La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 2Comment frère Gorenflot demeura convaincu qu’il était somnambule,et déplora amèrement cette infirmité.

Jusqu’au jour néfaste où nous sommes arrivés,jour où tombait sur le pauvre moine cette persécution inattendue,frère Gorenflot avait mené la vie contemplative, c’est-à-dire que,sortant de bon matin quand il voulait prendre le frais, tard quandil recherchait le soleil, confiant en Dieu et dans la cuisine del’abbaye, il n’avait jamais pensé à se procurer que les extra fortmondains, et assez rares au reste, de la Corne d’Abondance ;ces extra étaient soumis aux caprices des fidèles, et ne pouvaientse prélever que sur les aumônes en argent, auxquelles frèreGorenflot faisait faire, en passant rue Saint Jacques, unehalte ; après cette halte, ces aumônes rentraient au couvent,diminuées de la somme que frère Gorenflot avait laissée en route.Il y avait bien encore Chicot, son ami, lequel aimait les bonsrepas et les bons convives. Mais Chicot était très fantasque danssa vie. Le moine le voyait parfois trois ou quatre jours de suite,puis il était quinze jours, un mois, six semaines sans reparaître,soit qu’il restât enfermé avec le roi, soit qu’il l’accompagnâtdans quelque pèlerinage, soit enfin qu’il exécutât pour son proprecompte un voyage d’affaires ou de fantaisie. Gorenflot était doncun de ces moines pour qui, comme pour certains soldats enfants detroupe, le monde commençait au supérieur de la maison, c’est-à-direau colonel du couvent, et finissait à la marmite vide. Aussi cesoldat de l’Église, cet enfant de froc, si l’on nous permet de luiappliquer l’expression pittoresque que nous employions tout àl’heure à l’égard des défenseurs de la patrie, ne s’était-il jamaisfiguré qu’un jour il lui fallût laborieusement se mettre en routeet chercher les aventures.

Encore s’il eût eu de l’argent ! mais laréponse du prieur à sa demande avait été simple et sans ornementapostolique, comme un fragment de saint Luc.

– Cherche, et tu trouveras.

Gorenflot, en songeant qu’il allait êtreobligé de chercher au loin, se sentait las avant de commencer.

Cependant le principal était de se soustraired’abord au danger qui le menaçait, danger inconnu, mais pressant,d’après ce qui avait paru ressortir du moins des paroles du prieur.Le pauvre moine n’était pas de ceux qui peuvent déguiser leurphysique et échapper aux investigations par quelque habilemétamorphose ; il résolut donc de gagner au large d’abord, et,dans cette résolution, franchit d’un pas assez rapide la porteBordelle, dépassa prudemment, et en se faisant le plus mincepossible, la guérite des veilleurs de nuit et le poste des Suisses,dans la crainte que ces archers, dont l’abbé de Sainte-Genevièvelui avait fait fête, ne fussent des réalités trop saisissantes.

Mais, une fois en plein air, une fois en rasecampagne, lorsqu’il fut à cinq cents pas de la porte de laville ; lorsqu’il vit, sur le revers du fossé, disposée enmanière de fauteuil, cette première herbe du printemps quis’efforce de percer la terre déjà verdoyante ; lorsqu’il vitle soleil joyeux à l’horizon, la solitude à droite et à gauche, laville murmurante derrière lui, il s’assit sur le talus de la route,emboîta son double menton dans sa large et grasse main, se grattade l’index le bout carré d’un nez de dogue, et commença une rêverieaccompagnée de gémissements.

Sauf la cythare qui lui manquait, frèreGorenflot ne ressemblait pas mal à l’un de ces Hébreux qui,suspendant leur harpe au saule, fournissaient, au temps de ladésolation de Jérusalem, le texte du fameux verset : Superflumina Babylonis, et le sujet d’une myriade de tableauxmélancoliques.

Gorenflot gémissait d’autant plus, que neufheures approchaient, heure à laquelle on dînait au couvent, car lesmoines, en arrière de la civilisation, comme il convient à des gensdétachés du monde, suivaient encore, en l’an de grâce 1578, lespratiques du bon roi Charles V, lequel dînait à huit heures dumatin, après sa messe.

Autant vaudrait compter les grains de sablesoulevés par le vent au bord de la mer pendant un jour de tempêteque d’énumérer les idées contradictoires qui vinrent, l’une aprèsl’autre, éclore dans le cerveau de Gorenflot à jeun.

La première idée, celle dont il eut le plus depeine à se débarrasser, nous devons le dire, fut de rentrer dansParis, d’aller droit au couvent, de déclarer à l’abbé que biendécidément il préférait le cachot à l’exil, de consentir même, s’ille fallait, à subir la discipline, le fouet, le double fouet etl’in pace, pourvu que l’on jurât sur l’honneur des’occuper de ses repas, qu’il consentirait même à réduire à cinqpar jour.

À cette idée, si tenace, qu’elle labourapendant plus d’un grand quart d’heure le cerveau du pauvre moine,en succéda une autre un peu plus raisonnable : c’était d’allerdroit à la Corne d’Abondance, d’y mander Chicot, si toutefois il nele retrouvait pas endormi encore, de lui exposer la situationdéplorable dans laquelle il se trouvait à la suite de sessuggestions bachiques, suggestions auxquelles lui, Gorenflot, avaiteu la faiblesse de céder, et d’obtenir de ce généreux ami unepension alimentaire.

Ce plan arrêta Gorenflot un autre quartd’heure, car c’était un esprit judicieux, et l’idée n’était passans mérite.

C’était enfin, autre idée qui ne manquait pasd’une certaine audace, de tourner autour des murs de la capitale,de rentrer par la porte Saint-Germain ou par la tour de Nesle, etde continuer clandestinement ses quêtes dans Paris. Il connaissaitles bons endroits, les coins fertiles, les petites rues oùcertaines commères, élevant de succulentes volailles, avaienttoujours quelque chapon mort de gras fondu à jeter dans le sac duquêteur, il voyait, dans le miroir reconnaissant de ses souvenirs,certaine maison à perron où l’été se fabriquaient des conserves detous genres, et cela dans le but principal, du moins frèreGorenflot aimait à se l’imaginer ainsi, de jeter au sac du frèrequêteur, en échange de sa fraternelle bénédiction, tantôt unquartier de gelée de coings séchés, tantôt une douzaine de noixconfites, et tantôt une boîte de pommes tapées, dont l’odeur seuleeût fait boire un moribond. Car, il faut le dire, les idées defrère Gorenflot étaient surtout tournées vers les plaisirs de latable et les douceurs du repos ; de sorte qu’il pensaitparfois, non sans une certaine inquiétude, à ces deux avocats dudiable qui, au jour du jugement dernier, plaideraient contre lui,et qu’on appelait la Paresse et la Gourmandise. Mais, en attendant,nous devons le dire, le digne moine suivait, non sans remordspeut-être, mais enfin suivait la pente fleurie qui mène à l’abîmeau fond duquel hurlent incessamment, comme Charybde et Scylla, cesdeux péchés mortels.

Aussi ce dernier plan lui souriait-il ;aussi ce genre de vie lui paraissait-il celui auquel il étaitnaturellement destiné ; mais, pour accomplir ce plan, poursuivre ce genre de vie, il fallait rester dans Paris, et risquer derencontrer à chaque pas les archers, les sergents, les autoritésecclésiastiques, troupeau dangereux pour un moine vagabond.

Et puis un autre inconvénient seprésentait : le trésorier du couvent de Sainte-Geneviève étaitun administrateur trop soigneux pour laisser Paris sans frèrequêteur ; Gorenflot courait donc le risque de se trouver faceà face avec un collègue qui aurait sur lui cette incontestablesupériorité d’être dans l’exercice légitime de ses fonctions.

Cette idée fit frémir Gorenflot, et certes ily avait bien de quoi.

Il en était là de ses monologues et de sesappréhensions quand il vit poindre au loin sous la porte Bordelleun cavalier qui bientôt ébranla la voûte sous le galop de samonture.

Cet homme mit pied à terre près d’une maisonsituée à cent pas à peu près de l’endroit où était assisGorenflot ; il frappa : on lui ouvrit, et cheval etcavalier disparurent dans la maison.

Gorenflot remarqua cette circonstance, parcequ’il avait envié le bonheur de ce cavalier qui avait un cheval etqui par conséquent pouvait le vendre.

Mais, au bout d’un instant, le cavalier,Gorenflot le reconnut à son manteau, le cavalier, disons-nous,sortit de la maison, et, comme il y avait un massif d’arbres àquelque distance et devant le massif un gros tas de pierres, ilalla se blottir entre les arbres et ce bastion d’une nouvelleespèce.

– Voilà bien certainement quelqueguet-apens qui se prépare, murmura Gorenflot. Si j’étais moinssuspect aux archers, j’irais les prévenir, ou, si j’étais plusbrave, je m’y opposerais.

À ce moment, l’homme qui se tenait enembuscade et dont les yeux ne quittaient la porte de la ville quepour inspecter les environs avec une certaine inquiétude, aperçut,dans un des regards rapides qu’il jetait à droite et à gauche,Gorenflot, toujours assis et tenant toujours son menton. Cette vuele gêna ; il feignit de se promener d’un air indifférentderrière les moellons.

– Voilà une tournure, dit Gorenflot,voilà une taille… on dirait que je connais cela… ; mais non,c’est impossible.

En ce moment, l’inconnu, qui tournait le dos àGorenflot, s’affaissa tout à coup comme si les muscles de sesjambes eussent manqué sous lui. Il venait d’entendre certain bruitde fers de chevaux qui venaient de la porte de la ville.

En effet, trois hommes, dont deux semblaientdes laquais, trois bonnes mules et trois gros porte-manteauxvenaient lentement de Paris par la porte Bordelle. Aussitôt qu’illes eut aperçus, l’homme aux moellons se fit plus petit encore, sic’était possible ; et, rampant plutôt qu’il ne marchait, ilgagna le groupe d’arbres, et, choisissant le plus gros, il seblottit derrière, dans la posture d’un chasseur à l’affût.

La cavalcade passa sans le voir, ou du moinssans le remarquer, tandis qu’au contraire l’homme embusqué semblaitla dévorer des yeux.

– C’est moi qui ai empêché le crime de secommettre, se dit Gorenflot, et ma présence sur le chemin, juste ence moment, est une de ces manifestations de la volonté divine,comme il m’en faudrait une autre à moi pour me faire déjeuner.

La cavalcade passée, le guetteur rentra dansla maison.

– Bon ! dit Gorenflot, voilà unecirconstance qui va me procurer, ou je me trompe fort, l’aubaineque je désirais. Homme qui guette n’aime pas être vu. C’est unsecret que je possède, et, ne valût-il que six deniers, eh bien, jele mettrai à prix.

Et, sans tarder, Gorenflot se dirigea vers lamaison ; mais, à mesure qu’il approchait, il se remémorait latournure martiale du cavalier, la longue rapière qui battait sesmollets, et l’œil terrible avec lequel il avait regardé passer lacavalcade ; puis il se disait :

– Je crois décidément que j’avais tort etqu’un pareil homme ne se laisserait point intimider.

À la porte, Gorenflot était tout à faitconvaincu, et ce n’était plus le nez qu’il se grattait, maisl’oreille.

Tout à coup, sa figure s’illumina :

– Une idée, dit-il.

C’était un tel progrès que l’éveil d’une idéedans le cerveau endormi du moine, qu’il s’étonna lui-même que cetteidée fût venue ; mais, on le disait déjà en ce temps-là,nécessité est mère de l’industrie.

– Une idée, répéta-t-il, et une idée unpeu ingénieuse ! Je lui dirai : «Monsieur, tout homme ases projets, ses désirs, ses espérances ; je prierai pour vosprojets, donnez-moi quelque chose.» Si ses projets sont mauvais,comme je n’en ai aucun doute, il aura un double besoin que l’onprie pour lui, et, dans ce but, il me fera quelque aumône. Et moi,je soumettrai le cas au premier docteur que je rencontrerai. C’està savoir si l’on doit prier pour des projets qui vous sontinconnus, quand on a conçu un mauvais doute sur ces projets. Ce queme dira le docteur, je le ferai ; par conséquent ce ne seraplus moi qui serai responsable, mais lui ; et, si je nerencontre pas de docteur, eh bien si je ne rencontre pas dedocteur, comme il y a doute, je m’abstiendrai. En attendant,j’aurai déjeuné avec l’aumône de cet homme aux mauvaisesintentions.

En conséquence de cette détermination,Gorenflot s’effaça contre les murs et attendit.

Cinq minutes après, la porte s’ouvrit, et lecheval et l’homme apparurent, l’un portant l’autre.

Gorenflot s’approcha.

– Monsieur, dit-il, si cinqPater et cinq Ave pour la réussite de vos projetspeuvent vous être agréables….

L’homme tourna la tête du côté deGorenflot.

– Gorenflot ! s’écria-t-il.

– Monsieur Chicot ! fit le moinetout ébahi.

– Où diable vas-tu donc comme cela,compère ? demanda Chicot.

– Je n’en sais rien, et vous ?

– C’est différent, moi, je le sais, ditChicot, je vais droit devant moi.

– Bien loin ?

– Jusqu’à ce que je m’arrête. Mais toi,compère, puisque tu ne peux pas me dire dans quel but tu te trouvesici, je soupçonne une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu m’espionnais.

– Jésus Dieu ! moi vous espionner,le Seigneur m’en préserve ! Je vous ai vu, voilà tout.

– Vu, quoi ?

– Guetter le passage des mules.

– Tu es fou.

– Cependant, derrière ces pierres, avecvos yeux attentifs….

– Écoute, Gorenflot, je veux me fairebâtir une maison hors les murs ; ces moellons sont à moi, etje m’assurais qu’ils étaient de bonne qualité.

– Alors c’est différent, dit le moine,qui ne crut pas un mot de ce que lui répondait Chicot, je metrompais.

– Mais enfin, toi-même, que fais-tu horsdes barrières ?

– Hélas ! monsieur Chicot, je suisproscrit, répondit Gorenflot avec un énorme soupir.

– Hein ? fit Chicot.

– Proscrit, vous dis-je.

Et Gorenflot, se drapant dans son froc,redressa sa courte taille et balança sa tête d’avant en arrièreavec le regard impératif de l’homme à qui une grande catastrophedonne le droit de réclamer la pitié de ses semblables. – Mes frèresme rejettent de leur sein, continua-t-il ; je suis excommunié,anathématisé.

– Bah ! et pourquoi cela ?

– Écoutez, monsieur Chicot, dit le moineen mettant la main sur son cœur, vous me croirez si vous voulez,mais, foi de Gorenflot, je n’en sais rien.

– Ne serait-ce pas que vous auriez étérencontré cette nuit, courant le guilledou, compère ?

– Affreuse plaisanterie, dit Gorenflot,vous savez parfaitement bien ce que j’ai fait depuis hier soir.

– C’est-à-dire, reprit Chicot, oui,depuis huit heures jusqu’à dix, mais non depuis dix jusqu’àtrois.

– Comment, depuis dix heures jusqu’àtrois ?

– Sans doute, à dix heures vous êtessorti.

– Moi ! fit Gorenflot en regardantle Gascon avec des yeux dilatés par la surprise.

– Si bien sorti, que je vous ai demandéoù vous alliez.

– Où j’allais ; vous m’avez demandécela ?

– Oui !

– Et que vous ai-je répondu ?

– Vous m’avez répondu que vous alliezprononcer un discours.

– Il y a du vrai dans tout cecicependant, murmura Gorenflot ébranlé.

– Parbleu ! c’est si vrai, que vousme l’avez dit en partie, votre discours ; il était fortlong.

– Il était en trois parties, c’est lacoupe que recommande Aristote.

– Il y avait même de terribles chosescontre le roi Henri III dans votre discours.

– Bah ! dit Gorenflot.

– Si terribles, que je ne serais pasétonné qu’on vous poursuivît comme fauteur de troubles.

– Monsieur Chicot, vous m’ouvrez lesyeux ; avais-je l’air bien éveillé en vous parlant ?

– Je dois vous dire, compère, que vous meparaissiez fort étrange ; votre regard surtout était d’unefixité qui m’effrayait ; on eût dit que vous étiez éveillésans l’être, et que vous parliez tout en dormant.

– Cependant, dit Gorenflot, je suis sûrde m’être réveillé ce matin à la Corne d’Abondance, quand le diabley serait.

– Eh bien, qu’y a-t il d’étonnant àcela ?

– Comment ! ce qu’il y a d’étonnant,puisque vous dites que j’en suis sorti à dix heures, de la Corned’Abondance !

– Oui ; mais vous y êtes rentré àtrois heures du matin, et, comme preuve, je vous dirai même quevous aviez laissé la porte ouverte, et que j’ai eu très froid.

– Et moi aussi, dit Gorenflot, je merappelle cela.

– Vous voyez bien ! répliquaChicot.

– Si ce que vous me dites est vrai….

– Comment ! si ce que je vous disest vrai ? compère, c’est la vérité. Demandez plutôt à maîtreBonhomet.

– À maître Bonhomet ?

– Sans doute ; c’est lui qui vous aouvert la porte. Je dois même dire que vous étiez gonflé d’orgueilà votre retour, et que je vous ai dit :

– «Fi donc ! compère, l’orgueil nesied point à l’homme, surtout quand cet homme est un moine.»

– Et de quoi étais-jeorgueilleux ?

– Du succès qu’avait eu votre discours,des compliments que vous avaient faits le duc de Guise, le cardinalet M. de Mayenne, que Dieu conserve, ajouta le Gascon enlevant son chapeau.

– Alors tout m’est expliqué, ditGorenflot.

– C’est bien heureux ; vous convenezdonc que vous avez été à cette assemblée ? comment diablerappelez-vous ? Attendez donc ! l’assemblée de laSainte-Union. C’est cela.

Gorenflot laissa tomber sa tête sur sapoitrine et poussa un gémissement.

– Je suis somnambule, dit-il ; il ya longtemps que je m’en doutais.

– Somnambule, dit Chicot, qu’est-ce quecela signifie ?

– Cela signifie, monsieur Chicot, dit lemoine, que chez moi l’esprit domine la matière à tel point, que,tandis que la matière dort, l’esprit veille, et qu’alors l’espritcommande à la matière, qui, tout endormie qu’elle est, est forcéed’obéir.

– Eh ! compère, dit Chicot, celaressemble fort à quelque magie ; si vous êtes possédé,dites-le-moi franchement ; un homme qui marche en dormant, quigesticule en dormant, qui fait des discours dans lesquels ilattaque le roi, toujours en dormant, ventre de biche ! cen’est point naturel, cela ; arrière, Belzébuth, vaderetro, Satanas !

Et Chicot fit faire un écart à son cheval.

– Ainsi, dit Gorenflot, vous aussi vousm’abandonnez, monsieur Chicot. Tu quoque, Brute. Ah !ah ! je n’aurais jamais cru cela de votre part.

Et le moine désespéré essaya de moduler unsanglot.

Chicot eut pitié de cet immense désespoir, quin’en paraissait que plus terrible pour être concentré.

– Voyons, dit-il, que m’as-tudit ?

– Quand cela ?

– Tout à l’heure.

– Hélas ! je n’en sais rien, je suisprêt à devenir fou, j’ai la tête pleine et l’estomac vide ;mettez-moi sur la voie, monsieur Chicot.

– Tu m’as parlé de voyager ?

– C’est vrai, je vous ai dit que lerévérend prieur m’avait invité à voyager.

– De quel côté ? demanda Chicot.

– Du côté où je voudrai, répondit lemoine.

– Et tu vas ?

– Je n’en sais rien. Gorenflot leva sesdeux mains au ciel. – À la grâce de Dieu ! dit-il. MonsieurChicot, prêtez-moi deux écus pour m’aider à faire mon voyage.

– Je fais mieux que cela, dit Chicot.

– Ah ! voyons, quefaites-vous ?

– Moi aussi, je vous ai dit que jevoyageais.

– C’est vrai, vous me l’avez dit.

– Eh bien, je vous emmène.

Gorenflot regarda le Gascon avec défiance eten homme qui n’ose pas croire à une pareille faveur.

– Mais à condition que vous serez biensage, moyennant quoi je vous permets d’être très impie.Acceptez-vous ma proposition ?

– Si je l’accepte ! dit lemoine ; si je l’accepte !… Mais avons-nous de l’argentpour voyager ?

– Tenez, dit Chicot en tirant une longuebourse gracieusement arrondie à partir du col.

Gorenflot fit un bond de joie.

– Combien ? demanda-t-il.

– Cent cinquante pistoles.

– Et où allons-nous ?

– Tu le verras, compère.

– Quand déjeunons nous ?

– Tout de suite.

– Mais sur quoi monterai-je ?demanda Gorenflot avec inquiétude.

– Pas sur mon cheval, corbœuf ! tule tuerais.

– Alors, fit Gorenflot désappointé,comment faire ?

– Rien de plus simple ; tu as unventre comme Silène, tu es ivrogne comme lui. Eh bien, pour que laressemblance soit parfaite, je t’achèterai un âne.

– Vous êtes mon roi, monsieurChicot ; vous êtes mon soleil. Prenez l’âne un peu fort ;vous êtes mon dieu. Maintenant, où déjeunons-nous ?

– Ici, morbleu ! ici même. Regardeau-dessus de cette porte, et lis, si tu sais lire.

En effet, on était arrivé devant une espèced’auberge. Gorenflot suivit la direction indiquée par le doigt deChicot et lut :

«Ici, jambons, œufs, pâtés d’anguilles et vinblanc.»

Il serait difficile de dire la révolution quise fit sur le visage de Gorenflot à cette vue : sa figures’épanouit, ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche se fendit pourmontrer une double rangée de dents blanches et affamées. Enfin illeva ses deux bras en l’air en signe de joyeux remercîment, et,balançant son énorme corps avec une sorte de cadence, il chanta lachanson suivante, à laquelle son ravissement pouvait seul servird’excuse :

Quand l’ânon est deslâché,

Quand le vin est débouché,

L’un redresse son oreille,

L’autre sort de la bouteille.

Mais rien n’est si éventé

Que le moine en pleine treille,

Mais rien n’est si desbasté

Que le moine en liberté.

– Bien dit, s’écria Chicot, et, pour nepas perdre de temps, mettez-vous à table, mon cher frère ;moi, je vais vous faire servir et chercher un âne.

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