comment cela ?

– Certes, vous n’aviez pas l’intention depousser la violence jusqu’à la mort de mademoiselle deMéridor ?

– Oh ! non.

– Alors l’intention vous absout,monseigneur ; c’est un malheur, un malheur comme le hasard encause tous les jours.

– -Et, d’ailleurs, ajouta le duc enplongeant son regard dans le cœur de Monsoreau, la mort a toutenveloppé dans son éternel silence….

Il y eut assez de vibration dans la voix duprince pour que Monsoreau levât les yeux aussitôt, et sedit :

– Ce ne sont pas des remords….

– Monseigneur, reprit-il, voulez-vous queje parle franc à Votre Altesse ?

– Pourquoi hésiteriez-vous ? ditaussitôt le prince avec un étonnement mêlé de hauteur.

– En effet, dit Monsoreau, je ne sais paspourquoi j’hésiterais.

– Qu’est-ce à dire ?

– Oh ! monseigneur, je veux direqu’avec un prince aussi éminent par son intelligence et sa noblessede cœur, la franchise doit entrer désormais comme un élémentprincipal dans cette conversation.

– Désormais ?… Quesignifie ?

– C’est que, au début, Votre Altesse n’apas jugé à propos d’user avec moi de cette franchise.

– Vraiment ! riposta le duc avec unéclat de rire qui décelait une furieuse colère.

– Écoutez-moi, monseigneur, dithumblement Monsoreau ; je sais ce que Votre Altesse voulait medire.

– Parlez donc, alors.

– Votre Altesse voulait me faire entendreque peut-être mademoiselle de Méridor n’était pas morte, et qu’elledispensait de remords ceux qui se croyaient ses meurtriers.

– Oh ! quel temps vous avez mis,monsieur, à me faire faire cette réflexion consolante ! Vousêtes un fidèle serviteur, sur ma parole ! vous m’avez vusombre, affligé ; vous m’avez ouï parler des rêves funèbresque je faisais depuis la mort de cette femme, moi dont lasensibilité n’est pas banale, Dieu merci… et vous m’avez laissévivre ainsi, lorsque, avec ce seul doute, vous pouviez m’épargnertant de souffrances !… Comment faut-il que j’appelle cetteconduite, monsieur ?….

Le duc prononça ces paroles avec tout l’éclatd’un courroux prêt à déborder.

– Monseigneur, répondit Monsoreau, ondirait que Votre Altesse dirige contre moi une accusation….

– Traître ! s’écria tout à coup leduc en faisant un pas vers le grand veneur, je la dirige et jel’appuie… Tu m’as trompé ! tu m’as pris cette femme quej’aimais.

Monsoreau pâlit affreusement, mais ne perditrien de son attitude calme et presque fière.

– C’est vrai, dit-il.

– Ah ! c’est vrai… l’impudent, lefourbe !

– Veuillez parler plus bas, monseigneur,dit Monsoreau toujours aussi calme. Votre Altesse oublie qu’elleparle à un gentilhomme, à un bon serviteur.

Le duc se mit à rire convulsivement.

– À un bon serviteur du roi !continua Monsoreau aussi impassible qu’avant cette terriblemenace.

Le duc s’arrêta sur ce seul mot.

– Que voulez-vous dire ?murmura-t-il.

– Je veux dire, reprit avec douceur etobséquiosité Monsoreau, que, si monseigneur voulait bienm’entendre, il comprendrait que j’aie pu prendre cette femme,puisque son Altesse voulait elle-même la prendre.

Le duc ne trouva rien à répondre, stupéfait detant d’audace.

– Voici mon excuse, dit humblement legrand veneur ; j’aimais ardemment mademoiselle deMéridor….

– Moi aussi ! répondit François avecune inexprimable dignité.

– C’est vrai, monseigneur, vous êtes monmaître ; mais mademoiselle de Méridor ne vous aimait pas.

– Et elle t’aimait, toi ?

– Peut-être, murmura Monsoreau.

– Tu mens ! tu mens ! tu l’asviolentée comme je la violentais. Seulement, moi, le maître, j’aiéchoué ; toi, le valet, tu as réussi. C’est que je n’ai que lapuissance, tandis que tu avais la trahison.

– Monseigneur, je l’aimais.

– Que m’importe, à moi ?

– Monseigneur….

– Des menaces, serpent ?

– Monseigneur ! prenez garde !dit Monsoreau en baissant la tête comme le tigre qui médite sonélan. Je l’aimais, vous dis-je, et je ne suis pas un de vos valetscomme vous disiez tout à l’heure. Ma femme est à moi comme materre ; nul ne peut me la prendre, pas même le roi. Or j’aivoulu avoir cette femme, et je l’ai prise.

– Vraiment ! dit François ens’élançant vers le timbre d’argent placé sur la table, tu l’asprise, eh bien, tu la rendras.

– Vous vous trompez, monseigneur, s’écriaMonsoreau en se précipitant vers la table pour empêcher le princed’appeler. Arrêtez cette mauvaise pensée qui vous vient de menuire ; car, si vous appeliez une fois, si vous me faisiez uneinjure publique….

– Tu rendras cette femme, te dis-je.

– La rendre, comment ?… Elle est mafemme, je l’ai épousée devant Dieu.

Monsoreau comptait sur l’effet de cetteparole, mais le prince ne quitta point son attitude irritée.

– Si elle est ta femme devant Dieu,dit-il, tu la rendras aux hommes !

– Il sait donc tout ? murmuraMonsoreau.

– Oui, je sais tout. Ce mariage, tu lerompras ; je le romprai, fusses-tu cent fois engagé devanttous les dieux qui ont régné dans le ciel.

– Ah ! monseigneur, vous blasphémez,dit Monsoreau.

– Demain, mademoiselle de Méridor serarendue à son père ; demain tu partiras pour l’exil que je vaist’imposer. Dans une heure, tu auras vendu ta charge de grandveneur : voilà mes conditions, sinon, prends garde, vassal, jete briserai comme je brise ce verre.

Et le prince, saisissant une coupe de cristalémaillée, présent de l’archiduc d’Autriche, la lança comme unfurieux vers Monsoreau qui fut enveloppé de ses débris.

– Je ne rendrai pas la femme, je nequitterai pas ma charge et je demeurerai en France, repritMonsoreau en courant à François stupéfait.

– Pourquoi cela… maudit ?

– Parce que je demanderai ma grâce au roide France, au roi élu à l’abbaye de Sainte-Geneviève, et que cenouveau souverain, si bon, si noble, si heureux de la faveurdivine, toute récente encore, ne refusera pas d’écouter le premiersuppliant qui lui présentera une requête.

Monsoreau avait accentué progressivement cesmots terribles ; le feu de ses yeux passait peu à peu dans saparole, qui devenait éclatante.

François pâlit à son tour, fît un pas enarrière, alla pousser la lourde tapisserie de la porte d’entrée,puis, saisissant Monsoreau par la main, il lui dit, en saccadantchaque mot comme s’il eût été au bout de ses forces :

– C’est bien… c’est bien…, comte, cetterequête, présentez-la-moi plus bas… je vous écoute.

– Je parlerai humblement, dit Monsoreauredevenu tout à coup tranquille, humblement comme il convient autrès humble serviteur de Votre Altesse.

François fit lentement le tour de la vastechambre, et, quand il fut à portée de regarder derrière lestapisseries, il y regarda chaque fois. Il semblait ne pouvoircroire que les paroles de Monsoreau n’eussent pas étéentendues.

– Vous disiez ? demanda-t-il.

– Je disais, monseigneur, qu’un fatalamour a tout fait. L’amour, noble seigneur, est la plus impérieusedes passions…. Pour me faire oublier que Votre Altesse avait jetéles yeux sur Diane, il fallait que je ne fusse plus maître demoi.

– Je vous le disais, comte, c’est unetrahison.

– Ne m’accablez pas, monseigneur, voilàquelle est la pensée qui me vint. Je vous voyais riche, jeune,heureux ; je vous voyais le premier prince du mondechrétien.

Le duc fit un mouvement.

– Car vous l’êtes… murmura Monsoreau àl’oreille du duc ; entre ce rang suprême et vous, il n’y aplus qu’une ombre, facile à dissiper…. Je voyais toute la splendeurde votre avenir, et, comparant cette immense fortune au peu dechose que j’ambitionnais, ébloui de votre rayonnement futur quim’empêchait presque de voir la pauvre petite fleur que je désirais,moi chétif, près de vous, mon maître, je me suis dit :Laissons le prince à ses rêves brillants, à ses projetssplendides ; là est son but ; moi, je cherche le miendans l’ombre…. À peine s’apercevra-t-il de ma retraite, à peinesentira-t-il glisser la chétive perle que je dérobe à son bandeauroyal.

– Comte ! comte ! dit le duc,enivré malgré lui par la magie de cette peinture.

– Vous me pardonnez, n’est-ce pas,monseigneur ?

À ce moment, le duc leva les yeux. Il vit aumur, tapissé de cuir doré, le portrait de Bussy, qu’il aimait àregarder parfois comme il avait jadis aimé à regarder le portraitde la Mole. Ce portrait avait l’œil si fier, la mine si haute, iltenait son bras si superbement arrondi sur la hanche, que le duc sefigura voir Bussy lui-même avec son œil de feu, Bussy qui sortaitde la muraille pour l’exciter à prendre courage.

– Non, dit-il, je ne puis vouspardonner : ce n’est pas pour moi que je tiens rigueur, Dieum’en est témoin ; c’est parce qu’un père en deuil, un pèreindignement abusé, réclame sa fille ; c’est parce qu’unefemme, forcée à vous épouser, crie vengeance contre vous ;c’est parce que, en un mot, le premier devoir d’un prince est lajustice.

– Monseigneur !

– C’est, vous dis-je, le premier devoird’un prince, et je ferai justice….

– Si la justice, dit Monsoreau, est lepremier devoir d’un prince, la reconnaissance est le premier devoird’un roi.

– Que dites-vous ?

– Je dis que jamais un roi ne doitoublier celui auquel il doit sa couronne…. Or, monseigneur….

– Eh bien ?…

– Vous me devez la couronne,sire !

– Monsoreau ! s’écria le duc avecune terreur plus grande encore qu’aux premières attaques du grandveneur. Monsoreau ! reprit-il d’une voix basse et tremblante,êtes-vous donc alors un traître envers le roi comme vous fûtes untraître envers le prince ?

– Je m’attache à qui me soutient,sire ! continua Monsoreau d’une voix de plus en plusélevée.

– Malheureux !…

Et le duc regarda encore le portrait deBussy.

– Je ne puis ! dit-il… Vous êtes unloyal gentilhomme, Monsoreau, vous comprendrez que je ne puisapprouver ce que vous avez fait.

– Pourquoi cela, monseigneur ?

– Parce que c’est une action indigne devous et de moi…. Renoncez à cette femme. Eh ! mon cher comte…encore ce sacrifice ; mon cher comte, je vous en dédommageraipar tout ce que vous me demanderez….

– Votre Altesse aime donc encore Diane deMéridor ? fit Monsoreau pâle de jalousie.

– Non ! non ! je le jure,non !

– Eh bien, alors, qui peut arrêter VotreAltesse ? Elle est ma femme ; ne suis-je pas bongentilhomme ? quelqu’un peut-il s’immiscer ainsi dans lessecrets de ma vie ?

– Mais elle ne vous aime pas.

– Qu’importe ?

– Faites cela pour moi, Monsoreau….

– Je ne le puis….

– Alors… dit le duc plongé dans la plushorrible perplexité… alors….

– Réfléchissez, sire !

Le duc essuya son front couvert de la sueurque ce titre prononcé par le comte venait d’y faire monter.

– Vous me dénonceriez ?

– Au roi détrôné pour vous, oui, VotreMajesté ; car, si mon nouveau prince me blessait dans monhonneur, dans mon bonheur, je retournerais à l’ancien.

– C’est infâme !

– C’est vrai, sire ; mais j’aimeassez pour être infâme.

– C’est lâche !

– Oui, Votre Majesté, mais j’aime assezpour être lâche.

Le duc fit un mouvement vers Monsoreau. Maiscelui-ci l’arrêta d’un seul regard, d’un seul sourire.

– Vous ne gagneriez rien à me tuer,monseigneur, dit-il ; il est des secrets qui surnagent avecles cadavres ! Restons, vous un roi plein de clémence, moi leplus humble de vos sujets !

Le duc se brisait les doigts les uns contreles autres, il les déchirait avec les ongles.

– Allons, allons, mon bon seigneur,faites quelque chose pour l’homme qui vous a le mieux servi entoute chose.

François se leva.

– Que demandez-vous ? dit-il.

– Que Votre Majesté….

– Malheureux ! malheureux ! tuveux donc que je le supplie ?

– Oh ! monseigneur !

Et Monsoreau s’inclina.

– Dites, murmura François.

– Monseigneur, vous mepardonnerez ?

– Oui.

– Monseigneur, vous me réconcilierez avecM. de Méridor ?

– Oui.

– Monseigneur, vous signerez mon contratde mariage avec mademoiselle de Méridor ?

– Oui, fit le duc d’une voixétouffée.

– Et vous honorerez ma femme d’unsourire, le jour où elle paraîtra en cérémonie au cercle de lareine, à qui je veux avoir l’honneur de la présenter ?

– Oui, dit François ; est-cetout ?

– Absolument tout, monseigneur.

– Allez, vous avez ma parole.

– Et vous, dit Monsoreau en s’approchantde l’oreille du duc, vous conserverez le trône où je vous ai faitmonter ! Adieu, sire.

Cette fois il le dit si bas, que l’harmonie dece mot parut suave au prince.

– Il ne me reste plus, pensa Monsoreau,qu’à savoir comment le duc a été instruit.

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