La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 4Comment frère Gorenflot troqua son âne contre une mule, et sa mulecontre un cheval.

Cependant les tribulations de Gorenflottouchaient à leur terme, pour cette journée du moins ; aprèsle détour fait, on reprit le grand chemin, et l’on s’arrêta à troisquarts de lieue plus loin, dans une auberge rivale. Chicot prit unechambre qui donnait sur la route et commanda le souper, qui lui futservi dans la chambre ; mais on voyait que la nutritionn’était que la préoccupation secondaire de Chicot. Il ne mangeaitque de la moitié de ses dents, tandis qu’il regardait de tous sesyeux et écoutait de toutes ses oreilles. Cette préoccupation durajusqu’à dix heures ; cependant, comme à dix heures Chicotn’avait rien vu ni rien entendu, il leva le siége, ordonnant queson cheval et l’âne du moine, renforcés d’une double rationd’avoine et de son, fussent prêts au point du jour.

À cet ordre, Gorenflot, qui depuis une heureparaissait endormi et qui n’était qu’assoupi dans cette douceextase qui suit un bon repas arrosé d’une quantité suffisante devin généreux, poussa un soupir.

– Au point du jour ? dit-il.

– Eh ! ventre de biche ! repritChicot, tu dois avoir l’habitude de te lever à cetteheure-là !

– Pourquoi donc ? demandaGorenflot.

– Et les matines ?

– J’avais une exemption du supérieur,répondit le moine.

Chicot haussa les épaules, et le motfainéants avec un s, lettre qui indiquait lapluralité, vint mourir sur ses lèvres.

– Mais oui, fainéants, ditGorenflot ; mais oui, pourquoi pas donc ?

– L’homme est né pour le travail, ditsentencieusement le Gascon.

– Et le moine pour le repos, dit lefrère ; le moine est l’exception de l’homme.

Et, satisfait de cet argument, qui avait parutoucher Chicot lui-même, Gorenflot fit une sortie pleine de dignitéet gagna son lit, que Chicot, de peur de quelque imprudence sansdoute, avait fait dresser dans la même chambre que le sien.

Le lendemain, en effet, à la pointe du jour,si frère Gorenflot n’eût point dormi du plus profond sommeil il eûtpu voir Chicot se lever, s’approcher de la fenêtre et se mettre enobservation derrière le rideau.

Bientôt, quoique protégé par la tenture,Chicot fit un pas rapide en arrière, et, si Gorenflot, au lieu decontinuer de dormir, eût été éveillé, il eût entendu claqueter surle pavé les fers des trois mules.

Chicot alla aussitôt à Gorenflot, qu’il secouapar le bras jusqu’à ce que celui-ci ouvrit les yeux.

– Mais n’aurai-je donc plus un instant detranquillité ? balbutia Gorenflot, qui venait de dormir dixheures de suite.

– Alerte ! alerte ! dit Chicot,habillons-nous et parlons.

– Mais le déjeuner ? fit lemoine.

– Il est sur la route de Montereau.

– Qu’est-ce que c’est que cela,Montereau ? demanda le moine, fort ignare en géographie.

– Montereau, dit le Gascon, est la villeoù l’on déjeune ; cela vous suffit-il ?

– Oui, répondit laconiquementGorenflot.

– Alors, compère, fit le Gascon, jedescends pour payer notre dépense et celle de nos bêtes ; danscinq minutes, si vous n’êtes pas prêt, je pars sans vous.

Une toilette de moine n’est pas longue àfaire ; cependant Gorenflot mit six minutes. Aussi, enarrivant à la porte, vit-il Chicot qui, exact comme un Suisse,avait déjà pris les devants.

Le moine enfourcha Panurge, qui, excité par ladouble ration de foin et d’avoine que venait de lui faireadministrer Chicot, prit le galop de lui-même, et eut bientôtconduit son cavalier côte à côte du Gascon.

Le Gascon était droit sur les étriers, et dela tête aux pieds ne faisait pas un pli.

Gorenflot se dressa sur les siens, et vit àl’horizon les trois mules et les trois cavaliers qui descendaientderrière un monticule.

Le moine poussa un soupir en songeant combienil était triste qu’une influence étrangère agît ainsi sur sadestinée.

Cette fois Chicot lui tint parole, et l’ondéjeuna à Montereau.

La journée eut de grandes ressemblances aveccelle de la veille ; et celle du lendemain présenta à peu prèsla même série d’événements. Nous passerons donc rapidement sur lesdétails ; et Gorenflot commençait à se faire tant bien que malà cette existence accidentée, quand, vers le soir, il vit Chicotperdre graduellement toute sa gaieté ; depuis midi, il n’avaitpas aperçu l’ombre des trois voyageurs qu’il suivait ; aussisoupa-t-il de mauvaise humeur et dormit-il mal.

Gorenflot mangea et but pour deux, essaya sesmeilleures chansons. Chicot demeura dans son impassibilité.

Le jour naissait à peine, qu’il était surpied, secouant son compagnon ; le moine s’habilla, et, dès ledépart, on prit un trot qui se changea bientôt en galopfrénétique.

Mais on eut beau courir, pas de mules àl’horizon.

Vers midi, âne et cheval étaient sur lesdents.

Chicot alla droit à un bureau de péage établisur le pont de Villeneuve-le-Roi pour les bêtes à pied fourchu.

– Avez-vous vu, demanda-t-il, troisvoyageurs montés sur des mules, qui ont dû passer cematin ?

– Ce matin, mon gentilhomme ?répondit le péager ; non ; hier, à la bonne heure.

– Hier ?

– Oui, hier soir, à sept heures.

– Les avez-vous remarqués ?

– Dame ! comme on remarque desvoyageurs.

– Je vous demande si vous vous souvenezde la condition de ces hommes.

– Il m’a paru qu’il y avait un maître etdeux laquais.

– C’est bien cela, dit Chicot.

Et il donna un écu au péager.

Puis, se parlant à lui-même :

– Hier soir, à sept heures,murmura-t-il ; ventre de biche ! ils ont douze heuresd’avance sur moi. Allons, du courage !

– Écoutez, monsieur Chicot, dit le moine,du courage, j’en ai encore pour moi ; mais je n’en ai pluspour Panurge.

En effet, le pauvre animal, surmené depuisdeux jours, tremblait sur ses quatre jambes et communiquait àGorenflot l’agitation de son pauvre corps.

– Et votre cheval lui-même, continuaGorenflot, voyez dans quel état il est.

En effet, le noble animal, si ardent qu’il fûtet à cause même de son ardeur, était ruisselant d’écume, et unechaude fumée sortait par ses naseaux, tandis que le sang paraissaitprêt à jaillir de ses yeux.

Chicot examina rapidement les deux bêtes, etparut se ranger à l’avis de son compagnon.

Gorenflot respirait, quant tout àcoup :

– Là ! frère quêteur, ditChicot : il s’agit ici de prendre une grande résolution.

– Mais nous ne prenons que cela depuisquelques jours ! s’écria Gorenflot, dont le visage sedécomposa d’avance sans même qu’il sût ce qui allait lui êtreproposé.

– Il s’agit de nous quitter, dit Chicot,prenant du premier coup, comme on dit, le taureau par lescornes.

– Bah ! fit Gorenflot ;toujours la même plaisanterie ! Nous quitter, etpourquoi ?

– Vous allez trop doucement, compère.

– Vertudieu ! dit Gorenflot ;mais je vais comme le vent ; mais nous avons galopé ce matincinq heures de suite !

– Ce n’est point encore assez.

– Alors repartons ; plus nous ironsvite, plus nous arriverons tôt ; car enfin je présume que nousarriverons.

– Mon cheval ne veut pas aller, et votreâne refuse le service.

– Alors comment faire ?

– Nous allons les laisser ici, et nousles reprendrons en passant.

– Mais nous ? Comptez-vous donccontinuer la route à pied ?

– Nous monterons sur des mules.

– Et en avoir ?

– Nous en achèterons.

– Allons, dit Gorenflot en soupirant,encore ce sacrifice,

– Ainsi ?

– Ainsi, va pour la mule.

– Bravo ! compère, vous commencez àvous former ; recommandez Bayard et Panurge aux soins del’aubergiste ; moi, je vais faire nos acquisitions.

Gorenflot s’acquitta en conscience du soindont il était chargé ; pendant les quatre jours de relationsqu’il avait eues avec Panurge, il avait apprécié, nous ne dironspas ses qualités, mais ses défauts, et il avait remarqué que cestrois défauts éminents étaient ceux auxquels lui-même était enclin,la paresse, la luxure et la gourmandise. Cette remarque l’avaittouché, et ce n’était qu’avec regret que Gorenflot se séparait deson âne ; mais Gorenflot était non seulement paresseux,luxurieux et gourmant, il était de plus égoïste, et il préféraitencore se séparer de Panurge que se séparer de Chicot, attendu,nous l’avons dit, que Chicot portait la bourse.

Chicot revint avec deux mules, sur lesquelleson fit vingt lieues ce jour-là : de sorte que le soir, à laporte d’un maréchal, Chicot eut la joie d’apercevoir les troismules.

– Ah ! fit-il, respirant pour lapremière fois.

– Ah ! soupira à son tour lemoine.

Mais l’œil exercé du Gascon ne reconnut ni lesharnais des mules, ni leur maître, ni ses valets ; les mulesen étaient réduites à leur ornement naturel, c’est-à-dire qu’ellesétaient complètement dépouillées ; quant au maître et auxlaquais, ils étaient disparus.

Bien plus, autour de ces animaux étaient desgens inconnus qui les examinaient et semblaient en fairel’expertise : c’était un maquignon d’abord, et puis lemaréchal avec deux franciscains ; ils faisaient tourner etretourner les mules, puis ils regardaient les dents, les pieds etles oreilles ; en un mot, ils les essayaient.

Un frisson parcourut tout le corps deChicot.

– Va devant, dit-il à Gorenflot,approche-toi des franciscains ; tire-les à part,interroge-les ; de moines à moines, vous n’aurez pas desecrets, j’espère ; informe-toi adroitement de qui viennentces mules, le prix qu’on veut les vendre et ce que sont devenusleurs propriétaires ; puis reviens me dire tout cela.

Gorenflot, inquiet de l’inquiétude de son ami,partit au grand trot de sa mule, et revint l’instant d’après.

Voilà l’histoire, dit-il. D’abord, savez-vousoù nous sommes ?

– Eh ! morbleu ! nous sommessur la route de Lyon, dit Chicot, c’est la seule chose qu’ilm’importe de savoir.

– Si fait, il vous importe encore desavoir, à ce que vous m’avez dit du moins, ce que sont devenus lespropriétaires de ces mules.

– Oui, va.

– Celui qui semble un gentilhomme….

– Bon.

– Celui qui semble un gentilhomme a prisici la route d’Avignon, une route qui raccourcit le chemin, à cequ’il paraît, et qui passe par Château-Chinon et Privas.

– Seul ?

– Comment, seul ?

– Je demande s’il a pris cette routeseul.

– Avec un laquais.

– Et l’autre laquais ?

– L’autre laquais a continué sonchemin.

– Vers Lyon ?

– Vers Lyon.

– À merveille. Et pourquoi le gentilhommeva-t-il à Avignon ? Je croyais qu’il allait à Rome. Mais,reprit Chicot, comme se parlant à lui-même, je te demande là deschoses que tu ne peux savoir.

– Si fait… je le sais, réponditGorenflot. Ah ! voilà qui vous étonne !

– Comment, tu le sais ?

– Oui, il va à Avignon, parce que S.S. lepape Grégoire XIII a envoyé à Avignon un légat chargé de ses pleinspouvoirs.

– Bon, dit Chicot, je comprends… et lesmules ?

– Les mules étaient fatiguées ; ilsles ont vendues à un maquignon, qui veut les revendre à desfranciscains.

– Combien ?

– Quinze pistoles la pièce.

– Comment donc ont-ils continué leurroute ?

– Sur des chevaux qu’ils ont achetés.

– À qui ?

– À un capitaine de reîtres qui se trouveici en remonte.

– Ventre de biche ! compère, s’écriaChicot ; tu es un homme précieux, et c’est d’aujourd’huiseulement que je t’apprécie.

Gorenflot fit la roue.

– Maintenant, continua Chicot, achève ceque tu as si bien commencé.

– Que faut-il faire ?

Chicot mit pied à terre, et, jetant la brideau bras du moine :

– Prends les deux mules et va les offrirpour vingt pistoles aux franciscains ; ils te doivent lapréférence.

– Et ils me la donneront, dit Gorenflot,ou je les dénonce à leur supérieur.

– Bravo, compère, tu te formes.

– Ah ! mais, demanda Gorenflot,comment continuerons-nous notre route ?

– À cheval, morbleu, à cheval !

– Diable ! fit le moine en segrattant l’oreille.

– Allons donc, dit Chicot, un écuyercomme toi !

– Bah ! dit Gorenflot, au petitbonheur ! Mais où vous retrouverai-je ?

– Sur la place de la ville.

– Allez m’y attendre.

Et le moine s’avança d’un pas résolu vers lesfranciscains, tandis que Chicot, par une rue de traverse, gagnaitla place principale du petit bourg.

Là il trouva, dans l’auberge du Coq-Hardi, lecapitaine de reîtres qui buvait d’un joli petit vin d’Auxerre queles amateurs de second ordre confondaient avec les crus deBourgogne ; il prit de lui de nouveaux renseignements, quiconfirmèrent en tous points ceux que lui avait donnésGorenflot.

En un instant, Chicot eut traité avec leremonteur de deux chevaux que celui-ci porta à l’instant même commemorts en route, et que, grâce à cet accident, il putdonner pour trente-cinq pistoles les deux.

Il ne s’agissait plus que de faire prix pourles selles et les brides, quand Chicot vit, par une petite ruelatérale, déboucher le moine portant les deux selles sur sa tête etles deux brides à ses mains.

– Oh ! oh ! fit-il, qu’est-ceque cela, compère ?

– Eh bien, dit Gorenflot, ce sont lesselles et les brides de nos mules.

– Tu les as donc retenues, frocard ?dit Chicot avec son large sourire.

– Oui-da ! fit le moine.

– Et tu as vendu les mules ?

– Dix pistoles chacune.

– Qu’on t’a payées ?

– Voici l’argent.

Et Gorenflot fit sonner sa poche pleine demonnaies de toute espèce.

– Ventre de biche ! s’écria Chicot,tu es un grand homme, compère.

– Voilà comme je suis, dit Gorenflot avecune modeste fatuité.

– À l’œuvre ! dit Chicot.

– Ah ! mais j’ai soif, dit lemoine.

– Eh bien, bois pendant que je vais allerseller nos bêtes ; mais pas trop.

– Une bouteille.

– Va pour une bouteille.

Gorenflot en but deux, et vint rendre le restede l’argent à Chicot.

Chicot eut un instant l’idée de laisser aumoine les vingt pistoles diminuées du prix des deuxbouteilles ; mais il réfléchit que, du jour où Gorenflotposséderait deux écus, il n’en serait plus le maître. Il prit doncl’argent sans que le moine s’aperçût même du moment d’hésitationqu’il venait d’éprouver, et se mit en selle.

Le moine en fit autant, avec l’aide del’officier des reîtres, qui était un homme craignant Dieu, et quitint le pied de Gorenflot, service en échange duquel, aussitôtqu’il fut juché sur son cheval, Gorenflot lui donna sabénédiction.

– À la bonne heure, dit Chicot en mettantsa monture au galop, voilà un gaillard bien béni !

Gorenflot, voyant courir son souper devantlui, lança son cheval sur ses traces ; d’ailleurs, il faisaitdes progrès en équitation ; au lieu d’empoigner la crinièred’une main et la queue de l’autre, comme il faisait autrefois, ilsaisit à deux mains le pommeau de selle, et, avec ce seul pointd’appui, il courut tant que Chicot le voulut bien.

Il finit par y mettre plus d’activité que sonpatron, car toutes les fois que Chicot changeait d’allure etmodérait son cheval, le moine, qui préférait le galop au trot,continuait son chemin en criant hurrah à sa monture.

De si nobles efforts méritaient d’êtrerécompensés ; le lendemain soir, un peu en avant de Châlons,Chicot avait retrouvé maître Nicolas David, toujours déguisé enlaquais, qu’il ne perdit plus de vue jusqu’à Lyon, dont tous troisfranchirent les portes vers le soir du huitième jour après leurdépart de Paris.

C’était à peu près le moment où, suivant uneroute opposée, Bussy, Saint-Luc et sa femme arrivaient, comme nousl’avons dit, au château de Méridor.

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