La Dame de Monsoreau – Tome II

Chapitre 27Ventre-saint-gris.

Resté seul, le duc d’Anjou, sachant qu’ilavait au moins une heure de tranquillité devant lui, tira sonéchelle de cordes de dessous son coussin, la déroula, en examinachaque nœud, en sonda chaque échelon, tout cela avec la plusminutieuse prudence.

– L’échelle est bonne, dit-il, et, en cequi dépend d’elle, on ne me l’offre point comme un moyen de mebriser les côtes.

Alors il la déploya toute, compta trente-huitéchelons distants de quinze pouces chacun.

– Allons, la longueur est suffisante,pensa-t-il ; rien à craindre encore de ce côté.

Il resta un instant pensif.

– Ah ! j’y songe, dit-il, ce sontces damnés mignons qui m’envoient cette échelle : jel’attacherai au balcon, ils me laisseront faire, et tandis que jedescendrai, ils viendront couper les liens, voilà le piège.

Puis, réfléchissant encore :

– Eh ! non, dit-il, ce n’est paspossible ; ils ne sont point assez niais pour croire que jem’exposerai à descendre sans barricader la porte, et, la portebarricadée, ils ont dû calculer que j’aurai le temps de fuir avantqu’ils l’aient enfoncée.– Ainsi ferai-je, dit-il en regardantautour de lui, ainsi ferais-je certainement si je me décidais àfuir.– Cependant, comment supposer que je croirai à l’innocence decette échelle trouvée dans une armoire de la reine deNavarre ? Car, enfin, quelle personne au monde, excepte masœur Marguerite, pourrait connaître l’existence de cetteéchelle ?– Voyons, répéta-t-il, quel est l’ami ? Lebillet est signé : Un ami. Quel est l’ami du ducd’Anjou qui connaît si bien le fond des armoires de mon appartementou de celui de ma sœur ?

Le duc achevait à peine de formuler cetargument, qui lui semblait victorieux, que, relisant le billet pouren reconnaître l’écriture, si la chose était possible, il fut prisd’une idée soudaine.

– Bussy ! s’écria-t-il.

En effet, Bussy, que tant de dames adoraient,Bussy qui semblait un héros à la reine de Navarre, laquellepoussait, elle l’avoue elle-même dans ses Mémoires, des crisd’effroi chaque fois qu’il se battait en duel ; Bussy discret,Bussy versé dans la science des armoires, n’était-ce pas, selontoute probabilité, Bussy, le seul de tous ses amis sur lequel leduc pouvait véritablement compter, n’était-ce pas Bussy qui avaitenvoyé le billet ?

Et la perplexité du prince s’augmentaencore.

Tout se réunissait cependant pour persuader auduc d’Anjou que l’auteur du billet était Bussy. Le duc neconnaissait pas tous les motifs que le gentilhomme avait de lui envouloir, puisqu’il ignorait son amour pour Diane de Méridor ;il est vrai qu’il s’en doutait quelque peu ; comme le ducavait aimé Diane, il devait comprendre la difficulté qu’il y avaitpour Bussy à voir cette belle jeune femme sans l’aimer, mais celéger soupçon ne s’effaçait pas moins devant les probabilités. Laloyauté de Bussy ne lui avait pas permis de demeurer oisif tandisqu’on enchaînait son maître ; Bussy avait été séduit par lesdehors aventureux de cette expédition ; il avait voulu sevenger du duc à sa façon, c’est-à-dire en lui rendant la liberté.Plus de doute, c’était Bussy qui avait écrit, c’était Bussy quiattendait.

Pour achever de s’éclaircir, le princes’approcha de la fenêtre, il vit, dans le brouillard qui montait dela rivière, trois silhouettes oblongues qui devaient être deschevaux, et deux espèces de pieux qui semblaient plantés sur lagrève : ce devait être deux hommes.

Deux hommes, c’était bien cela : Bussy etson fidèle le Haudoin.

– La tentation est dévorante, murmura leduc, et le piège, si piège il y a, est tendu trop artistement pourqu’il y ait honte à moi de m’y laisser prendre.

François alla regarder au trou de la serruredu salon ; il vit ses quatre gardiens ; deux dormaient,deux autres avaient hérité de l’échiquier de Chicot et jouaient auxéchecs.

Il éteignit sa lumière.

Puis il alla ouvrir sa fenêtre et se pencha endehors de son balcon.

Le gouffre, qu’il essayait de sonder duregard, était rendu plus effrayant encore par l’obscurité. Ilrecula.

Mais c’est un attrait si irrésistible quel’air et l’espace pour un prisonnier, que François, en rentrantdans sa chambre, se figura qu’il étouffait. Ce sentiment futtellement ressenti par lui, que quelque chose comme le dégoût de lavie et l’indifférence de la mort passa dans son esprit.

Le prince, étonné, se figura que le couragelui venait.

Alors, profitant de ce moment d’exaltation, ilsaisit l’échelle de soie, la fixa à son balcon par les crochets defer qu’elle présentait à l’une de ses extrémités, puis il retournaà la porte qu’il barricada de son mieux, et, bien persuadé que,pour vaincre l’obstacle qu’il venait de créer, on serait forcé deperdre dix minutes, c’est-à-dire plus de temps qu’il ne lui enfallait pour atteindre le bas de son échelle, il revint à lafenêtre.

Il chercha alors à revoir au loin les chevauxet les hommes, mais il n’aperçut plus rien.

– J’aimerais mieux cela, murmura-t-il,fuir seul vaut mieux que fuir avec l’ami le mieux connu ; àplus forte raison avec un ami inconnu.

En ce moment, l’obscurité était complète, etles premiers grondements de l’orage, qui menaçait depuis une heure,commençaient à faire retentir le ciel, un gros nuage aux frangesargentées s’étendait comme un éléphant couché d’un côté à l’autrede la rivière ; sa croupe s’appuyant au palais ; satrompe, indéfiniment recourbée, dépassant la tour de Nesle, et seperdant à l’extrémité sud de la ville.

Un éclair lézarda pour un instant le nuageimmense, et il sembla au prince apercevoir dans le fossé,au-dessous de lui, ceux qu’il avait cherchés inutilement sur lagrève.

Un cheval hennit ; il n’y avait pas dedoute, il était attendu.

Le duc secoua l’échelle pour s’assurer qu’elleétait solidement attachée, puis il enjamba la balustrade et posa lepied sur le premier échelon.

Nul ne pourrait rendre l’angoisse terrible quiétreignait en ce moment le cœur du prisonnier, placé entre un frêlecordonnet de soie pour tout appui, et les menaces mortelles de sonfrère.

Mais à peine eut-il posé le pied sur lapremière traverse de bois, qu’il lui sembla que l’échelle, au lieude vaciller comme il s’y était attendu, se roidissait, aucontraire, et que le second échelon se présentait à son second piedsans que l’échelle eût fait ou paru faire le mouvement de rotationbien naturel en pareil cas.

Était-ce un ami ou un ennemi qui tenait le basde l’échelle ; étaient-ce des bras ouverts ou des bras armésqui l’attendaient au dernier échelon ?

Une terreur irrésistible s’empara deFrançois ; il tenait encore le balcon de la main gauche, ilfit un mouvement pour remonter.

On eût dit que la personne invisible quiattendait le prince au pied de la muraille devinait tout se qui sepassait dans son cœur, car, au moment même, un petit tiraillement,bien doux et bien égal, une sorte de sollicitation de la soie,arriva jusqu’au pied du prince.

– Voilà qu’on tient l’échelle par en bas,dit-il, on ne veut donc pas que je tombe. Allons, du courage.

Et il continua de descendre ; les deuxmontants de l’échelle étaient tendus comme des bâtons. Françoisremarqua que l’on avait soin d’écarter les échelons du mur pourfaciliter l’appui de son pied. Dès lors il se laissa glisser commeune flèche, coulant sur les mains plutôt que sur les échelons, etsacrifiant à cette rapide descente le pan doublé de sonmanteau.

Tout à coup, au lieu de toucher la terre,qu’il sentait instinctivement être proche de ses pieds, il sesentit enlevé dans les bras d’un homme qui lui glissa à l’oreilleces trois mots :

– Vous êtes sauvé.

Alors on le porta jusqu’au revers du fossé, etlà on le poussa le long d’un chemin pratiqué entre des éboulementsde terre et de pierre ; il parvint enfin à la crête ; àla crête, un autre homme attendait, qui le saisit par le collet etle tira à lui ; puis, ayant aidé de même son compagnon,courut, courbé comme un vieillard, jusqu’à la rivière. Les chevauxétaient bien où François les avait vus d’abord.

Le prince comprit qu’il n’y avait plus àreculer ; il était complètement à la merci de ses sauveurs. Ilcourut à l’un des trois chevaux, sauta dessus ; ses deuxcompagnons en firent autant. La même voix qui lui avait déjà parlétout bas à l’oreille lui dit avec le même laconisme et le mêmemystère :

– Piquez.

Et tous trois partirent au galop.

– Cela va bien jusqu’à présent, pensaittout bas le prince, espérons que la suite de l’aventure nedémentira point le commencement.

– Merci, merci, mon brave Bussy,murmurait tout bas le prince à son camarade de droite, enveloppéjusqu’au nez dans un grand manteau brun.

– Piquez, répondait celui-ci du fond deson manteau.

Et, lui-même donnant l’exemple, les troischevaux et les trois cavaliers passaient comme des ombres.

On arriva ainsi au grand fossé de la Bastille,que l’on traversa sur un pont improvisé la veille par les ligueurs,qui, ne voulant pas que leurs communications fussent interrompuesavec leurs amis, avaient avisé à ce moyen, qui facilitait, comme onle voit, les relations.

Les trois cavaliers se dirigèrent versCharenton. Le cheval du prince semblait avoir des ailes.

Tout à coup le compagnon de droite sauta lefossé, et se lança dans la forêt de Vincennes, en disant avec sonlaconisme ordinaire ce seul mot au prince :

– Venez.

Le compagnon de gauche en fit autant, maissans parler. Depuis le moment du départ, pas une parole n’étaitsortie de la bouche de celui-ci.

Le prince n’eut pas même besoin de fairesentir la bride ou les genoux à sa monture, le noble animal sautale fossé avec la même ardeur qu’avaient montré les deux autreschevaux ; et, au hennissement avec lequel il franchitl’obstacle, plusieurs hennissements répondirent des profondeurs dela forêt.

Le prince voulut arrêter son cheval, car ilcraignait qu’on ne le conduisît à quelque embuscade.

Mais il était trop tard ; l’animal étaitlancé de façon à ne plus sentir le mors ; cependant, en voyantses deux compagnons ralentir sa course, il ralentit aussi lasienne, et François se trouva dans une sorte de clairière où huitou dix hommes à cheval, rangés militairement, se révélaient auxyeux par le reflet de la lune qui argentait leur cuirasse.

– Oh ! oh ! fit le prince, queveut dire ceci, monsieur ?

– Ventre-saint-gris ! s’écria celuiauquel s’adressait la question, cela veut dire que nous sommessaufs.

– Vous, Henri, s’écria le duc d’Anjoustupéfait, vous, mon libérateur ?

– Eh ! dit le Béarnais, en quoi celapeut-il vous étonner, ne sommes-nous point alliés ?

Puis, jetant les yeux autour de lui pourchercher un second compagnon.

– Agrippa, dit-il, où diablees-tu ?

– Me voilà, dit d’Aubigné, qui n’avaitpas encore desserré les dents ; bon ! si c’est comme celaque vous arrangez vos chevaux…. Avec cela que vous en aveztant !

– Bon ! bon ! dit le roi deNavarre. Ne gronde pas, pourvu qu’il en reste deux, reposés etfrais, avec lesquels nous puissions faire une douzaine de lieuesd’une seule traite, c’est tout ce qu’il me faut.

– Mais où me menez-vous donc, moncousin ? demanda François avec inquiétude.

– Où vous voudrez, dit Henri ;seulement allons-y vite, car d’Aubigné a raison ; le roi deFrance a des écuries mieux montées que les miennes, et il est assezriche pour crever une vingtaine de chevaux, s’il a mis dans sa têtede nous rejoindre.

– En vérité, je suis libre d’aller où jeveux ? demanda François.

– Certainement, et j’attends vos ordres,dit Henri.

– Eh bien, alors, à Angers.

– Vous voulez aller à Angers ? ÀAngers, soit : c’est vrai, là vous êtes chez vous.

– Mais vous, mon cousin ?

– Moi, en vue d’Angers, je vous quitte,et je pique vers la Navarre, où ma bonne Margot m’attend ;elle doit même fort s’ennuyer de moi !

– Mais personne ne vous savait ici ?dit François.

– J’y suis venu vendre trois diamants dema femme.

– Ah ! fort bien.

– Et puis savoir un peu, en même temps,si décidément la Ligue m’allait ruiner.

– Vous voyez qu’il n’en est rien.

– Grâce à vous, oui.

– Comment ! grâce à moi ?

– Eh ! oui, sans doute : si aulieu de refuser d’être chef de la Ligue, quand vous avez su qu’elleétait dirigée contre moi, vous eussiez accepté et fait causecommune avec mes ennemis, j’étais perdu. Aussi, quand j’ai apprisque le roi avait puni votre refus de la prison, j’ai juré que jevous en tirerais, et je vous en ai tiré.

– Toujours aussi simple, se dit enlui-même le duc d’Anjou ; en vérité, c’est conscience que dele tromper.

– Va, mon cousin, dit en souriant leBéarnais, va dans l’Anjou. Ah ! monsieur de Guise, vous croyezavoir ville gagnée ! mais je vous envoie là un compagnon unpeu bien gênant ; gare à vous !

Et, comme on leur amenait les chevaux fraisque Henri avait demandés, tous deux sautèrent en selle et partirentau galop, accompagnés d’Agrippa d’Aubigné, qui les suivait engrondant.

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